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a) La critique interne: des incitatifs comme entorse au principe de différence Dans sa critique de l’argument des incitatifs, Cohen présente un dilemme à

Prémisse 1 (majeure, normative) : les inégalités économiques sont moralement justifiées

4.3.2 a) La critique interne: des incitatifs comme entorse au principe de différence Dans sa critique de l’argument des incitatifs, Cohen présente un dilemme à

Rawls202. Soit les individus talentueux (c’est-à-dire ceux étant non seulement talentueux

au sens propre du terme, mais surtout en position d’accéder à de hauts revenus de marché dans une société capitaliste) affirment eux-mêmes le principe de différence, soit ils le rejettent. Autrement dit, soit ils perçoivent eux-mêmes les inégalités comme étant injustes si contingentes à l’amélioration de la situation des plus défavorisés de la société,soit ils ne se situent plus dans une société bien ordonnée à la Rawls où tous endossent les principes de justice en question. Dans ce cas particulier, un gouvernement pourrait justifier différentes inégalités en vertu du principe de différence, mais seulement lorsqu’une politique publique donnée se fonde sur des revendications de talentueux se situant hors de la communauté de justification des autres membres de la société (comme nous l’avons vu dans la section précédente). Qu’advient-il, toutefois, si ces talentueux souscrivent au principe de différence? Dans cette partie, nous verrons que la critique interne de Cohen présente l’argument des incitatifs comme une application déformée de ce principe, au sens où, dans une société juste, les citoyens agiraient de façon plus égalitariste, en accord avec leur pleine réalisation morale et la valeur de fraternité inhérentes à la théorie rawlsienne. Nous observerons ensuite que cette critique a un impact crucial sur la façon de percevoir l’argument appliqué à la problématique de l’incorporation des professionnels.

Reconsidérons, tout d’abord, l’application du principe de différence rawlsien stipulant que les inégalités économiques sont justes dans la mesure où elles bénéficient aux plus défavorisés de la société. Dans quelle mesure cela est-il juste? De façon classique, comme mentionnée au point 4.2.1, l’explication réside dans le bénéfice obtenu par le travail acharné des plus favorisés de la société ayant des répercussions positives sur les autres

66 membres de la société. Mais en réalité, en consentant à de pareilles inégalités, ne se trouve- t-on pas à récompenser l’égoïsme et l’avidité de ces plus favorisés? En rendant leur production tributaire d’une rémunération extraordinaire, les talentueux assurent de facto que celle des plus défavorisés de la société soit inférieure, rendant le principe de différence « juste » seulement lorsqu’ils échouent à respecter l’esprit du principe lui-même. Ces derniers n’auraient pourtant pas besoin de tels incitatifs s’ils en étaient vraiment empreints ou s’ils y étaient vraiment engagés dans leur vie courante.

De telles considérations amènent Cohen à affirmer qu’une justice rawlsienne fidèle à elle-même condamnerait des incitatifs semblables: une société au sein de laquelle les membres adhèrent vraiment au principe de différence n’a pas besoin d’incitatifs spéciaux pour motiver les talentueux producteurs203. En vérité, ils s’en verraient profondément

affectés dans leurs motivations individuelles et dans leur vie de tous les jours au point de reconsidérer leurs attentes, notamment, en matière de rémunération. Est-ce à dire que, dans ce genre de société, une personne aurait à se soucier des moins fortunés à l’occasion de chacune de ses décisions économiques? Pour Cohen non, un tel ethos égalitariste204 inspirant les citoyens à agir inconsciemment envers les plus défavorisés, de sorte que soient

internalisés les principes de justice restreignant l’intérêt individuel de manière à vraiment

avantager, cette fois, les plus défavorisés de la société205.

Suivant la critique interne de Cohen, on voit précisément en quoi l’argument des incitatifs en faveur de l’incorporation pose problème. Pareille institution fiscale respecte- elle vraiment le principe de différence206? En vérité, le problème tient à ce qu’en employant

203 Ibid., p. 68.

204 Pour Cohen, l’éthos d’une société se définit en tant qu’« ensemble des sentiments et des attitudes en vertu desquels ses pratiques normales et ses pressions informelles sont ce qu’elles sont ». COHEN, IYE, p. 298.

205 Encore une fois, rappelons que Cohen concède un modeste droit à l’intérêt personnel.

206 Comme nous l’avons déjà spécifié ailleurs, différents médias rapportent que celle médicale, à elle seule, prive l’État de plus de 150 millions par année (voir à ce sujet la note de bas de page #16). On pourrait argumenter empiriquement que cette stratégie fiscale va à l’encontre du principe dans la mesure où elle accentue une forme d’inégalité sociale et économique bénéficiant strictement au 1%, soit aux

professionnels concernés. On pourrait aussi facilement concevoir qu’un tel montant soit beaucoup mieux investi ailleurs, considérant le contexte politique des dernières années ayant mené à la baisse du

financement des services publics et, plus particulièrement, à des compressions dans différents secteurs affectant les plus vulnérables de la société. Mais évidemment, ici, la baisse de revenus publics liée à l’application de l’incorporation des professionnels n’empêche pas un investissement public. Cela étant dit, elle envoie un message plutôt paradoxal aux citoyens de la classe moyenne.

67 l’argument des incitatifs en appui à l’incorporation des professionnels, le gouvernement accepte de facto la résolution des gens riches et talentueux à produire uniquement en échange d’économies d’impôts importantes, s’assurant alors que les moins bien nantis soient plus défavorisés encore qu’ils ne le seraient autrement. Un tel appui va évidemment à l’encontre d’un ethos égalitariste, de l’attitude égalitaire que devraient afficher les citoyens ainsi que le gouvernement (en tant que structure de base à laquelle s’appliquent les principes de justice), d’après Cohen, en respect au principe de différence :

« In a culture of justice shaped by the difference principle, talented people would not expect (what they usually have the power to obtain) the high salaries whose level reflects high demand for their talent (as opposed to the special needs or special burdens of their jobs). It follows that the difference principle in a society of just people would not induce the inequality it is usually thought (e.g., by Rawls) to produce, and it would not, in particular, justify incentive payments in the “standard” sense of that phrase […] that is, payments not to compensate for unusually arduous work, but to draw talent to jobs that are not in general especially grueling207 ».

Pour Cohen, Rawls l’écrit lui-même: les citoyens parviennent à leur autonomie et

expriment pleinement leur nature en tant que personnes libres et moralement égales en

agissant conformément aux principes reconnus dans la position originelle, y compris le principe de différence208. Or comment les professionnels, dans le contexte présent,

peuvent-ils tenter de réaliser pareille nature en acceptant les incitatifs alloués avec l’incorporation? « How could your nature as a moral person count as most fully realized

when you go for as much as you can get in your own market choices, and merely endorse application of the principle by the government in imperfect moderation of the inequality that the choice of people like you tend to cause?209 ». Des talentueux ne pourraient appliquer le principe de différence dans leur vie quotidienne et réaliser leur personne morale au sens rawlsien du terme sans afficher une évidente hypocrisie à rechercher précisément les plus hauts gains potentiels sur le marché.

Dans une optique semblable, des citoyens agissant en vertu du principe de différence incarnent le principe de fraternité. En effet, dans Théorie de la justice, Rawls reconnaît que les citoyens ne désirent pas obtenir des « avantages plus grands s’ils ne profitent pas aussi

207 COHEN, G. A. RJE, p. 73. 208 Voir RAWLS, J. Op. Cit., p. 570. 209 COHEN, G. A. RJE, p. 75.

68 à d’autres moins fortunés ». Pour l’illustrer, le philosophe fait appel aux valeurs régissant traditionnellement la famille: « les membres d’une famille, généralement, ne souhaitent pas un profit qui ne servirait pas en même temps l’intérêt des autres. Or, vouloir agir selon le principe de différence conduit précisément à ce résultat210 ». Mais comment ici, encore

une fois, dans le contexte de l’incorporation, pareille application pourrait-elle tenir? N’y a- t-il pas un problème fondamental à voir certains talentueux, de même que le gouvernement appuyant leurs possibles revendications, susciter des dispositions aussi peu solidaires?