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La lente conversion d’Albert Heim

Rudolf Trümpy (1991) a rappelé la succession des événements après la conférence de Marcel Bertrand de 1884, qui fut accueillie par une indifférence générale…

En 1890, Heim organisa une excursion dont les participants allemands furent amenés à signer « a protocol attesting the validity of Heim’s observations and inferences ».Ce texte concluait (traduction de l’allemand) : « Aujourd’hui, nombreux sont les géologues qui considèrent le double-pli de Glaris, non plus comme une création imaginaire, mais comme un solide marchepied sur la voie de la connaissance de la Nature. Et leur nombre s’accroîtra encore car la Vérité a un grand souffle » [« einen langen Athem hat die Wahrheit »]. Trümpy précise que ces phrases s’adressaient surtout à August Rothpletz qui affirmait la complexité du problème de Glaris dont les masses chevauchantes se seraient, selon lui, déplacées dans des directions variées ; mais Heim s’adressait implicitement aussi à Bertrand, dont il taisait obstinément le nom.

Et c’est ici qu’intervient Eduard Suess, dont le rôle dans la résolution du problème de Glaris a pu paraître ambigu, aux yeux de Bailey en particulier. Dans la préface de ses Tectonic Essays… (1935), ce dernier évoque le fait que Heim a fait figurer en 1922, dans sa Geologie der Schweiz, sous sa coupe « définitive » admettant enfin l’unique chevauchement de Glaris, la mention « Suess, 1892 », qui semble attribuer au maître autrichien la paternité de l’idée.

Interrogeant Heim à ce sujet, Bailey crut comprendre que celle-ci avait été formulée seulement lors d’une conversation entre les deux hommes. L’Écossais se pose alors une question :

« Perhaps some friend may yet tell us whether Bertrand, before he wrote his famous paper, has read the early instalments of Suess’s Antlitz der Erde. »

Il est possible de répondre – posthumément – à Bailey : dans sa note de 1884, Bertrand cite en note infrapaginale ce dernier ouvrage ou, plus exactement, sa 1e partie, éditée en 1883.

On n’y voit cependant pas ce que Bertrand aurait pu en tirer pour son hypothèse. Suess, en effet, a écrit (in La Face de la Terre, I, p. 141-142) : « Si la masse comprimée se replie sur elle-même, elle se dresse en voûtes rompues qui, parfois, peuvent se faire face l’une à l’autre » ; et il cite l’exemple donné « par Escher au Sentis », ajoutant : « Il est parfaitement exact, comme le fait remarquer Heim, qu’un même mouvement peut donner naissance à des plis déjetés en sens contraire : par exemple, dans une chaîne poussée vers le nord [c’est, pense justement Suess, le cas des Alpes], il peut se former des plis déjetés vers le nord et des plis déjetés vers le sud ».

Convenons de la difficulté de ne pas penser que ces phrases ne s’appliquent pas au « double-pli » de Glaris !

On peut en conclure que l’argumentation de Heim avait influencé Suess, et cela d’autant plus qu’en 1888, dans le tome II de l’Antlitz, quand Suess évoque le bassin houiller franco-belge, il cite la note de Bertrand de 1884, d’une manière on ne peut plus indifférente : « Bertrand compare cette zone de recouvrement à certaines portions des Alpes de Glaris ». (Suess, La Face de la Terre, II, p. 139).

Toutefois, dans ses souvenirs (Erinnerungen, 1916, cf. p. 423) posthumes, le maître viennois donne une version quelque peu différente. Il parle d’une visite qu’il fit à Zurich en 1883 :

« Je mentionnai [à Heim ?] mes doutes [sur le double-pli ?] mais me manqua le temps pour un coup d’œil plus précis ». On conçoit que l’opinion du Zurichois choque Suess car elle contredisait la règle qu’il avait énoncée en 1875 dans Die Entstehung der Alpen : dans les chaînes plissées, les poussées dominantes se font en direction des zones externes.

Presque dix ans plus tard, l’été 1892, le maître autrichien est à nouveau en Suisse, accompagné d’un groupe de géologues allemands. Ils escaladent les reliefs au-dessus de Schwanden (Fig. 7), reconnaissant, tranchée net au-dessus du « flysch » paléogène, une bande de calcaires « jurassiques » qui se suit de loin en loin sous les grès [Verrucano] permiens. La quasi-continuité de cette bande calcaire [en fait une mylonite triassico-jurassique, le

« Lochseitenkalk »] prouve la liaison des deux « ailes » du prétendu « double-pli de Glaris ».

Redescendu à Zurich, Suess tente de convaincre son collègue, mais en vain : celui-ci « voulut contrôler les choses ». Bailey (1935) en parla plus tard à Heim qui lui affirma avoir insisté pour que Suess publie son point de vue, mais que celui-ci aurait refusé, disant : « You must do it yourself, if you can agree with the idea ». On comprend que Suess ait hésité à se parer des plumes du paon, étant donné l’antériorité de Bertrand sur le sujet !

En 1894, lors du Congrès géologique international de Zurich, rien n’indique que Heim ait encore changé d’idée sur Glaris, contrairement aux « Souvenirs » (Erinnerungen, 1916) de Suess, qui a prétendu : « Les opinions s’étaient clarifiées. Heim acceptait la nouvelle explication

du “double-pli glaronnais”, Hans Schardt venant d’affirmer le caractère charrié et déraciné des Préalpes romandes. »

Suess gardera le silence sur Glaris jusqu’après la mort de Marcel Bertrand. Dans le tome III de l’Antlitz (Suess, La Face de la Terre, III, p. 718), il écrit : « Dès 1884, Marcel Bertrand exprimait publiquement l’opinion qu’à Glaris il n’y avait qu’un pli unique, venant du Sud. » Et il ajoute, afin d’épargner son ami Heim : « Les travaux classiques d’Albert Heim ont éclairci la face des choses. »

En effet, ce dernier s’est rendu après un long combat (Fig. 8, coupe du bas). En 1901, Maurice Lugeon vient d’exposer à Paris son célèbre travail sur « les grandes nappes de recouvrement des Alpes du Chablais et de la Suisse », où la question de Glaris est traitée dans l’esprit des propositions de Marcel Bertrand. Lugeon en a exposé la teneur à son maître zurichois et l’a convaincu. Dans une « lettre ouverte » du 31 mai 1902, publiée avec son accord par Lugeon à la suite de la note de celui-ci, Heim écrit : « j’incline fortement en faveur de votre manière de voir » et si la « nouvelle théorie [sic !] de MM. Bertrand, Suess et Lugeon [re-sic !] se heurte bien à quelques difficultés de détail », celles-ci « semblent de peu d’importance et seront sans doute aisément surmontables ».

La querelle de Glaris, au bout de vingt ans, est éteinte. En janvier 1907, Heim, qui ne sait pas que Bertrand vit ses derniers jours, prononce dans une conférence à Zurich des paroles, émouvantes quoique tardives, de repentance, que Termier (1908) rapporte : « Wie schüttelten unglaübig den Kopf, und eine Reihe von Jahren blieben diese Hinweisungen von Bertrand vergessen. Heute erfüllt uns Bewenderung vor dem Scherblick unseres Freundes nicht mehr mit uns empfinden kann. » [Incrédules, nous hochions la tête, et bien des années s’écoulèrent à négliger ces prédictions de Bertrand. Aujourd’hui, nous sommes remplis d’admiration pour le coup d’œil aigu de notre ami qui, hélas, maintenant plongé dans les songes d’une pénible aliénation mentale, ne peut plus, avec nous, connaître la joie].

Albert Heim avait été élu, le 12 février 1906, correspondant de l’Académie des sciences de Paris. La signature de Marcel Bertrand atteste de sa présence, quai Conti, ce jour-là. Le rapport de présentation fut fait par Albert de Lapparent, mais on peut croire que, sans la brume intellectuelle qui l’entourait, Marcel Bertrand aurait eu plaisir à célébrer les mérites du maître zurichois.

Bailey a tiré la leçon de ces débats sur Glaris, en écrivant (1935) : « a geologist with Bertrand’s experience was perfectly justified in accepting Heim’s observations and in drawing for them his own conclusions. It is a thousand pities for the credit and progress of our Science that his 1884 paper passed almost unnoticed… ».