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Chapitre 1 : Des mondes philosophiques étrangers

1.2 Gilles Deleuze : de l’anthropologie à l’ontologie

1.2.2 Le défi de penser la nouveauté

Une phrase de Nietzsche revient incessamment dans l’œuvre de Deleuze : « [a]gir contre le passé, et ainsi sur le présent, en faveur (je l’espère) d’un temps à venir101 ». L’être est non pas universel et immuable, mais il est toujours en train de s’actualiser et de se singulariser, pense Deleuze dans Nietzsche.

99 QQP, p. 106.

100 Voir GDI, p. 33. Deleuze utilise souvent le « nous » dans ses analyses de style

sociopolitique. Il cherche à décrire les changements qui sont en train de se produire dans l’espace social, sans négliger de mettre en évidence ce qui bloque la création (principalement des dispositifs de pouvoir). Au sujet du pouvoir, voir particulièrement DRF, pp. 11-16.

101 GDI, p. 33. Bouaniche mentionne que cette phrase de Nietzsche apparaît pour la première

fois chez Deleuze dans Nietzsche et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1962, p. 122; et que chez Nietzsche, on la retrouve dans la deuxième des Considérations

54 Comment cela est-il possible? « Comment définir l’apparition de quelque chose de nouveau en général ?102 » Pour penser en dehors des coordonnées établies de la philosophie, telle que celle de la dualité entre le sujet et l’objet, ainsi que celle de la vérité, Deleuze travaille à l’élaboration de nouvelles coordonnées et à l’invention de nouveaux concepts. Les travaux du philosophe Bergson (1859- 1941), du mathématicien Whitehead (1861-1947), du sociologue Tarde (1843- 1904), et de quelques autres penseurs de la nouveauté103, alimentent sa recherche d’une façon de penser l’être en tant que « […] processus d’actualisation et de différenciation, à l’opposé de toute conception d’un être général et homogène, immuable et éternel104 ». Son défi est de penser la

nouveauté plutôt que l’éternité.

Pour Deleuze, penser consiste à la fois à mettre en évidence ce qui est en train de surgir dans l’époque105 et à dégager les conditions de possibilité de la création. Là se situe l’originalité de sa pensée. Il pose clairement ceci :

102 Gilles DELEUZE, L’île déserte et autres textes, op. cit., p. 64. C’est Deleuze qui met en

italique.

103 La pensée de Deleuze a été nourrie de façon significative par la philosophie de Gilbert

Simondon (1924-1989). Ce dernier a travaillé sur le problème de l’appartenance de l’humain au vivant, sur celui de la technique et sur les nouvelles formes d’aliénation apparues au 20e siècle.

Dans Logique du Sens, Deleuze cite Simondon et précise que tout son ouvrage intitulé

L’individu et sa genèse physico-biologique « [lui] semble d’une grande importance, parce qu’il

présente la première théorie rationalisée des singularités impersonnelles et pré-individuelles. Il [Simondon] se propose explicitement, à partir de ces singularités, de faire la genèse et de l’individu vivant et du sujet connaissant. Aussi est-ce une nouvelle conception du transcendantal » (p. 126). C’est nous qui mettons en italique.

104 GDI, pp. 35-36.

105 Ce qui est en train de surgir dans l’époque, c’est-à-dire « […] les singularités ou les forces

créatrices qui échappent aux codes et aux normes, aux puissances de normalisation, d’organisation et de régulation, et qui nous ouvrent de nouvelles voies ». Ibid., p. 34. Les enjeux sont ici ceux de la pensée et de la politique. La crise vécue au Québec pendant le printemps 2012, née du conflit entre des étudiants et le gouvernement au sujet de la hausse des droits de scolarité, constituerait pour Deleuze une invitation à penser de façon nouvelle.

55 [u]ne ligne d’analyse et un certain regard philosophiques se

trouvent récusés, qui passeraient par l’éternel et les essences, l’origine et la fin, l’universel et les universaux, tandis qu’une tout autre perspective est promue et valorisée, qui s’efforcerait, quand à elle, de suivre les événements, et les singularités en devenir, en un mot, l’émergence du nouveau, et qui chercherait à défaire les processus de clôture écrasant les potentialités créatrices106.

Il est intéressant de noter qu’un créateur comme l’écrivain français Eugène Ionesco (1909-1994) a travaillé à développer une pensée de la création artistique qui va dans le même sens, et qu’on pourrait conséquemment qualifier de « deleuzienne » :

[j]e n’aime pas l’écrivain qui aliène la liberté de ses personnages, qui en fait des personnages faux, nourris d’idées toutes faites. Et s’ils ne rentrent pas dans sa conception politique personnelle, qui n’est pas issue des vérités humaines mais simplement d’une idéologie pétrifiée, il les défigurera. Mais la création ne ressemble pas à la dictature, pas même à une dictature idéologique. Elle est vie, liberté, elle peut même être contre les idéaux connus et se tourner contre l’auteur. L’auteur n’a qu’un devoir, ne pas intervenir, vivre et laisser vivre, libérer ses obsessions, ses phantasmes, ses personnages, son univers, les laisser naître, prendre forme, exister107.

La démarche de Deleuze a initialement consisté à faire de l’histoire de la philosophie. Ce passage quasi-obligé, qu’il qualifie après-coup d’« Œdipe philosophique »108, et commandé par la conjoncture institutionnelle qui existe à ce moment de son parcours, il l’a vécu comme un piège tendu par une structure orthodoxe qui cherchait essentiellement, selon lui, à assimiler tout cheminement philosophique, en posant comme un dogme une pseudo-vérité du genre « […]

106 Ibid., p. 32.

107 Eugène IONESCO, Notes et contre-notes, Paris, Gallimard (Folio/Essais 163), 1966, p. 270.

Il est à noter qu’Ionesco parle ici de personnages appartenant aux romans et aux pièces de théâtre. Son discours sur la liberté des personnages rejoint de façon surprenante celui de Deleuze à propos des personnages conceptuels en philosophie. Voir à ce sujet la section 2.1.2 de la présente thèse, pp. 115-127.

56 comment voulez-vous penser sans avoir lu Platon, Descartes, Kant et Heidegger, et le livre de tel ou tel sur eux?109 » C’est dans ce contexte si peu favorable à la libre création, et en réaction contre lui, que le philosophe a travaillé à inventer une voie différente, inédite. Il l’a ensuite empruntée allègrement dans les deuxième et troisième périodes de son œuvre écrite110, révolutionnant ainsi les manières jusque-là convenues d’exercer la philosophie. Il s’agit désormais pour lui d’engendrer de la philosophie dans l’histoire de la philosophie111, de créer sans cesse la pensée philosophique. Comment procède- t-il? Qu’en est-il de cette pensée? Comment est-elle un acte créateur?

109 Gilles DELEUZE, Dialogues (avec Claire Parnet), Paris, Flammarion, 1996, pp. 20-21. 110 Selon le Dictionnaire des philosophes, la première période de Deleuze s’étend de 1953 à

1968 et est marquée par la publication de nombreuses monographies, dont Empirisme et

subjectivité et Spinoza ou le problème de l’expression. La deuxième période démarre en 1969

avec Différence et répétition ainsi que Logique du sens. La dernière période s’ouvre en 1972 par la collaboration avec Guattari et la publication de leur premier ouvrage commun, L’Anti-

Œdipe. Denis HUISMAN (dir.), Dictionnaire des philosophes, Paris, Presses Universitaires de

France (2e édition entièrement refondue et mise à jour), 2009, 1984 p. Article consulté le 2010-

11-18. Site PUF [En ligne]. URL : http://www.puf.com/wiki/Auteur:Gilles_Deleuze. Dans un entretien de 1988, Deleuze lui-même, tout en désirant ne pas fixer une telle division rétrospective de son travail, propose qu’il existe dans son activité philosophique trois périodes : une première période s’étendant de 1953 jusqu’à 1971, pendant laquelle il écrit des livres d’histoire de la philosophie; une deuxième période qui se déroule de 1972 à 1980, espace de temps durant lequel il tente de « faire une philosophie », en collaboration étroite avec Félix Guattari; une troisième période se déroulant depuis 1981 et consistant à faire des études centrées sur le domaine des arts. Voir GDI, pp. 29 et 38-41.

111 Cela rappelle la méthode de Rahner, qui consiste à engendrer de la philosophie dans la

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