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Une couverture du territoire incomplète

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2.2   La diffusion spatio-temporelle des établissements psychiatriques français

2.2.3   L’équipement français en établissements psychiatriques

2.2.3.2   Une couverture du territoire incomplète

Nous l'avons vu en introduction de ce chapitre, l’analyse de la diffusion spatiale des établissements psychiatriques a fait l’objet de peu d’études de la part des géographes, et ces études restent assez rudimentaires, elles ne font pas appel au modèle de diffusion d’Hägerstrand. Ces études, comme la plupart des études de géographies asilaires, se présentent davantage comme un préalable à l’étude des développements plus récents des politiques de désinstitutionalisation.

Pour analyser le processus de diffusion spatiale de cette innovation thérapeutique en France, il nous faut choisir une échelle et un maillage d’analyse. La loi de 1838 oblige chaque département à se doter d’un tel établissement, le département apparaît donc comme le récepteur potentiel de cette innovation. Nous allons donc analyser la diffusion des établissements à l’échelle des départements français, dans le cadre de ce maillage territorial.

Le processus de diffusion des établissements psychiatriques au sein des départements français a duré près de 400 ans, de 1617 à 1981. Comme nous pouvons le voir sur la Figure 8, ce processus est incomplet. Huit départements n’ont jamais été équipés d’un établissement public spécialisé dans la prise en charge de la maladie mentale. Il s’agit de la Seine-et-Marne, l’Indre-et-Loire, les Deux-Sèvres, le Tarn-et-Garonne, le Cantal, le Territoire de Belfort, la Corse (Nord et Sud) et les Alpes-de-Haute-Provence. Dans ces

établissements, la psychiatrie est gérée exclusivement au sein d’établissements de santé généraux. Cette intégration de la psychiatrie à l’hôpital général est très ancienne pour Tours (1725), Aurillac, Niort et Montauban (entre 1836 et 1851) qui accueillaient les aliénés dans les quartiers d’hospice. Elle constitue une réponse plus récente à la prise en charge de la maladie mentale à Digne et Belfort, Castellucio et plusieurs établissements de Seine-et-Marne où elle ne s'est faire que depuis les années 1960.

Nous conduirons cette analyse en fonction des quatre grandes périodes que nous avons identifiées dans l’histoire de la diffusion : avant 1800, entre 1800 et 1900 (avec la distinction 1800-1838 / 1838-1900), de 1900 à 1960, et après 1960.

Après une description de cette diffusion spatiale, nous testerons ensuite deux hypothèses de modèles de diffusion : diffusion hiérarchique et par voisinage.

Figure 8 L’adoption de l’innovation asilaire par les départements français

Sources : Base de données de l’auteure (à partir de : Statistique Générale de la France, rapports administratifs, archives historiques)

0%

10%

20%

30%

40%

50%

60%

70%

80%

90%

100%

1617 1631 1645 1659 1673 1687 1701 1715 1729 1743 1757 1771 1785 1799 1813 1827 1841 1855 1869 1883 1897 1911 1925 1939 1953 1967 1981

Proportion de départements adoptants

Année d'adoption de l'innovation Loi de 1838

En 1800, dix départements sont équipés d’un établissement public (ou faisant fonction d’établissement public) spécifiquement dédié à la prise en charge des aliénés. Il s’agit, par ordre de primo-équipement de : la Gironde (Cadillac, 1617), l’Ille-et-Vilaine (Saint-Méen, 1627), le Vaucluse (Avignon, 1681), les Bouches-du-Rhône (Aix La Trinité, 1691), la Meurthe (Maréville, 1714), le Calvados (Bon Sauveur, 1734), le Nord (Armentières, 1746), la Marne (Châlons-sur-Marne, 1767), le Rhône (La Quarantaine à Lyon, 1783) et l’Oise (Clermont, 1799). La plupart de ces départements sont situés dans une moitié Nord de la France (Figure 10), ce qui correspond à cette époque aux départements les plus riches et les plus instruits, à l'exception notable du département de la Seine, étonnamment absent des premiers départements équipés d'une telle structure, sur lequel nous reviendrons par la suite. En effet, aux XVIIIe et XIXe siècles, la France du Nord s’opposait à la France du Sud par son industrialisation et son degré d’alphabétisation plus élevés (Braudel, 1986; Burguière

& Revel, 1989; Furet & Ozouf, 1977; Pumain, Saint Julien & Ferras, 1990). Vers 1830, les régions du Nord, de la Normandie, du centre du Bassin Parisien et de l’Alsace étaient des régions d’agriculture riche, des zones privilégiées d’échange et de production (Pumain et al., 1990). 40 % de ces premières créations sont le fait d’initiatives privées, souvent religieuses.

C’est le cas notamment de Saint Méen en Ille-et-Vilaine, du Bon Sauveur dans le Calvados, Armentières dans le Nord, Clermont dans l’Oise. A cette époque, existent également quatre quartiers d’hospices recevant des aliénés.

La plupart de ces départements sont à l’époque fortement peuplés : 46 % des départements équipés appartiennent au quartile supérieur de la distribution des tailles démographiques de l’époque, et 36 % sont entre les deuxième et troisième quartiles. Malgré l'absence de la capitale parisienne dans la phase d'émergence du processus de diffusion, ces résultats vont dans le sens d’une diffusion respectant la hiérarchie urbaine des départements, les départements les plus peuplés, qui concentrent les très grandes agglomérations, étant les premiers équipés de cette innovation. La population moyenne des départements équipés est de 398 000 habitants, contre 302 000 pour les non équipés. Seuls trois départements paraissent ne pas suivre cette loi : les Bouches-du-Rhône qui ne comptent alors que 285 000 habitants et le Vaucluse avec 191 000 habitants, qui possèdent un établissement public spécialisé depuis la fin du XVIIe siècle, et surtout le département de la Seine, et la capitale Paris. En fait, le département de la Seine est alors doté d’un établissement très spécifique : la

maison de Charenton, qui est un asile privé à la couverture nationale et non seulement département (c'est un asile national placé directement sous la dépendance directe du ministère de l'Intérieur) réservé aux populations non modestes, vitrine de la psychiatrie française et le département dispose par ailleurs de deux quartiers d’hospice, au sein de la Salpêtrière et de Bicêtre, dans lesquels ont exercé les médecins aliénistes à la base du traitement moral et de l'idée de la mise en place d'un système national d'institutions de prise en chargé des malades psychiatriques.

Figure 9 Les premiers asiles d’aliénés

Entre 1800 et 1837, soit avant la mise en place de la loi sur le service des aliénés, 28 départements supplémentaires se dotent d’un tel établissement. Le processus de diffusion avance rapidement sur le territoire. 39 % des nouvelles créations sont encore le fait d’initiatives privées, auxquelles nous pouvons ajouter dix quartiers d’hospice. Le Nord du pays poursuit son équipement, tandis que la partie Sud (Centre et Est) développe de telles infrastructures Les populations moyennes et médianes des départements nouvellement équipés restent supérieures à celle des départements non équipés, mais l’écart commence à se resserrer (Tableau 1).

Tableau 1 La population des départements s'équipant de l'innovation

Sources : Base de données de l’auteure (à partir de : base de données Géographie-Cités, INED-INSEE, Almanach Royal) D’après la représentation cartographique (Figure 10), cette deuxième phase de diffusion semble davantage se faire par voisinage dans la moitié Nord de le France. Nous pouvons noter, parmi les départements très faiblement peuplés se dotant d’un tel établissement, la Lozère qui ne compte alors que 139 000 habitants, mais qui ouvre en 1821 l’asile de Saint-Alban-sur-Limagnole, établissement qui marquera l’histoire de la psychiatrie française dans la seconde moitié du XXe siècle, en étant le lieu de naissance du mouvement qu’on a appelé la « psychothérapie institutionnelle ». En effet, pendant la seconde guerre mondiale, l’hôpital devient un lieu de refuge et de résistance. Georges Canguilhem, Paul Eluard,

Population des

Avant 1800 minimum 191 421 62 354

médiane 344 485 275 449 1,25

moyenne 397 785 302 167 1,32

maximum 765 001 631 585 Taux d'équipement :

Nombre de départements 10 81 12,3%

Entre 1800 et 1837 minimum 138 778 125 329 191 421

médiane 341 872 309 348 344 485 1,11

moyenne 414 807 321 279 397 785 1,29

maximum 1 013 373 526 282 765 001 Taux d'équipement :

Nombre de départements 28 48 10 44,2%

Entre 1838 et 1899 minimum 203 600 119 100 330 199

médiane 394 750 316 900 686 357 1,25

moyenne 493 885 334 987 812 592 1,47

maximum 2 410 800 614 300 1 778 374 Taux d'équipement :

Nombre de départements 20 31 38 65,2%

Entre 1900 et 1959 minimum 88 200 85 100 533 799

médiane 306 800 267 300 1 081 107 1,15

moyenne 309 527 307 148 1 306 477 1,01

maximum 507 600 659 400 4 189 174 Taux d'équipement :

Nombre de départements 11 21 58 76,7%

Après 1960 minimum 139 968 108 604 621 999

médiane 477 163 162 838 1 387 907 2,93

moyenne 559 783 286 732 1 616 005 1,95

maximum 1 387 039 887 112 4 696 774 Taux d'équipement :

Nombre de départements 15 9 69 87,5%

(découpage départemental 1933,

Tristan Tzara y sont accueillis. Fuyant le régime de Franco, le psychiatre catalan François Tosquelles y exerce et va transformer l’hôpital en véritable centre de réflexion et y développer la psychothérapie institutionnelle. Ce mouvement qui cherche à modifier l’institution va ensuite essaimer sur le territoire français et a eu une grande importance dans la création de la politique de secteur.

Après la loi de 1838 et jusqu’à la fin du XIXe siècle, 19 départements s’équipent, dont le département de la Seine. Il faut en effet attendre 1867 pour que la capitale du pays ouvre les portes de son premier établissement public spécialisé dans la prise en charge des aliénés. Il s'agit de l'hôpital de Sainte-Anne, situé dans le 14e arrondissement parisien, établissement dédié spécifiquement aux cas de folie récente et à l'enseignement clinique. Si jusque là la capitale avait délégué l'assistance de ses aliénés aux établissements de province (et il n'est pas inintéressant de constater que cette situation perdurait encore en partie en 1970 avec les établissements de Plouguernevel dans les Côtes d'Armor et Saint-Rémy en Haute-Saône), cette situation était interprétée comme une défaillance du pouvoir et suscitait indignation et critique (Lamarche-Vadel & Préli, 1978). Il suffit de lire le propos de l'aliéniste Sémelaigne en 1860 : « En France, écrit-il, plusieurs grandes villes ont déjà des établissements modèles, et une amélioration rivale se manifeste à l’étranger. A Paris toutefois, par une regrettable anomalie, les hospices de Bicêtre et la Salpêtrière ne sont plus en rapport, par leurs imperfections et leurs lacunes, avec les progrès de la science et des conquêtes du présent. Cette immobilité dans un centre d’où émanent habituellement les fécondes initiatives ne peut plus durer. La capitale rougit pour ainsi dire d’elle-même. Une commission spéciale a été instituée pour apprécier les changements que la situation exige » (cité par Daumézon, Rapport présenté à la séance du 24 novembre 1959 de la commission de Santé mentale). C'est ainsi que les travaux de cette commission présidée par le baron Haussmann, alors préfet de la Seine, vont aboutir à la création d'un système de prise en charge basé sur un asile central à Paris et des asiles périphériques, « extra-muros » implantés dans le département de la Seine ou plus exactement de la Seine-et-Oise, situés sur des voies de chemin de fer en proche banlieue.

L'asile central parisien se voyait ainsi donner une ambition clinique très importante et assez différente des autres asiles français : « Placé au milieu du courant intellectuel de la capitale, desservi par les maîtres les plus éminents de la science, offrant à l'étude toutes les variétés de l'aliénation mentale, cet asile serait le véritable foyer de la science aliéniste. Là seraient

accueillies avec prudence les méthodes les plus actives ; là se concentrerait le grand et pratique enseignement de l'art de guérir et de soulager les malades » (Rapport de la commission, p.2).

Les asiles périphériques (Ville-Evrard, implanté sur la commune de Neuilly-sur-Marne en 1868, Perray-Vaucluse, implanté sur la commune d'Epinay-sur-Orge en 1869, Villejuif en 1884, Maison-Blanche également à Neuilly-sur-Marne en 1900 et Moisselles en 1904) seraient quant à eux réservés aux incurables et d'éventuels curables: « Il s'agira là moins de soigner l'aliénation mentale que de soulager la souffrance, moins de guérir les malades que de leur aménager une vie décente et ordonnée. Ils bénéficieront d'une vie hygiénique à l'air pur de la campagne, des travaux ordonnés des champs et du spectacle apaisant de la nature (…). Cette bipartition entre l'asile de la capitale et les asiles périphériques semble réglée par la plus infaillible des logiques : organisationnelle, économique, hiérarchique »(Lamarche-Vadel & Préli, 1978, p.66)

Le Nord de la France est quasiment totalement couvert, à l’exception des Ardennes, de la Seine-et-Marne, de l’Aube et des Vosges. L’Ouest et une partie du Sud-Est de la France sont plus lents à s’équiper. Pendant cette période, les départements qui s’équipent sont toujours en moyenne plus peuplés que les départements qui restent encore non équipés.

L’équipement public devient largement majoritaire, les établissements privés participant au service public ne représentent plus que 11 % des créations d’établissements pendant la période. Il est important de noter à cette époque la création de deux colonies familiales (Dur-sur-Auron dans le Cher et Ainay-le-Château dans l’Allier qui malgré leur localisation dépendent du département de la Seine) proposant un nouveau modèle thérapeutique (les malades sont placés dans des familles et y travaillent). L’usage de la notion de « colonie » n’est d’ailleurs pas anodine en cette fin de XIXe siècle, comme le note Sans (1998) en se référant aux travaux de Laplaigne (1989). : « La colonie sépare deux mondes, elle retranche en instituant un « nous » et un « non-nous », permettant ainsi la mise à distance de l’autre différent. »

Pendant la quatrième période (1900-1959), l’effort d’équipement semble se porter vers les départements moins peuplés. Le Nord-Est et le Sud-Ouest de la France constituent des zones de forte réception à cette époque. 21 % des créations sont le fait d’initiatives privées à

ne disposent toujours pas d’un tel équipement hospitalier : la Seine-et-Marne, la Loire-Inférieure (actuelle Loire-Atlantique), la Saône-et-Loire, la Loire, le Gard et l’Indre-et-Loire.

Après 1960, la politique de sectorisation va permettre de compléter ce processus de diffusion. Seule une initiative privée à but non lucratif est recensée, celle de la maison de santé des Marronniers à Bully-les-Mines dans le Pas-de-Calais, toutes les autres créations sont publiques. Cette relance dans la construction proposée par la nouvelle politique de sectorisation psychiatrique ne permet cependant pas de couvrir l’ensemble du territoire, elle s’accompagne en effet d’un changement de paradigme, l’hôpital psychiatrique ne constitue plus l’unique modalité de prise en charge de la maladie mentale, d’autres structures de prises en charge à temps partiel et en ambulatoire sont proposées. Et à partir des années 1980, va naître un mouvement prônant l’intégration de la psychiatrie à l’hôpital général, afin notamment de déstigmatiser la maladie mentale. Cela a pour conséquence la création de plusieurs services psychiatriques à l’hôpital général, et donc l’absence dans certains départements d’établissement spécialisé dans la prise en charge de la maladie mentale.

Contrairement aux Etats-Unis, le processus spatial de la diffusion des établissements psychiatriques sur le territoire français n’emprunte pas une direction géographique particulière. Cela est dû en partie au fait que le système de peuplement était déjà bien constitué en France au XIXe siècle, même s’il s’est modifié au cours du temps, par concentration et accroissement des inégalités de densité.

Nous allons maintenant essayer de tester les deux principaux modèles de diffusion, à savoir celui hiérarchique et celui par contagion.

Figure 10 Diffusion des établissements psychiatriques au sein des départements français

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