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Définition du lieu, de l’organisation industrielle et de la famille

§ 1 État du sol, de l’industrie et de la population.

[347] La famille habite la rue Ordener, située dans le quartier des Grandes-Carrières, au XVe arrondissement de Paris. Ce quartier se trouve derrière le cimetière de Montmartre dans la direction de l’enceinte fortifiée. Aucun caractère particulier, aucune empreinte spéciale ne se remarque dans cette partie de la capitale. Elle présente un aspect semi-ouvrier, semi-bourgeois. Très peuplée aux alentours des grandes artères, comme les avenues de Saint-Ouen et de Clichy, elle est moins habitée

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vers l’intérieur. On trouve là des maisons à six et sept [348]étages, à côté de petits jardins, de pavillons isolés, ou des maisons d’habitation des rares usines installées dans ce coin de Paris. La population ouvrière recherche ce quartier pour ses avantages hygiéniques et la facilité de ses moyens de transport.

Légèrement élevé, il se trouve à l’abri de l’humidité ; l’état sanitaire ne souffre en rien du petit nombre d’usines y existant. Par sa position il est rapproché de certains centres industriels de la ville et de la banlieue ; le chemin de fer de Ceinture, les nombreux tramvays à vapeur et les omnibus qui le traversent, mènent les ouvriers à peu de frais dans d’autres centres plus éloignés.

La famille qui fait l’objet de cette étude, a choisi ce quartier pour lieu de sa résidence à cause de la proximité de la boutique du tailleur employant la femme à la confection des gilets et pour ses facilités de communication. Cette condition est indispensable à l’ouvrier, qui travaille dans une fabrique de persiennes en fer en qualité de monteur, et comme tel est journellement envoyé dans divers quartiers de Paris ou des environs.

« L’Usine de persiennes brisées, de fermetures de boutiques et de monte-charges » où travaille l’ouvrier est située dans la rue des Ecluses-Saint-Martin, au X� arrondissement. Sa plus grande activité se porte sur la fabrication des persiennes et atteint, bon an mal an, 20.000 pièces. Les devantures de boutiques forment aussi une branche importante de la production. Il s’en fait un millier par an. Vient enfin, en quantité insignifiante, l’installation des monte-charges.

La maison emploie de 250 à 300 ouvriers. Le travail est celui de forge et de serrurerie. Tout spécialement pour les devantures un atelier de menuiserie est adjoint à l’établissement. L’organisation du travail est celle de l’entreprise fractionnée, chaque partie étant confiée à une équipe avec son chef ou marchandeur ; ce dernier est payé aux pièces, il donne à ses ouvriers une rémunération à l’heure, la différence entre les deux prix constitue son bénéfice. Toutefois, celui-ci ne peut pas dépasser 1 franc par heure de son travail personnel. Inutile d’ajouter que ce système est désastreux pour l’ouvrier, le marchandeur essayant par tous les moyens en son pouvoir de réduire le salaire journalier, tout en imposant une très grande productivité. Les relations entre patrons et ouvriers s’en ressentent au désavantage des premiers. On ne saurait trop s’élever contre cette pratique patronale et renseigner les industriels sur les avantages économiques et sociaux des autres combinaisons de salaire qui permettent d’intéresser diree[349]tement le travailleur à l’œuvre confiée à ses bras au lieu d’y intéresser uniquement le marchandeur, c’est-à-dire l’entrepreneur et le surveillant. L’esprit habitué à la facile élasticité du salaire dans ses applications quotidiennes peut s’étonner à juste titre qu’aucun effort ne soit tenté dans l’établissement dont il s’agit pour trouver le moyen de récompenser chacun selon les mérites de ses euvres. Même les compagnons de ville, au nombre de 40 à 50, travaillant au dehors, presque sans contrôle avec une surveillance forcément très restreinte, sont payés à l’heure comme les ouvriers d’usine. Pourtant, le travail dont ils sont chargés se prête aisément à la fixation d’une rémunération aux pièces ou à la tâche, puis qu’il est partout uniforme comme celui d’Alexandre K***, et consiste à poser les persiennes partout dans les mêmes conditions.

Dans les trois ou quatre maisons similaires qui existent à Paris, les conditions de travail et de salaires sont identiques à celles qui viennent d’être exposées.

§ 2 État civil de la famille.

La famille dont s’occupe cette enquête comprend quatre personnes :

1.ALEXANDRE K***, chef de famille, né à Maurevert (S.-et-M.)... 25 ans.

2.CÉSARINE K***, sa femme, née à Paris... 24 — 3.GERMAINE K***, leur fille, née à Paris... 3 1/2 —

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4.ODILE L***, grand’tante de la femme, née à Colroy-la-Roche... 82 —

Les parents d’Alexandre, qui étaient épiciers, ont eu trois enfants ; leur fils aîné, marié et père de deux enfants, exerce dans son pays natal la profession de charcutier. La sœur, maintenant veuve, n’a eu pendant plusieurs années de mariage qu’un fils, aujourd’hui âgé d’une douzaine d’années. Elle est placée comme cuisinière dans un château aux environs de Maurevert. Les autres parents de K***

n’ont guère de positions supérieures. Plusieurs de ses oncles sont manœuvres, un cousin boucher, un autre petit fermier.

Les parents de l’ouvrière ont été établis à Paris. Son père, mouleur en statuettes, a eu une boutique de ces articles, mais, par suite de pertes éprouvées dans son commerce, il a été obligé de reprendre le rang de simple ouvrier. Sa femme s’est également mise au travail, car de lourdes charges pesaient sur la famille, charges[350]provenant des dettes que l’insuccès du commerce lui avait imposées. C’est dans les articles de voyage que la femme a trouvé une occupation comme ouvrière.

Des six enfants nés de leur union, les parents de Césarine en ont perdu quatre, morts en bas âge.

Leur fils, aujourd’hui âgé de quatorze ans, est destiné au travail de bureau. Le nombre des parents de la femme, contrairement à ce qui a été constaté pour la famille du mari, est peu grand : deux tantes seulement, une pâtissière, une autre épicière dans des petites localités, vivent médiocrement du produit de leur commerce.

§ 3 Religion et habitudes morales.

Les membres de la famille sont catholiques. Odile L*** a conservé jusqu’à ce jour la croyance et les pratiques du culte. Le jeune ménage, au contraire, a perdu la foi, mais on sent que les traditions ont poussé de fortes racines que l’absence des pratiques et l’étaut d’esprit du milieu sont incapables de faire disparaître. Encore maintenant, du reste, les cérémonies du mariage et des enterrements sont célébrées à l’église et les enfants sont baptisés. Quoique dans le pays de l’ouvrier la population soit peu pieuse, ses parents lui ont donné une bonne éducation religieuse. L’école laique et l’influence des camarades au tempsde son apprentissage l’ont changée en uneindifférence légèrement railleuse. La femme, qui avait fréquenté une école tenue par des religieuses, a également abandonné les préceptes qui lui avaient été inculqués. La petite fille est baptisée ; ses parents sont fermement résolus à lui donner une solide éducation chrétienne.

Le principe familial est très développé chez les époux K***. Leur attachement l’un pour l’autre les met à l’abri des tentations malsaines. Aussitôt le travail fini, l’ouvrier rentre dans sa famille, où il est reçu avec joie. La femme a gardé sur son mari un ascendant moral, conséquence forcée de l’affection que ce dernier lui porte. C’est elle, par exemple, qui dispose des revenus de la famille.

Lorsqu’à la mort de son mari la grand’tante de la femme est restée presque sans ressources, ce sont les époux K*** qui, par reconnaissance pour les soins qu’elle apporta à l’éducation de Césarine, lui ont offert l’hospitalité dans leur demeure.

[351] L’ouvrier est électeur. Il exerce son droit de vote à toutes les occasions qui se présentent.

On ne peut pas se faire une idée exacte de ses opinions politiques. ll se dit socialiste, mais il est certain qu’il ne voit pas combien il est éloigné de cette doctrine par son caractère et ses actes. Il parle avec chaleur de certaines conceptions du socialisme, mais, de son propre aveu, serait navré qu’on les lui appliquât. Nullement socialiste, il se croit tel par l’irrésistible influence du milieu.

Les parents éprouvent un amour profond pour leur fillette. Ils se trouvent parfaitement heureux avec leur unique enfant et n’en voudraient point d’autres. Ils craignent les charges qu’une naissance impose, les inconvénients pour la femme découlant des soins qu’exige un nouveau-né. Il faut aussi faire entrer en ligne de compte l’atteinte qu’un enfant porterait à l’accroissement de la fortune en état de

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formation et la préoccupation des parents d’assurer à leur héritière une position supérieure à la leur, ce qui ne peut être obtenu que grâce à un capital plus ou moins considérable. La famille ici décrite n’est pas une famille purement ouvrière, l’élément bourgeois s’y manifeste en maintes occasions. Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant si l’on considère l’origine du mari, fils de petits commerçants économes et travailleurs. On s’explique alors aisément l’intensité du goût pour l’épargne dont fait preuve la famille. Cette habitude d’économie est surtout enracinée chez le mari, qui a su la faire adopter par sa femme, imprévoyante de sa nature, comme la plupart des ouvriers et ouvrières de Paris. La petite fortune dont l’ouvrier a hérité de ses parents a encouragé la famille à persévérer dans cette voie, et actuellement la femme et le chef de famille se refusent maintes satisfauctions pour pouvoir mettre de côté une certaine somme à la fin de l’année. Ainsi l’ouvrier, qui éprouve un véritable plaisir à chasser, s’abstient de le faire pour éviter une dépense onéreuse.

Avec ses goûts, sa forte constitution, la capacité au travail de ses membres, la famille peut servir d’exemple à beaucoup de ménages ouvriers ; elle peut être sûre d’arriver à une situation enviable et de se mettre à l’abri du besoin.

§ 4 Hygiène et service de santé.

[352] De constitution robuste, les membres de la famille ne connaissent ni maladie ni indispo-sition. Les secours médicaux ou pharmaceutiques leur sont inutiles. La famille entretient seulement cet excellent état de santé par les soins que ses membres prennent de la propreté du corps et du logis. Les ablutions quotidiennes sont abondantes. Chaque membre de la famille prend un bain tous les quinze jours.

Comme ses parents, l’enfant jouit aussi d’une excellente constitution et n’a jamais été éprouvée par aucune maladie. Les couches de Césarine K*** ont eu lieu avec la seule assistance d’une sage-femme.

§ 5 Rang de la famille.

Alexandre K*** n’exerce aucune fonction à laquelle puisse s’attacher une considération spéciale.

Son métier le place dans la catégorie des ouvriers du bâtiment. En dehors de l’usine il n’a pas noué de relations avec ses camarades d’atelier. Aimant par-dessus tout la vie de famille, il se tient à l’écart des manifestations de la vie publique. Cest ainsi qu’ayant adhéré au syndicat des serruriers, il a cessé peu de temps après d’en faire partie parce qu’il a vu que dans les réunions les intérêts politiques de quelques-uns primaient et prenaient la place des préoccupations professionnelles de tous. Les relations qu’il a conservées à Paris sont celles de ses anciens camarades d’apprentissage avec leur famille, de quelques amis qu’il affectionne tout particulièrement, et enfin de quelques parents. Dans ce milieu, K*** est estimé pour son honnêteté ; sa petite fortune lui donne même une légère supériorité.

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