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Au-delà de la croix : les autres formes de rituels informels de deuil

Chapitre 6 : Sur les traces des monuments de deuil spontanés et informels : les cro

I. Au-delà de la croix : les autres formes de rituels informels de deuil

Jusqu’à présent, j’ai associé les croix sur le bord des routes à des pratiques de la non-religion vécue. Il s’agit d’une affiliation directe entre un symbole religieux visible et reconnaissable repris dans un contexte où les individus se réapproprient le signe religieux dans le cadre d’un rituel de deuil non encadré par une institution : « La religion vécue n’est pas statique. Les pratiques et les symboles religieux sont appris, hérités et improvisés en fonction des circonstances du moment. » (Orsi 1999 cité dans Grigore, 2015 : 35). Les individus se réapproprient ce signe religieux d’une manière consciente ou inconsciente. Les croix sur le bord des routes constituent une forme de non-religion vécue s’inspirant de signes religieux et d’une pratique semblable liée à la religion vécue, les croix de chemin.

Cette découverte, concernant l’existence de la religion vécue et de la non-religion vécue lors des rituels de deuil comportant des croix, me permet de faire un constat sur l’état de la religion au Québec. Les croix de chemin et les croix sur le bord des routes laissent douter de la plausibilité de la thèse de la sécularisation qui assumait un déclin général de la religion (Berger, 1991[1967]). Le sociologue Peter L. Berger a décrit sa thèse concernant la sécularisation de cette manière: « Modernization necessarily leads to a decline of religion, both in society and in minds of individuals. » (Berger, 1999 : 2). Il revient sur cette thèse dans son ouvrage The Desecularization of the World : Resurgent Religion and World Politics publié en 1999. Il la nuance en partie. Si Berger concède que certaines sphères de la société se

sont sécularisées avec la modernité par l’abandon de l’influence de l’église dans ces sphères, il modère pourtant cette thèse en mentionnant que la sécularisation et ses effets sur la société ne provoquent pas pour autant les mêmes conséquences sur les individus et leurs croyances personnelles :

« Certain religious institutions have lost power and influence in many societies, but both old and new religious beliefs and practices have nevertheless continued in the lives of individuals, sometimes taking new institutional forms and sometimes leading to great explosions of religious fervour. » (Berger, 1999 : 3)

Si Berger associe le religieux à la sphère individuelle et privée (Desautels, 2016 : 66), il est loin de considérer la panoplie d’expériences et de croyances pouvant exister lorsque la religion est abordée d’un point de vue individuel. Il ne questionne pas ces expériences individuelles puisque ses réflexions s’arrêtent aux nouvelles frontières de la religion : l’espace privé (Berger, 1999). Des phénomènes comme les croix de chemin remettent toujours en question la thèse, même complexifiée, de la sécularisation de Berger. L’existence de phénomènes étant des formes de non-religion vécue bascule aussi cette compréhension de la sécularisation. La non-religion vécue démontre que des pratiques substantielles existent encore même hors de la religion. Les pratiques de deuil hors des institutions ne sont pas synonymes d’un effacement total de la dimension substantielle. Dans la majorité des cas, la matérialité du rituel de deuil change et s’éloigne du référent religieux catholique, sans pour autant évacuer complètement une dimension substantielle.

Dans ce qui suit, je présenterai chacun des rituels informels de deuil, les rassemblements spontanés, les rituels publics et les rituels privés et leurs particularités. Puis, j’analyserai la manière dont ils se détachent, se rapprochent, ou se complexifient par rapport aux singularités des croix sur le bord des routes.

La particularité des rassemblements spontanés

Je place les rassemblements spontanés dans une catégorie particulière par rapport aux autres rituels de deuil. En plus d’être la seule forme de rituel informel de deuil où il a un contact humain, ces rassemblements sont semblables à une pratique pouvant être associée à une forme de religion vécue entourant les croix de chemin. Lors de l’inauguration d’une nouvelle croix de chemin, un rassemblement était organisé avec les habitants du rang afin de commémorer cette croix. On apportait divers objets afin de l’enjoliver (Carpentier, 1980 : 98-99). Cette

pratique rappelle les divers objets, fleurs et messages, apportés lors d’un rassemblement comme celui de Montréal après l’attentat à la mosquée de Québec le 30 janvier 2017. Selon mes observations, ces rassemblements constituent un moment de rappel constant à la religion et à la non-religion : des individus prononcent des discours à connotation religieuse, la minute de silence et la lumière des lampions, symbole religieux et non religieux. Ces symboles peuvent produire un sentiment « religioïde » aux spectateurs qui jouent aussi le rôle de participants au rassemblement. Ce sentiment les projette hors de la vie quotidienne. Cet effet est semblable à celui provoqué par les croix sur le bord des routes. Ces deux rituels de deuil sont une forme de non-religion vécue dans leur dimension substantielle.

Les rassemblements spontanés partagent une autre similarité avec les rassemblements autour des croix de chemin dans leur dimension religieuse. Les rituels autour des croix de chemin constituent, dans les mots de Hillary Kaell (2016), des pratiques contemporaines de la religion vécue lors d’un événement tragique provoquant un deuil collectif. La religion vécue observée dans le cas des croix de chemin s’oriente vers un référent catholique; les croix et la personne de Jésus comme symboles. Lors du rassemblement à Montréal après l’attentat à la mosquée de Québec, un nombre important de personnes de la communauté musulmane étaient présentes. J’ai observé une forme de religion vécue lors de cet événement qui avait des référents musulmans – les paroles comportant des passages du Coran par exemple. Ces rituels intègrent des individus de multiples horizons qui peuvent interpréter les événements par rapport à leurs croyances, religieuses ou non religieuses. Cette religion vécue qui se place au- delà des croyances inscrites dans des dogmes précis fait transparaître le paysage religieux pluraliste de l’époque contemporaine au Québec (Meunier et Wilkins-Laflamme, 2011 : 58- 63). Les rassemblements deviennent le lieu de rencontre d’une forme de religion vécue, chez les croyants, et d’une forme de non-religion vécue, chez les autres spectateurs. Une situation très semblable à celle des croix de chemin et des croix sur le bord des routes.

Les rituels publics

Les autres formes de monuments spontanés publics sur le bord des routes s’inscrivent en continuité avec la transformation déjà entamée entre les croix de chemin et les croix sur le bord des routes. Les autres rituels publics comprennent les monuments spontanés tels que les vélos blancs ou divers objets déposés sur le bord des routes comme des fleurs (figure 9 et

figure 10 dans le chapitre 4). Il s’agit d’objets profanes qui sont réinvestis de sens en raison de leur lien avec le deuil et la personne décédée. En passant devant ces structures composées de divers objets, on se questionne sur ces monuments: « Ça ne doit pas être évident ou en même temps, je ne sais pas à quel point ça peut être réconfortant; c’est un lien, c’est dire ‘on t’oublie pas’. Mais je trouve ça toujours raide quand j’en vois, peu importe. » (entretien avec Josée, 39 ans, adjointe administrative, 21 novembre 2017)

Ces monuments spontanés sont des pratiques séculières. La non-religion vécue permet aux individus séculiers d’investir de sens leurs pratiques de deuil en omettant la religion. Les individus confèrent du sens à des objets séculiers associés au deuil. Sans infirmer ma thèse principale sur la continuité entre les phénomènes des croix de chemin et les croix sur le bord des routes l’un étant le lieu d’une forme de religion vécue et l’autre de non-religion vécue, ces monuments informels de deuil la complexifient davantage : les objets constituant ces monuments n’empruntent plus à des symboles religieux.

Parmi les monuments spontanés et informels de deuil, les vélos blancs demeurent un cas particulier. Ces rituels de deuil sont connus et reproduits mondialement à l’instar des croix et monuments sur le bord des routes. Entre l’institutionnel et l’informel, ces monuments spontanés, les vélos blancs, sont les seuls encadrés par des regroupements citoyens indépendants entre eux qui reproduisent la même forme de rituel dans plusieurs villes du monde. Au Québec, après les croix sur le bord des routes, il s’agit du monument spontané le plus visible, spécialement en ville :

« Les vélos fantômes c’est sûr que ça vient me chercher plus et la mosquée évidemment avec, mais [surtout les] vélos fantômes. […] Ben le côté, le côté accidentel, mais le côté vulnérabilité aussi je dirais, parce que moi je fais du vélo. » (entretien avec Jacqueline, 59 ans, retraitée, 20 novembre 2017).

Une autre particularité des vélos blancs est l’objet composant le monument spontané. Il représente la cause directe du décès. Le monument spontané est clair, visible de loin et fait immédiatement référence à la mort, comme dans le cas des croix sur le bord des routes. Les vélos blancs et les pratiques les entourant peuvent être appréhendés comme une forme de non- religion vécue. La non-religion vécue rassemble toutes ces pratiques séculières réinvesties de sens qui sont particulièrement visibles lors du deuil.

Les rituels informels de deuil dans l’espace privé, en tant que formes miniatures des rituels informels de deuil public, produisent des monuments semblables. Les sanctuaires en l’honneur de la personne décédée, les monuments spontanés dans l’espace public et les objets affichés dans l’espace privé, renvoient à des pratiques similaires à une échelle différente. Les rituels privés se démarquent aussi des rituels publics : les traces du rituel de deuil marquent l’intimité des individus. Ces pratiques s’associent à la non-religion vécue puisqu’elles impliquent souvent une réappropriation d’objets profanes représentant ou ayant appartenu à des personnes décédées. Ces rituels sont plus personnels et influencés par les croyances propres aux individus vivant le deuil. Des croyances non religieuses peuvent quelquefois émerger dans la mort et le deuil chez les individus qui s’en étaient éloignés :

« Ma mère est décédée. Il s’est mis à nous donner genre…moi j’ai ramassé le petit chapeau et le, je sais plus quel cossin, qui était sur leur gâteau de mariage. Je dois avouer que ça m’écœure un peu, parce que c’est pas des affaires que t’as le droit de jeter. Alors, qu’est-ce que tu fais avec ça? […] C’est comme tu penses que t’as pas le droit de jeter ça. Il a quelque chose de sacré là-dedans. » (entretien avec Robert et Sylvie, 20 janvier 2018)

Dans ce cas particulier, même si les croyances de Robert (52 ans, conseiller pédagogique) ne se dirigent pas vers la non-religion, un sentiment particulier de confusion, lié à l’impossibilité de jeter l’objet et son caractère sacré, est apparu en lien avec l’objet au moment du deuil. Même si, dans sa vie quotidienne, il avait des certitudes par rapport à son absence de croyance, le deuil est venu brouiller les cartes.