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QUI COURAIT DANS L’HERBE…

A l’aube des temps quand la végétation apparut sur terre, le ciel et la mer étaient tout gris. Les plantes n’osèrent pas contrarier la loi de la nature. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elles mélangèrent le noir du vide intersidéral et le blanc de l’écume impétueuse. Elles ne s’habillèrent donc d’aucune couleur. Pendant des millénaires elles firent ainsi grise mine à leurs augustes devancières. Les arbres croissaient dans les forêts, les herbes dans les prairies, le sable fin se contentait des déserts mais tout était gris et personne n’y trouvait rien à redire. D’ailleurs il n’y avait pas âme qui vive et tout de même c’était bien triste. Alors les âmes des animaux se concertèrent et arrêtèrent qu’il serait opportun de dévorer réellement les hautes tiges sur lesquelles tant de fruits charnus tentaient de s’épanouir après la floraison. De leurs entrevues naquirent par centaines les animaux aux dents longues auxquelles s’offrirent spontanément en signe de bienvenue la fine fleur des bourgeons. Il y avait des grappes de fleurs parfumées à perte de vue, les fruits mûrs coulaient des branches sur les babines goulûment maladroites. La symbiose n’était pas encore à l’ordre du jour mais l’espoir était palpable. Dans ce paradis naissant il n’y avait qu’une seule ombre au tableau. Le gris était immensément présent, une explosion de gris comme on n’en avait jamais vu de mémoire de végétal.

Dame nature manquait certes d’imagination mais ce manque de fantaisie était loin de déplaire à la majorité des animaux. Les carnassiers broyaient leurs proies sans se soucier le moins du monde de la couleur du sang. Le sang gris était fade mais qu’importe, seules comptaient ses propriétés rassasiantes. Les herbivores ruminaient leurs herbes grises d’un air hautain et détaché. L’abondance

remplaçait avantageusement l’extravagance. L’art n’étant pas encore de ce monde, qui pouvait se plaindre de digérer tout à son aise sans avoir l’âme d’un artiste ? Cette uniformité dans les couleurs de la terre créait une harmonie dans les esprits. Les plus forts dominaient à juste titre les plus faibles sans se soucier du qu’en- dira-t-on, les plus faibles ne laissaient pas prendre leur vie fragile sans un déchirant sentiment de solidarité biologique. Chacun était à sa vraie place car chacun malgré sa différence se voyait identique dans les yeux des autres. Le gris du monde y était certainement pour quelque chose.

Arriva l’heure des primates. Ils traînèrent paresseusement leurs solides carcasses, volant parfois de branches en branches, les mâles fécondant sans

effort apparent les femelles contre l’écorce grise des troncs de baobabs. __

La nouvelle éclata au matin du ( \/H xN ) ème jour de la création. * h-G

Comme un coup de grisou dans un ciel serein ! L’homo sapiens venait d’éclore. Et avec lui la couleur. Les hommes comme les femmes avaient dans leurs

cheveux des blondeurs mordorées, des rousseurs incarnates, des noirceurs irisées. Leurs peaux avaient la couleur du soleil au zénith. Le soleil avait toujours voulu se cacher et voilà maintenant qu’il apparaissait au grand jour, doré comme une grillade d’étoile. Les yeux des femmes prirent la couleur bleue du nouveau ciel, les yeux des hommes brûlèrent d’un éclat incandescent volé à la mer un soir de soleil couchant. La terre se peupla de filles et de fils du soleil. Un sang rutilant enfiévrait les peaux mates au grain luisant. Malgré cette

luxuriance de couleurs humaines les paysages restèrent désespérément gris et ternes. Les hommes s’habituèrent à chasser des proies grises dans la grisaille des forêts. Ça n’avait pas trop d’importance. La chair grise animale s’empourprait dans leurs veines et prenait dans leurs chairs profondes la couleur ambrée de leurs ancêtres.

Puis la sagesse vint à manquer aux hommes. Des guerres de clans éclatèrent un peu partout. Les hommes aveuglés par la haine en virent de toutes les couleurs. L’herbe drue fut rougie par un sang abondant mais s’entêta à demeurer

impitoyablement grise.

Un beau jour, sur la terre d’Irlande, un peuple gaélique prit fermement racine. Ses racines étaient rousses comme la chevelure des femmes. Des femmes d’une beauté à couper le souffle. Elles avaient les yeux verts car la chlorophylle de leurs gènes vigoureux y avait distillé profondément sa mélancolie. Et leurs beaux yeux d’émeraude ne voyaient jusqu’à l’horizon que de vastes champs de suie et des forêts de plomb, les ombres monotones des bruyères ardoisées, les falaises où pendaient les ajoncs livides comme des natures mortes. L’océan même gardait farouchement ses prérogatives de chasseur de lumières en jetant sur le soleil vaincu ses nappes de brouillards grisonnants.

Alors n’y tenant plus les femmes d’Irlande envahirent la lande. De leurs magnifiques yeux verts elles firent jaillir des torrents de larmes dont la source sembla ne jamais pouvoir se tarir. Elles secouèrent leurs visages tachés de rousseurs désespérées, giflèrent de leurs cheveux de braise les troncs blafards des pommiers d’Irlande. Les pommes tombaient, les feuilles tressaillaient, la terre était prise d’une émotion sans pareille. Pas une seule écorce, pas une seule touffe d’herbe, pas une seule racine ne fut épargnée. L’eau verte de milliers d’yeux coula des jours et des jours, imprégna la terre, l’air, les pollens, les insectes fertilisants. La sueur rousse des lourdes chevelures traversa le xylème des bois, brindilles frêles comme troncs volumineux et s’y fixa comme un poison indélébile.

Regardez la Terre d’Irlande aujourd’hui …et toutes les autres Terres du Monde. L’herbe y pousse avec une fierté toute verte et les arbres n’ont-ils pas toutes les nuances du fauve ? Pour l’instant du moins. Remplissez-vous bien les yeux de toute cette verdeur miraculeuse avant que l’œuvre des filles d’Irlande ne soit à jamais anéantie !

Une légende celte prétend que certaines nuits froides, en Irlande, quand la lune ne veut pas se départir de sa face blême, une frêle jeune fille rousse aux yeux diaphanes parcourt les verts pâturages jusqu’au lever du soleil. Un grand seau de cuivre couvert de vert-de-gris et rempli de larmes vertes se balance

nonchalamment à son poignet. __

* \/H : Racine de l’Homme h : nombre de brins d’herbe G : longueur d’onde du gris V : longueur d’onde du vert N : Nombre d’Avogadro