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Crise du sens, sens de la crise

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 167-197)

La guerre dans les écritures contemporaines

1- Crise du sens, sens de la crise

La démultiplication des faits de violence dans les fictions littéraires contemporaines abordant la thématique de la guerre a pour résultat l’éclatement de la narration. Celui-ci se matérialise entre autre chose par la dislocation du sujet et la déconstruction du cadre spatio-temporel. La complexité de l’organisation textuelle est telle que l’écriture de l’innommable requiert plusieurs niveaux de lecture, opérant en même temps une rupture avec les procédures narratives traditionnelles pour lesquelles la linéarité du récit était une marque de fabrique incontournable. C’est pourquoi le discours de la guerre, tant par son architecture disparate que par les effractions langagières qui y abondent, ne laisse guère indifférent. Si les analystes s’accordent à dire que les multiples distorsions qui caractérisent l’art de la représentation de la tourmente dans l’univers littéraire inaugurent une crise du sens, ils sont en revanche moins unanimes sur le sens qu’il convient de donner à cette crise. Comment, en effet, réunir les deux formes extrêmes (fictionnelle et non-fictionnelle) du récit de guerre pour pouvoir ensuite l’interroger en tant que sous-genre narratif ?

Pour Pierre Yana, la narration de l’inénarrable pourrait être envisagée comme une « sortie du récit414 » en cela qu’elle est mise en scène de « la sortie de la vie415 ». Sa conception oblige à repenser la relation entre le sujet et l’objet qu’il traite, entre l’écrivain et le langage qu’il pratique. Les dérèglements langagiers, les manipulations de l’instance narrative, les redites, l’évolution des personnages dans un univers chaotique et dysphorique que traverse la guerre en permanence ainsi que leur conduite qui défie les règles sociales forment un échantillon des techniques utilisées pour subvertir les normes convenues et orchestrer la rupture du contrat entre l’auteur et le lecteur. C’est en ce sens que Yana, dans un article publié dans la Revue des Sciences Humaines au début de la seconde moitié des années 80, écrit :

La guerre introduit une fracture entre le sujet et le monde, un hiatus qui doit être cicatrisé pour que puisse à nouveau se tenir un discours cohérent416.

Et d’ajouter :

La guerre ressemble à une épreuve moderne de l’énonciation, l’Autre par lequel passe le sujet pour parvenir à une cohérence du discours. C’est la raison pour laquelle le schéma de la Tragédie semble s’imposer à quiconque parle de la guerre. En faisant l’expérience de la dislocation guerrière, l’écrivain retrouve, hors de l’éclatement, ce qui l’autorise à parler. Plus qu’un objet de représentation, ou d’esthétisation, la guerre serait un parcours moderne de l’écriture. De ce circuit, nul ne sort indemne, et le sujet moderne, morcelé, pourrait bien être l’enfant de la guerre417.

Quoique très intéressant, l’exposé de Pierre Yana accuse tout de même un certain décalage par rapport à de récentes études

414 YANA (Pierre), « Le Traître. L’Esthétique de la guerre dans l’œuvre de Pierre Drieu la Rochelle », art.cit., p.

59. 415 Idem.

416 Ibidem, p. 53.

417 Ibidem, p. 59.

consacrées aux représentations de l’indicible dans le fait littéraire. A près de vingt ans de distance, Tierno Dia Touré rédige ainsi une thèse de doctorat418 dans laquelle il fait comprendre que les écritures contemporaines de la guerre, en particulier dans la littérature africaine d’expression française, mettent aussi en évidence une

« pratique littéraire postmoderne419 » dont les manifestations sont « le jeu, […] la citation, le pastiche, l’ironie, la déconstruction, l’auto-référentialité et la métafiction420 ». Le goût de la dérision et, surtout, de la transgression induit le refus du réalisme et du mimétisme, entraînant l’effritement de l’intrigue. Ce qui sape en retour chez le sujet écrivant l’articulation entre l’expérimentation esthétique et la dimension de connaissance par rapport aux événements relatés. Il va sans dire qu’une telle technique d’écriture porte la déflagration au cœur de l’espace textuel. Son hybridité devient dès lors un obstacle en cela qu’elle compromet sérieusement la dynamique linéaire du récit. On ne peut plus parler d’interaction dans ces conditions.

L’instance narrative, en faisant « l’expérience d’une dépersonnalisation radicale421 », tend à légitimer la dissémination du récit. Il n’empêche qu’elle creuse ainsi l’écart avec le monde extérieur.

Elle se fait béance et confronte le lecteur au vide nonobstant la relation qu’il pourrait établir avec le texte en vertu du pacte de lecture. Tierno Dia Touré explique :

La postmodernité littéraire africaine ne fait pas que se nourrir, opportunément, de la crise qui affecte aussi bien le réel africain que la représentation de celui-ci. Elle ne fait pas, non plus, que contester l’expression excessivement formalisée et désincarnée d’une certaine modernité. Elle interroge, par la reconstitution de divers contenus et formes narratifs, la possibilité

418 TOURÉ (Tierno Dia), « Modernité et Postmodernité francophones dans les écritures de violence. Le Cas de Rachid Boudjedra et Sony Labou Tansi », thèse de doctorat de Université de Lyon 2, 2010.

419Ibidem, p. 8.

420 Idem. L’auteur cite ici le dictionnaire des termes littéraires. Dans sa thèse, la source à laquelle il se réfère est indiquée comme suit : Gorp (van) Hendrik, Delabastita Dirk, D'hulst Lieven, Ghesquire Rita, Grutman Rainier et Legros Georges, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. « Champion Classiques », Série « Références et Dictionnaires », 2005, pp. 383-384.

421 KAEMPFER (Jean), Poétique du récit de guerre, op.cit., p. 10.

même d’un art postmoderne. Ainsi, la complexité, leitmotiv qui revient dans bon nombre d’analyses, convient à la caractérisation de la postmodernité associée aux œuvres romanesques du Maghreb et de l’Afrique noire francophones. Complexité diffusée, surtout, dans une énonciation qui n’a de cesse, dans ses stratégies narratives, d’inclure des formes hybrides et métissées.

Mais, aussi, complexité qui fait naître un énoncé empreint d’une incrédulité équidistante de deux conceptions absolutistes de l’œuvre littéraire : le tout « autotélisme » et le tout « sociologisme

422 ».

Dans cette première articulation de notre réflexion sur la représentation du chaos dans les écritures contemporaines, nous évitons toutefois d’aller plus loin dans le débat entre les conceptions moderne et postmoderne du récit de guerre. Car notre propos n’est pas de les étudier dans une démarche comparatiste, encore moins de faire l’inventaire de leurs traits distinctifs respectifs. Il s’agit plutôt pour nous de mettre l’accent sur la structure complexe des écrits de combat dont le caractère inclassable n’échappe à personne, suscitant de commentaires divers, voire divergents. Aussi, on comprendra les réserves dont fait état Jean Kaempfer dans son ouvrage intitulé Poétique du récit de guerre, notamment lorsqu’il cherche à définir la narration de l’inénarrable. Il faut dire que l’hypothèse qu’il avance est loin d’être concluante puisqu’il semble déplorer l’absence d’étude poussée sur ce que Joseph Jurt appelle « une écriture spécifique »423, celle de la guerre :

Le récit de guerre entend interroger un sous-genre narratif [...] qui, malgré sa présence copieuse dans l’histoire de la littérature, n’a pas encore fait l’objet d’une description systématique424.

422 TOURÉ (Tierno Dia), « Modernité et Postmodernité francophones dans les écritures de violence. Le Cas de Rachid Boudjedra et Sony Labou Tansi », thèse de doctorat de Université de Lyon 2, 2010, p. 14.

423 JURT (Joseph), « Bernanos et la Guerre », art.cit., p. 86.

424 KAEMPFER (Jean), Poétique du récit de guerre, op.cit, p. 7.

Mais toujours est-il que dans les fictions étudiées, l’écriture de la guerre induit une démarche narrative à même d’échapper aux définitions et aux catégorisations. En interrogeant la langue, la mémoire et l’Histoire dans leurs tentatives de faire entendre l’inaudible, les auteurs convoquent sans distinction toutes les formes existantes (anciennes et modernes) dont le collage systématique met à rude épreuve la continuité du récit. La cohérence du discours en pâtit aussi. Ainsi, le sens mouvant des mots et des expressions dans les œuvres de notre corpus témoigne d’une écriture trouée, en cours d’expérimentation, ou plus exactement à la recherche d’une forme ou d’une représentation qui se sait impossible. Les détournements du sens trahissent non seulement la volonté de reproduire dans l’espace textuel le climat de dérision engendré par la guerre en créant « un univers de fiction qui mime fidèlement le monde réel425 », mais aussi celle de donner aux mots une signification autre. On peut lire ainsi sous la plume de l’écrivain et dramaturge Abdi Ismaèl Abdi :

Cet homme qui… n’est plus…Mort dans le sommeil des injustes… Quelle mort tout de même ! Lui qui disait tant à … je, tu, il, elles, tous, je, elle, tu, il, eux, nous, vous, tous, à nous tous : « Mords la poussière. » Le voilà qui gît là, étendu… On ne l’entendra plus nous dire qu’il est temps de… de… de… [...].

C’était lui. C’était un de nous, de lui, d’elle, de toi, de moi, de nous, d’eux, des autres, enfin bref, de tout le monde par ici. Et c’est la fin de sa mémoire-garden-party. Le jeu s’arrête là pour lui.

Il est parti. Il est mort pour avoir bien lutté contre les amis d’enfance et leurs vérités au goût de liberté, de sel et de sucre.

Voilà, c’est fini. Que va-t-il devenir sans nous ? Et nous, sans lui ? Tu chantes. Il déchante. Tu es heureux. Il est malheureux.

Tu murmures Sida. Il psalmodie mortelle-colère-de-Dieu. [...] Tu veux acheter des lanternes. Il te vend des vessies426.

425 CHEVRIER (Jacques), « Des formes variées du discours rebelle », art.cit., p. 67.

426 Abdi Ismaèl Abdi, Vents et Semelles de sang, op.cit., p. 37.

L’organisation textuelle complexe du récit de guerre tient à la nature de l’objet qui, s’il confine à l’inénarrable de par sa commotion, n’en autorise pas moins l’exploration de techniques narratives innovantes. L’esthétisation de la folie meurtrière requiert, comme le fait remarquer Tierno Dia Touré, « une mise en forme narrative de la langue427 ». Ce travail sur la forme débouche dans les textes de notre corpus sur une écriture multiple qui mise sur la fulguration et l’éclat pour relater des moments de déchéance qui échappent à l’événementiel. Celle-ci mobilise toutes les virtualités du langage pour raconter l’irracontable. « La littérature est un outil privilégié pour l’analyse politique des violences africaines de par son obsession des formes. Il n’est pas une violence, aussi petite ou aussi grande, qui ne puisse être analysée comme conflit de formes428 », estime Xavier Garnier. Il s’avère toutefois incontestable que, dans ces circonstances, « l’écriture cesse d’être une fonction par laquelle le langage acquiert une destination, et devient une problématique du langage429. »

Dans tous les cas, les fictions littéraires francophones contemporaines relatant le fléau de la guerre dans la Corne de l’Afrique explorent toutes les possibilités d’hybridation et de fusion entre des modalités scripturaires et des choix esthétiques différents.

C’est d’ailleurs à ce titre qu’elles peuvent être envisagées comme le lieu d’expérimentation de nouvelles pratiques narratives dont l’originalité est à rechercher dans le croisement entre les formes traditionnelles et modernes qui s’opère dans une écriture qui, tout en étant pleinement consciente de son histoire récente, inaugure un retour au récit et réactive le passé. A travers ces œuvres dont le dénominateur commun est qu’elles soumettent la plupart du temps

427 TOURÉ (Tierno Dia), « Modernité et Postmodernité francophones dans les écritures de violence. Le cas de Rachid Boudjedra et Sony Labou Tansi », thèse de doctorat de Université de Lyon 2, 2010, p. 21.

428 GARNIER (Xavier), « Les Formes "dures" du récit », art.cit., p. 54.

429 SCALA (André), « Brice Parain et l’Engagement, art.cit., p. 65.

l’art de la représentation de l’innommable à la tentation du jeu, s’offre un regard contemporain posé sur le passé. Cette ambivalence se manifeste dans la dialectique complexe entre le présent de l’écriture et les autres temps qu’elle convoque.

Pourquoi peut-on dire que la subversion des procédures narratives classiques, ainsi considérée comme source de créativité à l’aune de l’irracontable, entraîne un renouveau de l’écriture ? En quoi l’utilisation des formes de narration traditionnelles dans les créations littéraires contemporaines traitant de la thématique de la guerre préfigure-t-elle un retour du récit ? Au-delà de la recherche de repères dans un monde chaotique, la convocation des modèles oratoires populaires dans les textes de notre corpus ne traduit-elle pas une quête identitaire ?

1-1 La narration traditionnelle dans les écritures du chaos

En s’efforçant de conter les affres de la guerre et de raconter la souffrance humaine, les écrivains cherchent en même temps à soustraire leurs créations aux modèles préexistants. L’analyse de leurs ouvrages de fiction confirme l’adoption de contenus et formes narratifs divers dont la présence compense vraisemblablement l’impossibilité d’écrire le désastre. Par conséquent, s’élabore à travers leurs œuvres une écriture singulière qui ne se contente pas d’imiter (attitude classique), ni de réfuter (posture moderne), ni de déconstruire et de reprendre sur un ton ironique (conception postmoderne). La construction quelque peu particulière de ces mêmes œuvres est non seulement symptomatique d’un retour au récit, mais elle renvoie à la fameuse assertion de Roland Barthes qui

déclarait : « Innombrables sont les récits du monde430. » On peut donc se demander si, chez eux, écrire au seuil de l’indicible ne revient pas à interroger le passé pour tenter de comprendre le présent et ses énigmes. Même si une telle conception de l’écriture pourrait encourager la « création de formes rebelles à travers un style subversif et novateur431 », l’on ne saurait nier que celle-ci conduit à creuser l’écart avec le monde. Une matrice poétique réunit cependant ces deux aspects contradictoires du récit.

C’est dans ce sens qu’il convient d’appréhender le travail d’imagination d’Abdi Ismaèl Abdi où la narration de l’inénarrable rappelle, à bien des égards, le conte traditionnel djiboutien auquel elle emprunte son goût de l’énigme et, surtout, ses traits distinctifs : marques d’oralités, convocation de la mémoire, aspects fabuleux, temps anciens, espaces embrouillés et morale de l’histoire. De par sa composition à la fois fantastique et fantasmatique, le récit du massacre des perroquets qui se tient dans la ville imaginaire d’Edoxe procède d’une intention délibérée d’utiliser des éclats narratifs et poétiques dans le souci de dompter un objet dont l’évocation est synonyme de suspension du langage tant il inspire la terreur. Le texte d’Abdi Ismaèl Abdi s’ouvre ainsi aux rituels du conte oral. L’écrivain va même chercher à adapter au fil des pages sa production au jeu des variations (spontanéité de la parole, répétitions, pauses, etc.). Les phrases, naturellement courtes, se prêtent sans difficultés à l’exercice de l’improvisation, comme si elles étaient destinées à l’écoute plutôt qu’à la lecture :

Il était une fois Edoxe, une ville côtière surpeuplée de perroquets. Ces derniers vivaient par millions, perchés sur tous les palmiers-dattiers bordant les grandes avenues de la ville.

Jacassant du matin au soir, ils devinrent indésirables à cause de leur clabauderie. Aussi, n’en pouvant plus supporter la criaillerie perpétuelle de ces perroquets bruyants, les habitants de cette ville

430 BARTHES (Roland), Introduction à l’analyse structurale des récits, Paris, Communication, 1966, p. 1.

431 TOURÉ (Tierno Dia), « Modernité et Postmodernité francophones dans les écritures de violence. Le Cas de Rachid Boudjedra et Sony Labou Tansi », thèse de doctorat de Université de Lyon 2, 2010, p. 19.

décidèrent-ils un jour de s’en débarrasser une fois pour toutes. La chasse aux perroquets commença. Ils étaient tellement nombreux que la chasse dura une bonne dizaine d’années. On les massacra en utilisant des fusils et des lance-pierres432.

Le même Abdi Ismaèl Abdi fait endosser la panoplie de conteur au narrateur anonyme qui, dans de Cris de traverses, raconte l’histoire de Mastitica, une femme dont le courage face à l’injustice et la répression fut inébranlable au point que tous ceux et celles de son âge ne pouvaient s’empêcher de vouloir suivre son exemple. Le sujet parlant s’adresse ici à des enfants qui forment un cercle autour de lui. Il fait nuit noire. L’endroit où se tient l’action est éclairé par un feu de bois. On ne perçoit aucun bruit dans les environs. Rien ne bouge. « Pas même le vent. Pas même la mer433. » Seule la voix de l’orateur, déchirant la nuit lourde d’obscurité et de silence, se fait entendre. Tous ces éléments concourent à la création des conditions –généralement admises– dans lesquelles se pratique le conte traditionnel djiboutien.

A ce sujet, Didier Morin fait savoir que « les joutes oratoires sont affaire de moment : la nuit, à la veillée434 [...] ». On ajoutera à cela le fait que le conte populaire a une forte dimension pédagogique étant donné qu’il pose, par le truchement du divertissement, de l’énigme ou de l’allusion voilée, des problèmes de société. Il aide à la communication d’un savoir et contribue ainsi à la transmission des valeurs ancestrales et à la perpétuation de l’héritage culturel d’un peuple. Dans le texte d’Abdi Ismaèl Abdi, rien de tel. On a droit à une forme transgressée du conte traditionnel. La perversion des règles est d’autant plus assumée que le conteur se montre peu soucieux de captiver le public en utilisant ses talents d’orateur. Malgré l’effet de réel qu’il parvient à créer grâce notamment à l’utilisation du registre réaliste, l’absence de verve poétique se fait particulièrement ressentir

432 Abdi Ismaèl Abdi, Cris de traverses, op.cit., p. 95.

433 Ibidem, p. 60.

434 MORIN (Didier), Le Ginnili : devin, poète et guerrier afar (Ethiopie et République de Djibouti), Paris, Petters, 1991, p. 94.

dans son récit qui « est fait de souvenirs vrais et faux, d’oublis et de silences435 », pour paraphraser Josias Semujanga. On peut donc considérer que la convocation du conte traditionnel dans Cris de traverses sert de prétexte à l’élaboration d’une écriture rebelle, disloquée et qui se cherche en même temps qu’elle cherche à « dire l’affrontement entre paroles insurgées et paroles iniques d’aujourd’hui ou d’hier436 », comme le souligne l’auteur lui-même. Il n’empêche que le conte oral, une fois transposé dans le lieu textuel, devient une masse incohérente, un mécanisme délicat que la lecture se doit de mettre en mouvement. C’est ce qu’illustre l’exemple suivant qui fait penser davantage à une retranscription des divagations d’un homme en proie à la folie qu’à celle des paroles d’un conteur:

Voilà alhamdoulilah437, j’ai fini de manger. A nous deux maintenant les enfants. Ce soir, pour me faire pardonner de tous les gros mots que j’ai dits tout à l’heure à cause de cette bonne à rien de Saraido, je vais vous emmener loin, et même très loin d’ici.

Nous irons dans un pays où les jeunes vents tourbillonnants sont en perpétuelle rébellion, tout près de la région du Lac Faaro, la région où se situe précisément l’histoire que je vais vous conter.

Cette histoire est celle de Mastitica. Elle m’a été racontée par une femme d’origine Masaï appelée Amoudo au cours d’une veillée semblable à celle que nous vivons ce soir438.

La voix narrative va tenter, quelques paragraphes plus loin, d’insuffler de la cohérence à son énoncé, comme si le sujet parlant entendait faire passer ses moments d’absence pour une forme de présence. Mais ce sursaut, si l’on peut appeler cela ainsi, tend à légitimer la polysémie textuelle, les apories du discours ainsi que les dérèglements formels : ce qui devait être le début du conte apparaît au milieu de l’histoire. Le caractère fragmentaire et non linéaire de la

435 SEMUJANGA (Josias), « Les Méandres du récit du génocide dans "L’Ainé des orphelins"», art.cit., p. 104.

436 Abdi Ismaèl Abdi, Cris de traverses, op.cit., 4ème de couverture.

437 Ibidem, pp. 208/209. Mot d’origine arabe, «alhamdoulilah » signifie : « Gloire à Dieu ! ».

438 Idem.

narration parachève la déflagration du récit. Autrement dit, il n’y a pas d’intrigue proprement dite et ce qui en tient lieu est un fatras d’événements imbriqués les uns aux autres quand ils ne sont pas

narration parachève la déflagration du récit. Autrement dit, il n’y a pas d’intrigue proprement dite et ce qui en tient lieu est un fatras d’événements imbriqués les uns aux autres quand ils ne sont pas

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