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Chapitre 4 Un Français du tournant du siècle

4.3 Cyrano, un triomphe ?

La pièce imaginée finit donc par être achevée, sur le papier au moins. Elle devait être donnée au théâtre de la Porte-Saint-Martin que dirigeait Constant Coquelin et ses deux associés, les frères Floury. Le spectacle qui lui correspondait ne nécessitait pas moins d’une centaine d’acteurs, cinq décors et des costumes coûteux ! Le risque financier était élevé. Rostand avança la somme de cent mille francs pour la mise en scène, mais le spectacle suscitait les plus grandes inquiétudes.

« Cyrano terminé, je le lus à un de mes amis les plus intimes [raconta Rostand]. Après la lecture, quand cet ami se trouva seul avec ma femme, il lui dit avec douleur : « Ce pauvre Edmond est fou ! Une comédie de cape et d’épée, en ce moment !… Mais ne lui dites pas…, ne le découragez pas… »234

Les frères Floury suggérèrent que l’auteur coupe le texte qu’ils trouvaient un peu trop long. Ils cherchèrent aussi à réduire les frais de décors. Une grande part de la nourriture exposée dans la pâtisserie, par exemple, pourrait être remplacée par des peintures. C’est qu’en dehors de Coquelin, rares étaient ceux qui croyaient au succès possible de Cyrano. « Noir ! » aurait déclaré l’acteur Castillan, alias Le Bret, à qui l’on demandait ses chances de réussite235 ; une manière, pour lui, d’annoncer un fiasco entièrement prévisible… D’autant que la saison théâtrale s’annonçait encore chargée en cette fin 1897. Les grandes scènes parisiennes ne manquaient pas de nouvelles créations. Les spectateurs allaient-ils supporter une pièce en vers ? Et cette tirade du nez : n’était-elle pas ridicule ? Ne vaudrait-il pas mieux la supprimer, tout simplement ? Les deux associés de Coquelin manifestaient sans cesse leur inquiétude. Et pour couronner le tout, Sarah Bernhardt se désista pour le rôle de Roxane. Soumise à d’autres engagements, elle allait jouer une pièce d'Octave Mirbeau dans son théâtre de la Renaissance. A la grande

234 Ibid. p. 385.

déception d’Edmond, elle ne figura pas dans la distribution de la Première, dont la date avait d’ailleurs du mal à être définie.

Maria Legault, une jeune actrice dont on commençait à parler, remplacerait Sarah Bernhardt dans le personnage de Roxane. Constant Coquelin tiendrait le rôle principal et son fils, Jean Coquelin, était prévu pour être Ragueneau. Volny incarnerait le jeune Christian ; de Guiche serait joué par Desjardin et Le Bret par Castillan. Pendant plusieurs semaines, Rostand se rendit au théâtre pour travailler avec les acteurs. Les séances de répétitions duraient longtemps. Il mit tout « […] en scène avec une habileté, une ingéniosité, une sûreté de coup d’œil extraordinaire »236. Mais il fallait de l’énergie pour animer les acteurs lorsque c’était nécessaire, surtout les premières scènes, à l’hôtel de Bourgogne. Après bien des tâtonnements, on trouva le maquillage idéal pour Coquelin, un nez fait d’un emplâtre qu’utilisaient les médecins pour calmer les inflammations. Mais un nouveau problème survint à quelques jours de la Première. L’actrice Maria Legault tomba soudain malade. Sa gorge l’empêchait de parler ! Elle ne pourrait peut-être pas assurer la Générale. Comme Coquelin s’était amouraché d’elle, cela compliquait encore les choses. Heureusement, Rosemonde, qui connaissait le rôle par cœur, se proposa pour la remplacer provisoirement, ce qu’elle fit pendant une journée de répétition. Et c’était comme si tout se combinait bizarrement pour Cyrano. A force de difficultés, Edmond finit par perdre confiance. La veille du spectacle, se jetant dans les bras de son acteur principal :

« Pardon ! [supplia-t-il]. Ah ! pardonnez-moi, mon ami, de vous entraîner dans cette désastreuse aventure ! /…/237.

Coquelin lui-même se laissa contaminer par ce pessimisme ambiant. On prétend que ce même jour, l’acteur en était à se demander ce qu’il allait bien pouvoir jouer, à deux semaines de là !…238

236 Déclaration de Constant Coquelin au lendemain du succès. Ripert, E., op. cit., p. 77. 237 Gérard, R., Le Monde illustré du 3 juin 1933, cité par Ripert, E., op. cit., p. 76. 238 Bauer, G., « Le centenaire d’Edmond Rostand… », p. 59.

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Et puis la Générale eut lieu – première séance publique devant la presse, les critiques et quelques invités - et avec elle, déjà, l’emportement des spectateurs qui ne fit que se confirmer par la suite, pour la Première – le lendemain - et pour toutes les autres représentations de Cyrano. Écoutons encore les souvenirs de Rostand.

« S’il faut tout vous dire, à la répétition générale de Cyrano, j’avais, dès le premier acte, prévu ce qui allait arriver. J’étais sur scène, mêlé aux figurants. Je m’étais moi-même habillé en spectateur de l’Hôtel de Bourgogne. Je comptais aider aux mouvements de foule. J’étais monté derrière les comédiennes que le public pouvait voir dans les loges, sur la scène. A un moment, je fis une observation. Ce fut la cause d’un tout petit incident, qui manqua d’avoir un périlleux résultat. A ma voix, les actrices se retournèrent brusquement, et faillirent passer leurs répliques en voyant là l’auteur. Mais le public ne soupçonna rien. Avant la fin de l’acte, je grimpai dans la loge de Jean Coquelin, me rhabillai en Edmond Rostand, et attendis, avec fièvre, certes, mais avec confiance, les bravos qui saluèrent la chute du rideau, après le premier acte. J’avais un peu peur, au deuxième acte. La provocation emporta tout. Les transports du public semblèrent – presque insensiblement – se ralentir au quatrième acte. Le cinquième acte déchaîna… le triomphe le plus frénétique qui ait jamais été.239

Coquelin fit la preuve de son génie. Ce Cyrano lui allait parfaitement. Il obtint les ovations exaltées du public. Les applaudissement ne le rappelèrent pas moins de quarante fois !… Dès les premiers mots que Rostand avait prévus pour lui :

Coquin, ne t’ai-je pas interdit pour un mois ? 240,

la salle se sentit emportée par l’enthousiasme. Par la suite, il reprit le rôle des centaines de fois. Un dimanche, un peu fatigué après deux représentations la veille, il sauta sans le vouloir quatre vers de la tirade des « Non merci ! » La pièce était devenue si célèbre qu’un spectateur de l’orchestre se leva et s’écria : « Le texte, monsieur, le texte ! […et Coquelin- Cyrano de sourire en s’inclinant :] Vous avez raison, monsieur, je reprends… »241 La tirade,

239Interview d’Edmond Rostand, cité par Jean Truchet, op. cit. p. 381. 240 Rostand, E., Cyrano de Bergerac, Acte I, scène V, p. 59.

ce soir-là, fut applaudie comme jamais. Plus tard, on pensa même que Coquelin serait le seul à pouvoir tenir le rôle. En cela on se trompait. Chaque acteur, avec son génie propre, saurait modeler Cyrano de Bergerac selon la mode de son temps. Mais le grand Constant Coquelin fut reconnaissant pour toujours à Rostand de lui avoir permis d’incarner ce héros. Edmond

[…] écrit avec son cœur. C’est avant tout un être sincère [déclara-t-il un jour.] Il est l’incarnation gauloise de notre race, de tout ce qu’elle contient de tact, d’élégance et de bon goût. Je suis fier d’avoir assez vécu pour approcher un être semblable et je suis heureux de le dire ici : Cyrano a été la plus belle création de ma carrière et la plus grande joie de mon existence.242

Tels furent les propos sincères de l’acteur dont l’existence fut bouleversée après avoir incarné ce personnage fait pour lui et seulement pour lui... du moins le croyait-il. Quant à son âge : qu’il ait eu plusieurs dizaines d’années de plus que le vrai Cyrano, cela ne gêna jamais personne, ni lui-même, ni le public prêt à consentir à tout de la part de ce héros mythique hors du commun et aussi hors du temps.

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Conclusion