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Le décalage des strips pour indiquer et mémoriser les conflits entre avions dans le contrôle aérien en route

Anticipation et conscience de la situation dans les environnements dynamiques

1. Le décalage des strips pour indiquer et mémoriser les conflits entre avions dans le contrôle aérien en route

Dans le contrôle aérien en route, est-ce que le contrôleur organique anticipe les conflits pour le contrôleur radar ? J’ai montré (Terrier, 1998c) que si les hypothèses sur la fonction de planification assurée par le contrôleur organique pouvaient être supportées lorsque l'on considérait la gestion du trafic en aval de la position de contrôle, elles ne l'étaient pas en ce qui concernait la fonction de détection de conflits. La spécificité de ce travail était d'utiliser un indicateur de l'identification des situations conflictuelles et de la nécessité de les mémoriser qui permettait réellement de comparer le contrôleur organique et le contrôleur radar dans leur propension à exercer une action d'identification de conflits—ce moyen étant a priori utilisable par les deux contrôleurs.

L'hypothèse d'un plus grand empan temporel pour le contrôleur organique que pour le contrôleur radar se reflétait dans les documents de travail exposant le partage des tâches dans le contrôle aérien en route (Centre Régional de la Navigation Aérienne Sud Est, 1983), comme dans les travaux d'ingéniérie cognitive et d' ergonomie (p.ex. Boudes, 1992 ; Gaillard, 1990; Leroux, 1991 ; Navarro, Terrier & Courteix, 1991). Le

contrôleur organique ou contrôleur planning, est censé détecter les situations conflictuelles entre avions avant leur arrivée à la position de contrôle et lorsque l'avion quitte la position de contrôle. Le contrôleur radar est supposé gérer le trafic sur un mode à court terme. L'assomption est la suivante : le contrôleur organique a un rôle de mise en lumière avant et après la résolution des conflits, procurant ainsi une aide à l'anticipation des conflits (p.ex. Boudes, 1992 ; Gaillard, 1990 ; Leroux, 1991 ; Navarro et

al., 1991). L'hypothèse sur la gestion initiale des conflits est

particulièrement cruciale, puisque le contrôleur organique est présumé jouer un rôle de signalement, en indiquant au radariste quels problèmes il devra régler dans le futur proche. L'organique anticipe ainsi les problèmes potentiels ; et ce peut-être d'autant plus que le trafic sera chargé.

Cette hypothèse était rarement éprouvée au sens où sa falsification supposait (a) d'identifier une trace pertinente de l'existence d'un conflit entre avions en “première personne”, c’est-à-dire du point de vue du contrôleur aérien, (b) que la réponse observable soit tout aussi utilisable par l'un ou l'autre des deux contrôleurs. Une possibilité était l'analyse des décalages des strips dans le tableau de contrôle. Contrairement aux communications air-sol et aux actions motrices initiales sur les strips qui dépendaient respectivement du contrôleur radar et du contrôleur organique du fait de l'organisation technique sur le poste, le décalage des strips était reconnu être un moyen pertinent pour indiquer (et mémoriser) les conflits (Gaillard, 1990 ; Garroff-Mercier & Chollet, 1990 ; Leroux, 1991). Il était utilisable par les deux contrôleurs et semblait approprié aux observations en simulation comme sur le terrain (voir plus récemment à ce sujet : Dekker & Nyce, 2004 ; Durso, Batsakes, Crutchfield, Braden & Manning, 2004).

Mais cet indicateur me semblait extrêmement utile en situation de simulation parce qu'il résolvait deux problèmes. Premièrement, en simulation, les problèmes qui vont survenir sont connus par avance et l'observateur peut contrôler dans quelle mesure les actions de décalage sur les strips sont relatives à des avions qui seraient effectivement en conflit si le contrôleur n'agit pas. Contrairement au contrôle en situation réelle où le contrôleur peut agir sur de “faux problèmes”, les actions sur les strips qui concernent de faux positifs peuvent être enlevées de l'analyse après un dépouillement des données audiovisuelles enregistrées. Ainsi, pour reprendre la distinction faite entre les mesures à la “troisième personne”et celles à la “première personne”, la perspective à la première personne et à la troisième personne peuvent être coordonnées lorsque la trace considérée par l'observateur pour étudier l'identification de conflits est le déplacement des strips.

Deuxièmement, avec un enregistrement audio-vidéo des actions sur la position de contrôle, le décalage des strips peut être ensuite analysé en référence à la fonction du contrôleur (organique ; radar) et au moment du conflit : avant qu'une action de résolution soit prise (avant l'envoi de l'ordre de modification de cap ou de niveau donné par radio au pilote), pendant la résolution du conflit (entre l'envoi de cet ordre et avant le transfert de l'appareil à une autre position de contrôle), et lorsque l'avion est transféré à un autre secteur de contrôle aérien (et donc après la résolution du conflit). En résumé, l'enregistrement des actions sur les strips donne à l'observateur une trace qui reflète le problème à résoudre (identification/mémorisation

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d’un conflit à résoudre), la résolution en cours du problème (surveillance au cours de la résolution du conflit) et la fin du problème. Les actions de décalage étant observables pour les deux contrôleurs10, il devient possible d'examiner si la gestion des conflits reflète bien le rôle d'anticipation que le contrôleur organique est censé avoir.

L'unique étude qui rendait compte de l'activité de gestion de strips en centre de contrôle avait révélé un résultat surprenant (Garroff-Mercier & Chollet, 1990) pour l'hypothèse de l'anticipation des conflits par le contrôleur organique : la gestion des strips était prioritairement le fait du contrôleur radar, ce qui suggérait, selon les auteurs, son rôle premier dans la détection des conflits. Comment expliquer cet écart avec la répartition des tâches (ou tâche prescrite) ? Cette conclusion, contre-intuitive, pouvait être due à certaines caractéristiques de l'observation conduite en centre de contrôle. Après tout, le phénomène n'était pas observé pour différentes dyades de contrôleurs confrontés aux mêmes situations problèmes. Plus important, cette observation ne distinguait pas dans l'activité sur les strips les actions qui relevaient de l'identification de conflits (c.-à-d., survenant avant toute action sur le trafic correspondant) d'autres actions sur les strips. Il aurait fallu séparer les actions motrices survenant avant, pendant, ou après la résolution des problèmes seulement (hors faux positifs). Dans ces conditions, il était aisé de penser que la conclusion des auteurs demandait à être renforcée. Il se trouve que l'analyse que j'ai menée sur des données recueillies dans le cadre d'une simulation pleine échelle en condition de trafic chargé m'a conduit à des conclusions tout à fait similaires à celles de Garroff-Mercier et Chollet (1990) en les renforçant (cf. figures 11 et 12).

Avec un scénario de trafic caractérisable comme du trafic fort pendant 48 minutes et dix contrôleurs experts, j'ai pu analyser les décalages des strips survenant avant les actions sur le trafic, pendant la résolution du problème et après sa résolution. Le contrôleur radar produisait plus de décalages de strips que le contrôleur organique ; ce que montraient Garoff-Mercier et Chollet en concluant que le radariste détectait les conflits. En outre, le contrôleur radar produisait plus de décalages liés à la détection de conflits (avant) et à sa gestion (pendant), alors que l'organique produisait plus de déplacements une fois le problème terminé. Observer que le radariste produit plus de déplacements avant la résolution contredit l'hypothèse issue de l'analyse de la tâche et offre un argument supplémentaire à l'idée, déjà avancée par Garroff-Mercier et Chollet selon laquelle c'est le contrôleur radar qui détecte les conflits, non le contrôleur organique. Lorsque les conditions “avant” et “après” sont comparées, une interaction croisée est observée car les données reflètent la fonction supposée du contrôleur organique une fois le problème résolu mais pas au stade initial (figure 12).

Ces résultats me conduisaient à la conclusion suivante (Terrier, 1998c) : les hypothèses (sur l'anticipation) issues de l'analyse de la tâche devaient être testées plus attentivement pour concevoir des outils d'assistance au contrôle ou des programmes de formation cohérents. Sur le premier aspect, celui des outils d'assistance, je retrouvais en effet ce qu'une analyse des

10Le décalage des strips dans les porte strips est plus aisément attribuable à une détection de conflit que le classement des strips dans le tableau.

protocoles verbaux des contrôleurs visant à valider le modèle cognitif sous-jacent au système expert ERATO (Terrier, 1991) montrait par endroits. La gestion du trafic se faisait peut-être sur un mode plus collaboratif qu’on ne le supposait. Au même moment Hoc et Lemoine (1998) rapportaient une expérience qui montrait comment un outil d’assistance, amplifiant l’étendue des informations partagées entre les deux contrôleurs, pouvait améliorer le maintien de la référence commune et réduire la nécessité de s’ajuster verbalement chez les interlocuteurs.

Sur le second aspect, celui de la formation, j'ai eu l'occasion d'approfondir la question de l'anticipation dans la tâche du contrôleur lorsque j'ai apporté à l'I.A.N.S. (Institute of Air Navigation Services, Eurocontrol, Luxembourg) une expertise en facteurs humains dans le cadre de l'harmonisation européenne des programmes de formation ab-initio des contrôleurs aériens (Terrier, 1996b).

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Minutes of the scenario

M ea n nu m be r of s tr ip s

Figure 11. Nombre moyen d'avions contrôlés durant le scénario de simulation (Terrier, 1998c).

Anticipation et conscience de la situation dans les environnements dynamiques 89 Planning Radar 0 2 4 6 8 10 12 After During Before CONTROLLER M ea n nu m be r of s tr ip s di sp la ce d PROBLEM PERIOD

Figure 12. Nombre moyen de strips décalés en fonction du contrôleur (organique, radar) et de la période de gestion des conflits entre avions (avant, pendant, après la gestion du conflit) (Terrier, 1998c).

2. Des prises d'information associées ou non aux actions