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L’analyse de trois textes relevant de l’écriture de voyage, aux formes aussi variées que le récit avec un seul narrateur, le dialogue philosophique fictif et le roman, m’a permis de comparer des mises en intrigue liées à des prises de position très différentes dans le rapport établi avec l’autre. Les littératures de la Relation, dont font partie certaines formes de l’écriture de voyage, soit celles, selon le vocabulaire de Glissant, qui s’éloignent de l’ « identité racine » pour tendre davantage vers une « identité rhizome », m’apparaissent bien ancrées dans la tradition littéraire québécoise. En effet, si la rencontre avec les Autochtones constitue un enjeu essentiel dans les textes de Cartier, de Lahontan et de Poulin, c’est qu’elle est à la source d’un choc, voire d’une crise, à laquelle les auteurs semblent conférer une importance fondamentale. Cet enjeu, développé sous l’angle d’une analyse du sujet, avec l’appui de la contribution théorique de Paul Ricoeur, permet de mettre en lumière les tensions entre l’identité-idem et l’identité-ipse qui vont orienter le personnage du voyageur dans le choix des paramètres de sa relation avec le personnage autochtone. Dans cette perspective, l’étude des transformations de l’écriture de voyage se révèle une piste féconde pour saisir la particularité d’une culture traversée depuis sa genèse par le contact avec l’altérité. À travers le parcours des relations établies dans les différents textes analysés, il est possible de saisir la transformation des formes et des intrigues comme témoignant d’une certaine progression dans la configuration des histoires : il s’agirait d’un travail de configuration tendant vers l’intégration des Premières Nations à une définition identitaire collective. De par cette prise en charge

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particulière de l’altérité, cette littérature de voyage s’éloignerait de toute forme d’instrumentalisation de l’autre puisque, comme le rappelle Glissant « [v]ivre la totalité- monde à partir du lieu qui est le sien, c’est établir relation et non pas consacrer exclusion153 ». Justement, la persistance du « problème » de la rencontre avec l’altérité, depuis les premiers contacts européens jusqu’à l’histoire québécoise contemporaine, permet d’affirmer que l’intégration de l’histoire de l’autre dans le chemin particulier effectué par les non-autochtones constitue, au Québec, une nécessité identitaire.

L’autre comme sujet et allié paraît ici être affaire de littérature, celle-ci prenant le relais de l’impossibilité de l’aboutissement de la découverte du Nouveau Monde. J’ai également soutenu que les Dialogues avec un Sauvage et Volkswagen Blues mettaient en œuvre une intrigue où l’autre en venait à faire partie intégrante de l’identité des voyageurs allochtones, ceci pouvant s’expliquer par le fait que l’identité selon Ricoeur peut intégrer le divers et le disparate au point où il est possible de s’affirmer « soi-même comme un autre ». Aussi, si l’échine formelle de ces deux fictions repose sur la grande place accordée au dialogue entre les protagonistes, n’est-ce pas justement le dialogue qui constitue la condition d’existence de l’ouverture à l’autre dans la configuration d’une histoire personnelle et collective :

Quant au fameux « soi-même comme un autre », source de la réflexion de Ricoeur, décrirait-il autre chose que l’évidence du dialogue? Cette mise au point ne signifie pas que nous abandonnions à leur sort les dépossédés, les exclus et les marginaux de la vie quotidienne. Au contraire, j’entends faire valoir que la dépossession, moins qu’une contrainte, est un récit dont le sujet doit manier les facettes avec ingéniosité. Il n’y a, en effet, aucun mérite à vanter les infortunes d’une prise de parole solitaire qui met de l’avant l’impuissance et le désarroi154.

153 Édouard Glissant, op. cit., 1995, p.50.

154 Simon Harel, Humanités jetables, PUL, coll. « Intercultures; Espaces en perdition », 2008, p.200.

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Il s’agirait, selon Harel, de repérer les modalités d’une écriture de la dépossession obligeant le personnage à infléchir sa course, à rompre le pas et à passer outre155. En effet, bien que les œuvres de Lahontan et de Poulin mettent en scène des protagonistes en proie à la dépossession identitaire, à un renouveau ou à l’entrée dans un « troisième monde », tel que nommé par Bonoli, elles ouvrent également à un changement de paradigme sur le plan collectif.

Dans les cas de l’écriture de voyage analysée dans le présent essai, cette identité, qui se transforme et se déplie, est intrinsèquement reliée à la constitution de l’ethos des personnages, qui n’est jamais étranger à celui de l’auteur. Jacques Cartier, Lahontan et Jack Waterman sont tous les trois mis à l’épreuve et sortent changés des relations qu’ils ont établies au fil du voyage et du dialogue. Cartier affirmait vouloir faire l’expérience du nouveau, mais les Relations témoignent plutôt de la dominance du registre du même. La volonté initiale du découvreur réapparaît dans les œuvres de Lahontan et de Jacques Poulin. La tension entre la concordance, permettant de conserver la cohérence de l’histoire, et la discordance, générant l’intrigue à travers des renversements, est maintenue par le dialogue avec l’autre. En effet, la présence de l’altérité devient le lieu de la focalisation de l’intrigue où les enjeux phares, comme le renversement d’un système de valeur ne collant plus à l’identité des protagonistes, se développent et sont filés tout au long des parcours des voyageurs. Dès lors, ces œuvres permettent de mesurer l’étendue des variations du traitement textuel d’une quête identitaire collective. Ainsi, à travers la quête d’unité menée dans les Relations il est possible de saisir le caractère d’un voyageur qui résiste au ravissement par l’autre tout en projetant sur lui des intentions malveillantes

155 Ibid., p.211.

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par rapport à ses objectifs personnels. Sous la guerre à coup de plume menée par Lahontan, l’« acte de composition » réalise la configuration d’une identité orientée vers le renversement de la posture coloniale. Les Dialogues avec un Sauvage témoignent de manière radicale du potentiel subversif de l’échange interculturel parce que le personnage de Lahontan se présente comme le porte-parole d’une identité collective immédiatement confrontée, par la voix du « Sauvage » Adario, aux frontières qu’elle s’impose à elle- même. En 1984, le roman de Poulin donne corps à un état de dérive collectif. Ce « blues » est d’ailleurs immédiatement mis en relation par l’auteur avec un véhicule, comme s’il était porteur de la possibilité d’une progression. Ainsi, les configurations identitaires réalisées dans certains textes issus de la littérature de voyage créent des personnages contribuant à la spécificité de la culture québécoise : une culture de la Relation. Loin d’être une réponse intégralement satisfaisante aux inégalités et injustices vécues par les personnes issues des communautés autochtones, ces fictions dialogiques se joignent plutôt aux mouvements revendicateurs initiés par les Premières Nations elles- mêmes pour tourner la page de la passivité et entamer le dialogue entre Allochtones et Autochtones.

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