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Convergence et diffusion au sein d’une aire linguistique

2 Contact de langues et changement linguistique :

2.3 Convergence et diffusion au sein d’une aire linguistique

Nous avons donc présenté un certain nombre de facteurs qui doivent être pris en compte dans l’étude des interactions entre les langues parlées sur une aire linguistique donnée. Dans ces régions, la convergence entre les langues est en effet façonnée par les relations entre les locuteurs des différentes langues, et à un niveau plus globale, entre les groupes sociolinguistiques. Nous allons à présent nous pencher sur cette notion de « convergence linguistique », définie par Matras (2010 : 68) de la façon suivante :

Une interprétation très large du terme « convergence linguistique » supposerait une augmentation des similitudes entre deux langues, à un quelconque niveau : lexical, phonologique, typologique.107

2.3.1 Convergence linguistique

Janhunen (2007 : 96) détermine quatre processus à l’origine de a convergence entre les différentes langues en contact sur une aire linguistique donnée. Il insiste en particulier sur la nécessité de considérer à la fois les processus « actifs », impliquant un changement linguistique avéré, mais également les processus « passifs », définis comme une absence de changement linguistique. Les premiers, qui sont généralement ceux sur lesquels se concentrent les études sur les effets du contact linguistique, consistent en l’adoption ou la perte d’un trait linguistique donné, sous l’influence des langues voisines. Les seconds concernent la conservation d’un trait linguistique déjà présent dans la langue et que l’on retrouve également dans les langues environnantes, ou l’absence de développement d’un trait linguistique, inconnu par ailleurs dans la zone étudiée.

Tableau 2.4 Processus de convergence aréale selon Janhunen (2007)

Actif Passif

Positif Adoption d’un nouveau trait

Conservation d’un trait primitif Négatif Perte d’un

trait primitif

Absence d’adoption d’un nouveau trait

Ce modèle offre l’avantage de présenter une grille d’analyse globale des dynamiques à l’œuvre dans une situation de convergence. En effet, si les processus actifs de convergence sont les plus faciles à mettre en évidence, et correspondent à peu près aux cas d’« emprunts » ou de « copies » (voir 3.2), les processus passifs ne doivent pas être négligés, comme

107 Texte original : « A very broad interpretation of the term “language convergence” might imply an increase in similarities between two languages at any level : lexical, phonological, typological. »

l’observe Janhunen (2007 : 97). Ainsi, la convergence linguistique se présente comme le résultat de la combinaison de ces quatre processus.

Cependant, comme le rappelle Kaufman (2010), la convergence linguistique ne constitue pas le produit naturel et inéluctable du contact entre les langues :

D’un point de vue structurel, quatre types différents d’absence de convergence peuvent être distingués : la divergence générée par contact, la simplification générée par contact (principalement, une conséquence indirecte de la perte fonctionnelle de langues peu prestigieuses […]), la stabilité linguistique (qui peut être générée par contact […]), et le changement endémique non-convergent (souvent une dérive linguistique ou un changement en direction de formes moins marquées).108 (Kaufman 2010 : 481, gras ajouté)

Nous avons déjà évoqué en 2.2.3. quelques hypothèses sociolinguistiques pouvant expliquer une absence de convergence malgré une situation de contact linguistique (par exemple, du fait de rapports de domination entre les communautés linguistique, et de loyauté envers sa propre langue). Nous verrons en 3.3 quelles raisons d’ordre linguistique peuvent être avancées. Dans le cas où la convergence entre les langues a effectivement lieu, comme dans l’aire Gansu-Qinghai, celle-ci peut s’opérer de différentes manières.

2.3.2 Langues « modèles » et langues « répliques »

Si la convergence entre les langues en contact dans une région donnée n’est pas toujours attestée, celle-ci a effectivement lieu dans l’aire Gansu-Qinghai :

Si l’on considère les traits linguistiques de la région [Gansu-Qinghai] dans son ensemble, on constate qu’en diachronie, ce qui se produit n’est pas seulement le résultat de la tendance normale de chaque paire de langue en contact intense à s’influencer mutuellement, mais bien plutôt une tendance générale à la convergence structurelle entre toutes les langues. (Slater 2003 : 6-7)109

Avant d’aborder les différents modèles proposés pour décrire les faits de convergence linguistique, un point terminologique est nécessaire. En effet, on trouve, dans la littérature, de nombreuses façons de désigner les langues en présence, en fonction des cadres théoriques adoptés et des types d’analyse apportés.

108 Texte original : « From a structural point of view, four different types of non-convergence can be distinguished, namely contact-induced divergence, contact-induced simplification (mostly an indirect consequence of the functional loss of low-prestige languages […]), linguistic stability (which may be contact-induced […]) and non-converging endemic change (often linguistic drift or change toward less marked forms). »

109 Texte oiginal : « If we look at the linguistic features of the region as a whole, we find that what is happening diachronically is not simply the outworking of the normal tendency of any pair of languages in intense contact to influence each other, but, rather, an overall pattern of structural convergence among all of the languages. »

En premier lieu, Thomason & Kaufman (1988) optent pour la dénomination neutre de « langue A » et « langue B ». Ce choix ne nous parait pas judicieux, dans la mesure où il manque de précision et de clarté pour être aisément utilisable.

D’autre part, on trouve fréquemment opposé le couple langue dominante / langue dominée. Une telle terminologie s’attache principalement à décrire les rapports sociaux entre les groupes linguistiques, mais elle reste relativement imprécise : comme on l’a vu en 2.2.2., la « domination » peut revêtir des dimensions diverses qui se trouvent être parfois contradictoires. Elle est utile pour l’étude sociolinguistique, à une période historique précise, de l’équilibre d’une région donnée, mais son intérêt est limité pour l’étude de la structure linguistique proprement dite. Nous restreignons donc l’emploi de ces termes à la description d’une réalité sociolinguistique, sans perdre de vue le fait qu’une communauté linguistique « dominée » à une période historique peut devenir « dominante » à une autre période et qu’une communauté « dominante » sur un point peut être « dominée » dans une autre perspective.

Pour parler des effets du contact sur la structure linguistiques des deux langues étudiées ici, nous adopterons la terminologie proposée par Heine & Kuteva (2005 : 3-4), qui oppose langue « modèle » et langue « réplique ». Cette terminologie a en effet été proposée pour être en accord avec le cadre théorique de la copie linguistique, développé par Johanson (1992), que nous utiliserons dans notre description (voir la section 3.2). Nous ne postulons pas de différence théorique fondamentale avec d’autres terminologies proposées, telles que « langue source » vs. « langue cible » (cf. par exemple Thomason & Kaufman 1988), « langue donneuse » vs. « langue receveuse/récipiendaire », « code étranger » vs. « code de base » (Johanson 1998).

Le rôle de « langue modèle », pour un trait linguistique donné, peut être assumé successivement par plusieurs langues parlées sur l’aire considérée. De plus, le rôle de langue « modèle » et langue « réplique » peut être alternativement joué par différentes langues : une même langue peut servir alternativement de modèle ou de réplique en fonction du trait linguistique considéré. Dans de tels cas de figure, les échanges entre les langues en présence sont multidirectionnels et proviennent alternativement des différentes communautés linguistiques en présence et l’origine de chaque changement pris individuellement reste identifiable. C’est le cas lorsque les communautés linguistiques en contact ont un statut équivalent, que le plurilinguisme est partagé par toutes les communautés, et qu’il n’y a donc pas une « langue dominante » clairement identifiée.

Ainsi Thomason (2003 : 692-693) observe qu’il peut y avoir cooccurrence de deux types de processus dans une situation de contact donnée : les locuteurs de la langue A apprennent imparfaitement la langue B, qu’ils parlent en y incorporant des éléments de leur langue maternelle. Parallèlement, les locuteurs de la langue B incorporent également des éléments de la langue A dans leur langue. Ce double mouvement peut se produire de façon simultanée ou bien correspondre à deux périodes successives de l’histoire des communautés en contact : les deux langues en contact jouent donc le rôle, simultanément ou successivement, de langue modèle et de langue réplique.

2.3.3 Modélisation des processus de convergence

On a montré en 1.1 qu’il y a, dans l’aire Gansu-Qinghai, plusieurs strates successives de contacts, correspondant à des situations de bilinguisme diverses, entre plus de deux groupes typologiques de langues. Les dynamiques de convergence entre les langues peuvent correspondre à l’un ou à l’autre des scénarios de transferts linguistiques proposés par Heine & Kuteva (2005). Ceux-ci attirent ainsi l’attention sur le fait que la diffusion d’un trait linguistique donné peut, d’une part être directe, de la langue modèle vers une ou plusieurs langues répliques. Mais elle peut aussi s’effectuer « en chaine », la première langue réplique servant ensuite de modèle pour la diffusion à une seconde langue réplique :

Fig. 2.1. « Modèles de transfert dans les aires de grammaticalisation

a. M R1 R2

b. M R1

R2 » (Heine & Kuteva 2005 : 183)

Cette double possibilité de diffusions doit être gardée à l’esprit pour les données que nous présenterons. En effet, lorsque – dans la majorité des cas – nous présenterons le tibétain comme la langue modèle, et le salar comme la langue réplique pour un fait linguistique donné, il s’agira d’évaluer si les différences constatées entre les deux langues pour un fait linguistique donné pourrait être expliquées par l’intervention d’une langue tierce, intermédiaire.

A ces deux modèles de diffusion, il faudrait ajouter les cas où deux ou plusieurs langues servent de modèle à un changement linguistique dans une ou plusieurs autre(s) langue(s) en contact :

Fig. 2.2. Langues modèles multiples

a.M1 R1 M2

Rn

Nous verrons que ce schéma est par exemple le plus probable pour expliquer la disparition de la conjugaison personnelle du verbe en salar, que nous décrirons au chapitre 5 : les langues sinitiques, comme les langues tibétiques, ne possèdent pas ce trait grammatical et il semble donc raisonnable de penser qu’elles ont concouru ensemble à la perte de ce trait en salar, plutôt que de postuler l’existence d’une langue modèle unique.

Par ailleurs, il n’est pas toujours possible d’établir l’identité de la langue modèle, notamment lorsque toutes les langues en contact présentent des traits grammaticaux communs, qui les distinguent en même temps de leur famille linguistique respective. Dans de tels cas, seules des données de linguistique historique précises pour chacune des langues concernées peut permettre de déterminer si cette convergence est le fruit du hasard ou du contact linguistique, et, le cas échéant, l’origine et la direction de diffusion du changement linguistique. C’est ce que Muyskens (2000 : 266) résume de la façon suivante :

[O]n peut imaginer que des changements linguistiques parallèles peuvent être à l’origine d’une aire linguistique.110

Dans un tel scénario, les langues évoluent toutes dans une direction semblable, sans que la source de ces changements ne puisse être établie de façon incontestable. Certaines innovations observées à la fois en salar et dans la variété de tibétain de l’Amdo étudiée (ainsi que dans d’autres langues de la région), semblent relever de cette catégorie, dans la mesure où il n’a pas encore été possible d’établir la source de telles innovations. C’est le cas, par exemple, de la grammaticalisation du verbe « regarder » pour former la structure comparative des adjectifs (voir la section 9.4.2). On peut se demander s’il n’y a véritablement pas de langue modèle, dans ce scénario de convergence, ou si, au contraire, une étude approfondie de linguistique historique des diverses langues en présence permettrait d’établir cette source du changement linguistique. Ross (2003), qui emploie le terme de « métatypie » pour désigner ces processus de convergence entre les langues, en particulier lorsque celle-ci ne concerne pas les formes morpho-phonologiques, doute que de tels cas de convergence multidirectionnelle et réciproque, ou sans langue modèle existe réellement :

La métatypie est ce qui donne naissance à un Sprachbund ou une alliance linguistique, où deux ou plusieurs langues sont en contact sur une période longue

110

et deviennent de plus en plus semblables, structurellement […]. On considère souvent que les langues deviennent simplement de plus en plus semblables, convergeant par divers moyens. Cependant, presque tous les cas d’étude montrent une directionnalité du processus : une langue […] s’adapte morpho-syntaxiquement aux constructions d’une autre, sans changement de cette dernière.111 (Ross 2003 : 183)

Cependant, la détermination d’une langue source suppose qu’une documentation historique suffisante de la langue existe et soit disponible, ce qui n’est pas toujours le cas pour les langues de la région étudiée.

2.4 Conclusions et résumé

Dans ce chapitre, les caractéristiques définitoires d’une "aire linguistique" ou Sprachbund ont été définies, afin de montrer que la région de l’Amdo en général, et la zone salarophone en particulier, correspond bien à cette notion. La situation de contact entre le salar et le tibétain a été confrontée aux différents critères proposés dans la littérature pour caractériser ces aires linguistiques, de façon à décrire cette situation dans la perspective plus large de la linguistique aréale.

111

Texte original : « Metatypy is what gives rise to a Sprachbund or language alliance, where two or more languages are in contact over a lengthy period and become structurally more and more similar […]. It is often assumed that languages simply grow more similar to each other, converging on some kind of mean. However, almost all case studies show a one-side process : one language […] adapts morphosyntactically to the constructions of another […], with no change occuring in the latter. »

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