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III. Pourquoi ne lit-on pas Monique Wittig ?

3.1 Corps illisibles

En 1964, François Nourissier prévoyait l’échec en termes de lisibilité du premier roman wittiguien : « “On” couronnera peut-être bientôt L’Opoponax […] mais on le lira peu, car je crains bien que sa lecture n’apparaisse difficile aux esprits curieux, et fastidieusement inutile aux esprits légers5. » Toujours à propos de L’Opoponax, Anne Germain remarquait : « Ce livre reste difficile à lire, alors qu’il devrait être par son essence même accessible à beaucoup6. » Les exemples se

4 M. WITTIG, Le Corps lesbien, op. cit., p. 7.

5 François NOURISSIER, « L’ Opoponax, roman de Monique Wittig, lu par François Nourissier », Nouvelles littéraires, 12 novembre 1964.

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multiplient, car la lecture de l’œuvre de Monique Wittig peut vraiment se révéler pénible.

Tout d’abord, il faut évidemment se procurer ses livres et il s’agit déjà d’une tâche parfois laborieuse : malgré l’ample diffusion de ses premiers romans, plusieurs textes wittiguiens demeurent inédits ou difficiles à repérer. Par exemple, sa pièce Voyage sans fin n’a été publiée qu’en tant que supplément de la revue Vlasta, en 1985. Aujourd’hui, le numéro qui la contient est presque introuvable. En plus, dans les courtes biographies de l’écrivaine qu’on peut lire dans les volumes qui lui ont été consacrés, quatre pièces de théâtre radiophonique sont toujours citées : la première, L’Amant vert, selon quelqu’un7 a été créé en 1969 et, selon quelqu’un d’autre8, en 1967, mais, en tout cas, elle demeure introuvable, dans sa version audio aussi. En revanche, à l’Inathèque de la Bibliothèque nationale de France, on peut écouter Le Grand-Cric-Jules et Récréation, les deux pièces que Monique Wittig a réalisées en 1972 pour Radio Stuttgart, mais leurs textes n’ont été jamais rendus publics. Dialogue pour les deux frères et la sœur, une pièce toujours écrite en 1972 pour Radio Stuttgart, n’est pareillement pas trouvable.

Lorsqu’on a réussi à entrer en possession des œuvres wittiguiennes, la lecture continue d’être assez complexe. En effet, la difficulté à lire Monique Wittig réside aussi dans l’usage particulier qu’elle fait du langage : sa façon de choisir ses mots, de les travailler en les « brutifiant », l’invention de néologismes et le rôle décisif accordé aux pronoms personnels rendent quelquefois son écriture peu directe. Peut-être est-ce pour cette raison aussi que son œuvre littéraire a eu du mal à franchir la frontière française, malgré le grand nombre de traductions existantes. Effectivement, si on ne peut pas la lire en langue française, la tâche devient encore plus pénible car l’écriture wittiguienne est tellement soignée et recherchée que sa

littéraires, art. cité.

7 Voir, par exemple, Christiane MAKWARD et Madeleine COTTENET-HAGE, Dictionnaire

littéraire des femmes de langue française : de Marie de France à Marie NDiaye, Paris, Karthala Editions, 1996, p. 628.

8 Voir, par exemple, la bibliographie sur le site en ligne consacré à Monique Wittig : http://www.moniquewittig.com.

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spécificité ne peut pas être reproduite aisément dans une autre langue. Les choix linguistiques de Wittig sont étroitement liés au contenu de ses textes et ils manifestent l’intention de l’autrice au point que les exigences grammaticales ou lexicales d’une autre langue peuvent modifier profondément le message contenu dans ses œuvres. Par exemple, on l’a déjà souligné, le protagoniste de Les Guérillères n’est que le pronom « elles » dont la traduction devient difficile dans plusieurs idiomes. Cependant, le travail de translation de cet ouvrage dans une autre langue pose un problème dès son titre : il s’agit d’un néologisme basé sur le mélange des mots « guerrières » et « guérilla. » Gabriele Meixner, qui s’est occupée de la version allemande du texte wittiguien, raconte comment elle a exposé ses soucis à l’autrice :

Je n’ai rencontré Monique qu’une seule fois : c’était en 1979 à Paris, pour parler avec elle de questions liées à la traduction des Guérillères. […] Monique avait la préoccupation constante de parvenir à une bonne traduction. Elle ne voulait pas que nous utilisions le terme « les femmes » pour elles. […] Lorsque j’ai dit à Monique qu’il n’était guère possible de transcrire son néologisme en allemand, elle a répondu simplement : « Il faut le faire9. »

L’intransigeance et la résolution de Wittig sont bien motivées : l’utilisation des pronoms est l’un des fondements de sa poétique et de son projet littéraire et politique, tout comme la création de néologismes. À ce propos, Gabriele Meixner argue : « L’emploi homogène des pronoms caractérise les œuvres de Wittig. Elle pousse les possibilités linguistiques jusqu’à leur limite d’une manière jamais exploitée jusqu’alors et révolutionne par là le contenu10. » On ne s’étonnera donc pas de découvrir le désappointement de Wittig à l’égard de la traduction anglaise11 des Guérillères qui met en scène l’histoire des women, au lieu de la guerre d’elles.

Cependant, la lecture des œuvres wittiguiennes peut être considérée lourde à cause aussi de l’utilisation du féminin. En effet, l’écrivaine tend à “féminiser” les mots, afin d’universaliser la marque du genre féminin et, en conséquence, le point

9 Gabriele MEIXNER, « Monique Wittig ou l’utopie de la liberté », dans B. AUCLERC et Y. CHEVALIER (dir.), Lire Monique Wittig aujourd’hui, op. cit., p. 158.

10 Ibid., p. 159.

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de vue des sujets féminins, ou mieux, des sujets lesbiens. Elle ne se contente pas d’utiliser les pronoms féminins dans Les Guérillères, mais les personnages aussi, qui sont parfois tirés de la mythologie, deviennent féminins. C’est le même cas du Corps lesbien, où l’on rencontre à plusieurs reprises déesses et héroïnes comme « Ulyssea », « Achillea », « Patroclea » et même « Christa12. » Pareillement, dans Brouillon pour un dictionnaire des amantes, Wittig énumère un grand nombre de divinités, toujours au féminin. Par exemple, le dieu Phorcis devient l’amante de Choéré :

PHORCIS ET CHOERE

Deux amantes célèbres qui, dit-on, avaient l’habitude de se rencontrer sous la forme de deux truies blanches. Elles se ressemblaient tant qu’on ne sait pas laquelle a mérité le surnom de Marpessa la Voleuse. C’est pourquoi l’une et l’autre son indifféremment appelées ainsi13.

Certes, le recours fréquent à la mythologie, l’allusion à déesses et héroïnes nommées toujours avec leurs noms difficiles à prononcer puisque transformés au féminin et l’atmosphère chronologiquement et géographiquement lointaine que Monique Wittig crée dans ses œuvres ne favorisent pas une lecture aisée. La lectrice et le lecteur doivent se jeter dans un monde archaïque qui ne peut que les dépayser. Le bouleversement s’intensifie quand les plans temporels s’enchevêtrent et certains éléments de l’histoire narrée deviennent ainsi anachroniques ou très irréalistes. À titre d’exemple, il suffira de rappeler brièvement que, bien que l’histoire des « guérillères » semble être située dans un temps et un espace très anciens, plusieurs détails nous ramènent à une époque plus contemporaine. Ainsi, « elles » vivent dans des kiosques, marchent nues dans la vaste végétation qui les entoure, se nourrissent des fruits qu’elles cueillent des arbres et leur société s’organise par rôles : on peut y trouver les « chasseuses14 », les « porteuses des parfums15 » et même les « porteuses de fables16. » Cependant,

12 Id., Le Corps lesbien, op. cit., p. 16 et p. 30.

13 M. WITTIG et S. ZEIG, Brouillon pour un dictionnaire des amantes, op. cit., p. 57. 14 M. WITTIG, Les Guérillères, op. cit., p. 14.

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en tournant la page, on découvre qu’« elles » utilisent une drôle de machine, tout à fait technologique :

Il existe une machine à enregistrer les écarts. Elle est posée sur un socle d’agate. C’est un parallélépipède de peu de hauteur, au centre d’une prairie […]. Les calculs qui s’opèrent dans la machine sont à tout moment signalés par des cliquetis des déclics des sons aigus des timbres tintinnabulants, des espèces de bruits comparables à ceux d’une caisse enregistreuse. Il y a des lumières qui s’éteignent et qui s’allument suivant des intervalles de temps irréguliers17.

Plutôt que d’un passé archaïque, il s’agit donc sans doute d’un avenir utopique, où l’humanité a fait retour à un état brut et s’est affranchie des conventions de la société contemporaine. On pourrait ainsi affirmer que Monique Wittig réserve le même traitement aux mots et à l’Histoire de l’humanité, en démontrant encore une fois sa confiance en un pouvoir transformateur que la langue peut exercer sur la réalité : en « brutifiant » le langage, on peut amener le réel aussi à un état qui précède les conventions et les contraintes de notre société actuelle. Le résultat d’un tel travail sur la langue ne peut qu’être déstabilisant pour les lecteurs : il s’agit encore une fois d’un élément d’illisibilité.

Cependant, le dépaysement de la lectrice et du lecteur s’intensifie aussi quand ils s’aperçoivent du grand nombre de citations non explicitées qui traversent les œuvres wittiguiennes. Celle ou celui qui décide de retracer toutes les allusions qui peuplent les textes de Wittig entreprend une quête presque impossible, en prenant le risque de rendre la lecture encore plus complexe. Effectivement, dans L’Opoponax, si on s’aperçoit facilement que la protagoniste cite Giacomo Leopardi en italien18 ou Tibulle en latin19, en revanche, il n’est sans doute pas pareillement aisé de reconnaître l’allusion à Louise Labé quand la petite fille écrit

16 Ibid., p. 58.

17 Ibid., p. 32-34.

18 M.WITTIG, L’Opoponax, op. cit., p. 196. Les vers cités sont les suivants : « E tu, lenta ginestra,/ che di selve odorate/ queste campagne adorni. » (Giacomo LEOPARDI, Canti, Firenze,

Felice Le Monnier, 1860, p. 114.)

19 Ibid., p. 216. Le vers cité est le suivant : « Lento me torquet amore. » (TIBULLO, Le Elegie, Milano, Mondadori, 1993, p. 81.)

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dans la terre, au moyen d’un bout de bois : « plaisant repos plein de tranquillité continuez toutes les nuits mon songe20. » Les exemples de la même sorte se multiplient au fil des pages du premier roman de l’écrivaine. La lectrice et le lecteur seront encore plus frustrés lorsqu’ils liront la bibliographie qui se trouve à la fin du Brouillon pour un dictionnaire des amantes : parmi les textes qui y sont énumérés, on trouve en effet, « Brontë Emily, Poèmes, Grande-Bretagne, âge de la vapeur21 », ou encore « Fausta, la Nuit de Walpurgis, Germanie, âge de fer22. » Ici, les noms d’écrivaines célèbres se mélangent à ceux d’auteurs inventés et les références ne sont jamais complètes ni précises, mais plutôt elles suivent la subdivision temporelle crée par Wittig et Zeig dans leur œuvre, où les périodes de l’histoire de l’humanité prennent les noms d’âge d’or, âge d’argent, âge de bronze, âge de fer, âge de la pierre douce, âge de la vapeur, âge du béton, âge de l’acier rapide et âge de gloire23.

L’illisibilité présumée de l’œuvre wittiguienne est donc étroitement liée à sa forme et à son contenu qui reflète le véritable but de ses œuvres, c’est-à-dire la contestation des conventions littéraires et sociales. Une telle contestation peut se manifester d’une façon bouleversante, en devenant donc une raison pour ne pas lire Monique Wittig. Cela premièrement parce qu’un art contestataire doit utiliser un langage en quelque sorte révolutionnaire, afin, d’une part, de souligner les conventions à refuser et, d’autre part, de proposer un imaginaire nouveau. Dans le cas de Wittig, elle se rapproche des autres féministes de son époque, en particulier aux féministes matérialistes, qui luttent contre ce qu’elles nomment « sexolecte » ou « androlecte. » L’un des buts de Wittig est alors celui de faire émerger, en le dénonçant, ce langage machiste et patriarcal, tout en présentant des alternatives à une telle langue. Le résultat est évidemment difficile à lire, car on n’est pas

20 Ibid., p. 201. Les vers cités sont tirés de : Louise LABÉ, Œuvres, Paris, Librairie des bibliophiles, 1875, p. 117.

21 M. WITTIG et S. ZEIG, Brouillon pour un dictionnaire des amantes, op. cit., p. 221. 22 Ibid., p. 222.

23 Dans leur œuvre, Wittig et Zeig réécrivent l’histoire de l’humanité, en inventant aussi sa subdivision. Le futur utopique dans lequel se place le présent de la narration est l’âge d’or, c’est-à-dire une époque de paix où les amantes ont atteint leur évolution la plus complète, en vivant en harmonie avec la nature.

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accoutumé à faire face à un langage pareil. À ce propos, Michèle Causse écrit :

En effet, l’écrivain qui entreprend d’invalider l’androlecte bute contre de telles murailles, se livre à de telles contorsions pour faire sortir de cette langue celle (et celui) qui n’est plus objet ni objectivante, qu’elle peut apparaître illisible voire élitiste et, évidemment, outrancière. Sa tâche en effet la dépasse24.

Le procédé wittiguien de contestation de l’« androlecte » se manifeste tout d’abord à travers la violence de ses textes qui sont des véritables chevaux de Troie. Peut-être, la raison principale de l’illisibilité de l’œuvre de Wittig réside alors justement dans la volonté de l’autrice de bouleverser, gêner, importuner la lectrice et le lecteur. Une telle volonté fait donc partie du projet contestataire de Wittig qui crée délibérément des textes dont la lecture exige un effort intellectuel élevé. Elle opère en quelque sorte une violence sur le langage qu’elle utilise, en le forçant afin de faire émerger ce qu’elle appelle le « cela-va-de-soi » ou le « déjà- là » de la langue. À son avis, tout écrivain doit faire face aux formes conventionnelles qu’on utilise souvent, bien qu’on ne s’aperçoive pas de leur valeur sociale :

Ce que j’appelle le premier mouvement du travail littéraire donc, le regard critique sur le déjà-là des formes qui comporte en même temps une approche pragmatique caractérise (comme pour les critiques qui travaillent dans l’après) leur relation au langage travaillé, à la littérature25.

Ici la poétique de notre autrice se rapproche encore une fois de celle de Sarraute : effectivement, ce « déjà-là des formes » comprend évidemment les lieux communs aussi, que chaque interlocuteur utilise quotidiennement. Une telle utilisation peut agir de façon violente sur la réalité et sur les autres personnes : « Tout acteur social se sert de cette arme des lieux communs quelle que soit leur structure, c’est la forme dégradée de la réciprocité qui a fondé le contrat d’échange26. » Cependant, les discours dominants, contre lesquels Wittig a

24 Michèle CAUSSE, « Une politique textuelle inédite : l’alphalecte », dans N. CHETCUTI et C. MICHARD (dir.), Lesbianisme et féminisme, op. cit., p. 124.

25 M. WITTIG, « Les Formes déjà là : la littérature », dans Le Chantier littéraire, op. cit., p. 89. 26 Id., « Le Contrat social », dans Ibid., p. 69-70. À remarquer qu’une telle conception de la

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longtemps lutté, sont pareillement des « cela-va-de-soi », auxquels on ne donne pas souvent de l’attention.

Un des procédés mis en œuvre par Wittig dans ses textes est donc la prétérition, dont l’usage a été inspiré à l’écrivaine par Alain Robbe-Grillet. Dans Les Guérillères, on peut trouver des nombreux exemples de prétérition en tant que moyen de contestation et dévoilement du « déjà-là » du langage. Ici, Wittig “ne fait pas dire” à « elles » ce qui, en revanche, est dit dans notre société : il s’agit de ce qui est rarement mis en question, ce qui est véhiculé par les discours dominants de la médicine, de la psychologie ou de la philosophie. Ainsi, Wittig dit – en ne le disant pas – ce que son œuvre conteste et refuse. Par exemple :

Elles ne disent pas que les vulves dans leurs formes elliptiques sont à comparer aux soleils, aux planètes, aux galaxies innombrables. Elles ne disent pas que les mouvements giratoires sont comme les vulves. Elles ne disent pas que les vulves sont des formes premières qui comme telles décrivent le monde dans tout son espace, dans tout son mouvement. Elles ne créent pas dans leurs discours des figures conventionnelles à partir de ces symboles27.

La prétérition cache un autre procédé utilisé par Wittig pour déranger la lectrice et le lecteur : il s’agit du dialogisme. Grâce à l’étude de l’œuvre de Dostoïevski menée par Bakthine28, on sait qu’un texte est dialogique lorsque les mots cités rendent évidentes deux perspectives différentes. En d’autres termes, le dialogisme se manifeste à chaque fois qu’un personnage prononce un discours qu’on ressent comme dissonant par rapport au personnage même. Dominique Bourque souligne que le choix des pronoms dans les œuvres wittiguiennes permet la création de discours polyphoniques qui – comme dans le cas de la prétérition – d’une part, explicitent le point de vue de l’autrice et son but, et d’autre part, consentent que les discours refusés soient néanmoins formulés :

Monique Wittig exploite cette souplesse référentielle au maximum en l’associant

communication comme échange de lieux communs rapproche la pensée de Monique Wittig à celle de Nathalie Sarraute.

27 Id., Les Guérillères, op. cit., p. 86.

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non pas à un seul protagoniste ou ensemble de protagonistes – comme par exemple Catherine Legrand et les enfants, une seule ou plusieurs guérillères –, mais à des personnages ou groupes de personnages potentiellement conflictuels et variant sans cesse29.

Ainsi, par exemple, on écoute la voix des enfants et celle de l’enseignante et on comprend clairement les divergences entre les deux, mais on perçoit aussi le but ironique de l’écrivaine lorsqu’elle écrit :

On demande à ma sœur, où il est son mari. Elle dit là-haut avec le doigt vers le haut. On regarde le ciel. On ne voit rien. On dit à ma sœur, on ne le voit pas ton mari. Ma sœur ne veut pas répondre. Quand on insiste elle dit que ça ne l’étonne pas vraiment. Il y a trop de nuages. Il est assis derrière sur un fauteuil. Peut-être qu’il rentre quand même à midi avec le journal. On dit à ma sœur, il revient quand, il ne revient pas, mais quand, jamais, alors il est mort, non il n’est pas mort, et où c’est qu’on met les gens qui sont morts, dans un trou, mais il vont au ciel30 ?

Ici, le dialogisme est d’autant plus dérangeant pour la lectrice et le lecteur car Wittig n’utilise que des virgules entre les lignes du dialogue : ni tirets ni guillemets ne signalent le début et la fin des phrases et les voix pourraient être confondues. Les lecteurs doivent donc s’efforcer premièrement pour reconstituer dans l’esprit la forme du dialogue et ensuite pour comprendre le sens d’un tel passage dans le roman : les enfants entrent en collision avec le monde des adultes, leur hypocrisie, leur façon de répéter et véhiculer les discours dominants de la culture occidentale, parmi lesquels, notamment, la religion31. En commentant ce même passage de L’Opoponax, Bourque affirme :

Si l’éclatement de la frontière entre les mots qui citent et les mots cités oblige le lecteur à redoubler d’attention pour bien saisir qui dit quoi, il crée en revanche un

29 Dominique BOURQUE, « Dire l’inter-dit : la subversion dialogique chez Monique Wittig », dans M.-H. BOURCIER et S. ROBICHON (dir.), Parce que les lesbiennes ne sont pas des femmes, op. cit., p. 115.

30 M.WITTIG, L’Opoponax, op. cit., p. 13-14.

31 Il est aussi intéressant de noter l’existance d’une ligne de pensée qui théorise la “domination adulte”, en unissant Monique Wittig, Rochefort, Delphy et, plus récemment, Bonnardel (Voir, Yves BONNARDEL, La Domination adulte. L’oppression des mineurs, Paris, Myriadis, 2015.)

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texte où les propos de l’instance narrative et des protagonistes peuvent se croiser beaucoup plus librement. Autrement dit, la disparition de cette frontière favorise une plus grande démocratisation de l’espace textuel, l’émergence d’un espace de jeu et de dialogue32.

Cette démocratisation ne se limite pas au niveau des personnages de l’histoire narrée, mais inclut les lecteurs et l’autrice aussi. Claire Michard écrit, à ce