• Aucun résultat trouvé

Corps des vieillards, corps des fous : une sortie des hétérotopies ?

CHAPITRE 1 : Qu’est-ce que l’auto-filmage pathographique ?

III. « Montrer » la maladie :

1.3.2. Corps des vieillards, corps des fous : une sortie des hétérotopies ?

Tarnation, quant à lui, montre le corps dans tous ses états. De prime abord, Caouette

expose la souffrance d’un enfant. Nombreux sont les plans où selon son goût pour le travestissement, le jeune garçon apparaît couvert de sang, les cheveux ébouriffés, le visage tordu et grimaçant (Fig. 10).

Figure 10 : Quand enfance rime avec souffrance… (00:24:51)

Si ces plans apparaissent comme autant de simulations vouées à retranscrire la souffrance intérieure de Jonathan, d’autres plans exposent des altérations physiques bien réelles. La vieillesse et la folie vont de pair et s’influencent, notamment à travers Rosemary (la grand- mère) et Renee, tout particulièrement. Caouette va jusqu’à filmer sa grand-mère sur un lit d’hôpital, après un malaise cardiaque (00:49:06). Le regard de la vieille femme est absent ; elle ne peut plus parler. En ce qui concerne Renee, nous la voyons passer, au cours du film, d’une jeune et jolie femme posant pour des campagnes publicitaires à une quinquagénaire prématurément usée par la maladie. Ses cheveux blanchissent, sa dentition s’érode ; son visage accuse les épreuves traversées, elle grossit... Le corps laisse transparaître les fluides qui le composent, que ce soit dans les plans de Jonathan couvert de sang ou lorsque le film se concentre sur le dentier de Rosemary et sa toux grasse, glaireuse : « I got TB. Tobacco and beer », commente-t-elle (00:19:11). Le film rappelle à différentes occasions certaines

34

violences survenues sur le corps, comme l’hystérectomie de Rosemary, le viol de Renee et son exposition répétées aux électrochocs, ainsi que les coups reçus par Jonathan en famille d’accueil82. Tarnation réintroduit ainsi à l’écran la chair dans ce qu’elle a d’entravé, de

blessé, de souffrant, d’exposé au temps. Elle sature la toile et révèle, dans notre rapport au corps, ce que constate David Le Breton en écho à l’assertion de Blanckeman :

Le corps doit être gommé, dilué dans la familiarité des signes. Mais cette régulation fluide de la communication, le handicapé physique ou le fou vont involontairement la perturber, la priver de son poids d’évidence. Le corps surgit à la conscience avec l’ampleur d’un retour du refoulé. En ce sens, il devient légitime de se demander si les étiquettes corporelles qui sont de mises dans les différents moments de la socialité ne sont pas des rituels d’évitement83.

L’auto-filmage pathographique ménage donc, parce qu’il expose au regard des corps altérés, affaiblis par la maladie, un espace médiatiquement autre. Par le biais des multiples nouveaux foyers de création et de diffusion d’images et des nouveaux moyens de communication, il devient une sorte de « contre-espaces », selon l’expression de Michel Foucault dans Les

Hétérotopies84. Les hétérotopies sont ces lieux, tels que les cimetières, mais aussi les

hôpitaux ou les maisons de retraite, permettant au corps social l’exclusion de l’altérité (d’où l’utilisation du grec hétéro), l’exclusion de ce qui dérange. Néanmoins, et paradoxalement, les films qui nous intéressent mettent en scène ces corps différents et la pathologie dans leur interaction avec le reste du monde. Ils relatent la sortie des malades des « hétérotopies de déviation85 », « c’est-à-dire […] les lieux que la société ménage dans ses marges, dans les

plages vides qui l’entourent, [...] réservés aux individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée86 ». Dans Tarnation, cela se traduit par la première

insertion textuelle narrative : « Once upon a time in a small Texas town87… » Les séropositifs

et les fous évoluent aussi dans le monde le plus commun, le plus quotidien et cela explique par ailleurs une partie du choc vécu au commencement de la propagation du VIH. En sortant dans la rue, on pouvait croiser ces corps affaiblis et marqués par la chute du nombre de T4

82 « In foster care, Jonathan was subjected to extreme emotional and physical abuse, including being tied up

and beaten. » (00:12:45).

83 David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, op. cit., p. 139-140.

84 Michel Foucault, Le Corps utopique ; suivi de Les Hétérotopies, édition dirigée par Daniel Defert, Nouvelles

éditions Lignes, Paris, 2009, p. 24.

85 Ibid., p. 26. 86 Ibid., p. 26-27.

35

dans le sang ; cela aide à comprendre en partie, avec les modes de transmission du virus et la mise à mal du paradigme pasteurien, la panique et la stigmatisation qui s’en sont suivies.

De plus, le passage à la télévision de La Pudeur ou l’impudeur ou l’accès toujours plus facile aux images et à l’auto-filmage pathographique par l’intermédiaire des festivals ou de l’Internet ont brouillé les frontières au-delà desquelles on maintenait jusque-là l’image des corps malades. Si des cadres de diffusion restent plus propices et sont parfois imposés afin de mettre en avant ce nouveau type de représentation, cette évolution traduit, comme nous l’avons déjà fait remarquer, une transformation lente mais toutefois bien réelle des mentalités et des possibilités de réception. À ce titre, le brouillage entre la société et ses hétérotopies ne s’effectue pas uniquement sur le plan spatial. L’auto-filmage pathographique fait éclater certains stéréotypes à cause de l’extrémisme de sa démarche. De la même manière, et comme nous l’avons mentionné, qu’il fait valoir l’idée d’une jeunesse vulnérable, il met à mal avec

Tarnation une certaine conception de l’enfance. Le film de Caouette dynamite la doxa. Le

corps de l’enfant n’est pas tant l’écrin de l’innocence que le carrefour des tourments. Il hurle, pleure, bave, s’explore par de multiples travestissement ; il s’affirme, qui plus est, comme sexué et surtout sexuel. « I have always been gay », affirme Jonathan, encore enfant, en voix

off (00:23:11), tandis que le corps de trentenaire de Guibert, au-delà de ses particularités

anatomiques masculines, se désexualise : « Le désir n’accède plus à l’érotisme88 », note

l’écrivain-réalisateur dans son journal. Au contraire, le corps dans La Pudeur ou l’impudeur est désigné comme un corps en lutte afin d’assouvir les besoins les plus élémentaires : déféquant, se lavant, mangeant, buvant, s’exerçant... Le spectateur est ainsi confronté aux « gestes intimes pour la survie89 », tout comme aux « gestes intimes de la mort90 »,

notamment par l’intermédiaire du simulacre d’une tentative de suicide à laquelle procède Guibert dans le film : l’auto-filmage pathographique fait conséquemment éclater les distinctions entre la sphère privée et la sphère publique, entre l’intime et le social.

88 Hervé Guibert, Le Mausolée des amants, op. cit., p. 554.

89 Arnaud Genon, « La Pudeur ou l'impudeur d'Hervé Guibert : l'accomplissement par l'image du dévoilement

de soi », dans Lila Ibrahim-Lamrous et Séveryne Muller, [dir.], L'Intimité, Presses Univ. Blaise Pascal (Coll. Cahiers de Recherches du CRLMC), Clermont-Ferrand, 2005, p. 79.

36

1.3.3. Bousculer les frontières de l’intime : le dévoilement de soi, la mort à l’écran et