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L’étude de cette controverse met en lumière la diversité des points de vue sur une même réalité qui dès lors disparaît derrière les catégories qui lui sont opposées pour la décrire : dès que

différents regards disciplinaires sont mobilisés, le réel construit n’est plus le même. Il faut prolonger

ce mouvement et étudier cette construction par lequel un objet devient objet, et, dans le même temps,

s’interroger sur les méthodes empiriques – le terrain – déployées à cette fin. C’est à l’objectivation de

l’objectivation qu’il faut désormais s’intéresser. Pour ce faire, il faut monter un dispositif – c’est-à-dire

une configuration précise, à la fois matérielle et idéelle, qui structure les discours et les comportements

(Agamben, 2007) – permettant d’appréhender et saisir les processus d’objectivation mis en œuvre.

C’est le colloque « A travers l’espace de la méthode : les dimensions du terrain en géographie » qui en

tiendra lieu. Je vais d’une part observer les postures que mettent en œuvre les géographes pour parler

de leur terrain, et d’autre part objectiver mes propres pratiques d’observation déployées à la faveur du

colloque. Bref, je veux faire de ce colloque sur le terrain mon terrain : le dispositif ainsi construit me

permettra de m’observer en tant que j’observe les autres et ainsi d’interroger la spécificité de mon

regard. Cela interroge d’emblée la possibilité d’une observation participante (Coenen-Huther, 1995 ;

Peneff, 2009) : comment être un acteur engagé dans une situation et dans le même temps son

observateur

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? Cette question théorique qui interroge le point de vue de l’observateur sous le prisme

de son engagement dans une situation donnée se double dans le cas présent de différents problèmes

qui viennent complexifier encore davantage cette posture. Je ne suis pas anthropologue ; c’est sans

doute la principale limite de cette tentative. Bien plus, cette position d’observateur participant ne va

pas de soi : lors de ce colloque, ma position de co-organisateur a non seulement biaisé mes

observations (mais après tout, il faut expliciter ces biais qui font partie de l’objet à construire) mais

surtout occupé mes esprits : avec les autres organisateurs, nous avons été constamment sollicités pour

assurer le bon déroulement des débats. Mes notes de colloques – qui doivent tenir lieu ici d’un carnet

ou d’un journal de terrain – sont fragmentaires et lacunaires. Elles concernent davantage le fond des

communications et les problèmes scientifiques soulevés que les interactions qui se sont tissées au

cours de ces deux jours et demi

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: j’ai finalement assez peu pris part aux pauses cafés qui sont

pourtant les moments d’échange et de sociabilité les plus intenses dans ce type de manifestation. Avec

un matériau empirique finalement assez peu fourni, le travail d’objectivation sera rendu plus difficile.

Les lignes qui suivent relèveront donc davantage de l’essai : je vais essayer, par l’observation

participante et par l’étude réflexive de mes pratiques de terrain ainsi mises en œuvre, de combler ce

que à quoi je n’ai pu assister à ce colloque.

Si l’on considère, à la manière de Goffman (Goffman, 1973 a et b) que les interactions ont lieu

sur une scène et qu’elles sont constitutives d’une forme de théâtre, il faut donc – avant d’envisager la

pièce qui se joue – délimiter la scène, fixer l’horaire de la représentation, planter scrupuleusement le

décor et définir la distribution des rôles. En répondant à ces questions, je vais tâcher de comprendre

comment on fait d’un lieu et d’un événement un terrain à part entière.

Le colloque s’est déroulé à l’Université d’Artois (Arras) du 18 juin 2008 à 14 h (l’ouverture

protocolaire) jusqu’au 20 juin 2008 à 16 h, la dispersion des participants. La délimitation de la scène

93 Cela ne vaut que pour la sociologie durkheimienne. Des courants concomitants se développent sur des bases diifférentes, comme celui de l’école de Chicago fondé par Robert Park et qui valorise le terrain et l’échelle fine (Grafmeyer et Isaac, 1979).

94 La thèse CIFRE offre un cadre de recherche qui permet de favoriser ce type d’observation, mais, à l’instar de toutes les disciplines non-directement opérationnelles, ce mode de financement est encore peu courant en géographie. Les résultats obtenus sont parfois passionnants et permettent justement de saisir d’autres réalités que celles habituellement observées (par exemple, Vilaça, 2009).

95 Voire : certaines comportent des notes relatives à l’organisation matérielle du colloque, comme celle-ci, retrouvée en marge des notes d’un atelier : « confirmer un repas végétarien ».

s’impose : elle prend la forme de cercles concentriques. Le premier cercle, c’est la ville d’Arras : sa

gare par laquelle les intervenants sont arrivés, ses hôtels, son Hôtel de Ville où a été offert un cocktail,

ses deux grand-places où se trouvaient les cafés et restaurant (notamment La Rapière qui a hébergé

notre dîner de gala) où se sont égayés les participants et où les échanges ont pu se prolonger jusqu’à

des heures très avancées. L’ambiance du colloque a largement été tributaire de cette configuration :

l’éloignement suffisant de Paris a obligé les participants à loger sur place et l’existence d’un

centre-ville bien délimité a favorisé les formes de sociabilité. Dans cette centre-ville, le campus arrageois de

l’Université d’Artois a constitué un deuxième cercle : de construction récente, ce campus très

confortable est situé à quelques minutes de marche de la gare et des hôtels où étaient logée la majorité

des participants. C’est en son sein que se trouvent la Maison des Sciences de l’Homme (qui, dans les

jours précédents, a constitué le QG des organisateurs) et tous les autres services qui ont aidé au bon

déroulement de la manifestation : la reprographie, les services audio-visuels (pour la captation des

débats et l’organisation de l’exposition), l’agence comptable (qui a perçu les frais d’inscription), le

restaurant universitaire… Le troisième cercle est constitué par le bâtiment des Arts, légèrement à

l’écart du campus et surmonté d’un amphithéâtre formant une géode, était inoccupé de ses étudiants à

cette époque de l’année, et nous avons eu totale liberté pour nous l’approprier. C’est dans ce dernier

cercle que s’est tenue la composante scientifique du colloque : un bel amphithéâtre qui a hébergé les

séances plénières, deux salles à l’étage ont accueillis les ateliers. La salle d’exposition du

rez-de-chaussée a été investie par des projections de films relatifs au terrain et par l’affichages de

photographies. D’autres salles ont été mises à la disposition des participants, notamment un vestiaire et

une salle informatique où les participants bénéficiaient d’ordinateurs connectés à Internet et reliés à

des imprimantes. C’est dans ces différents cercles que se sont croisés les différents acteurs.

Ces derniers étaient nombreux et divers. Divers par leur statut : les personnels des différents

services de l’Université d’Artois, les trois étudiants qui ont assuré l’accueil des participants tout au

long de la manifestation, et les participants au colloque. Là encore, plusieurs catégories s’imposent,

selon les critères retenus : il y a ceux qui parlent (les intervenants) et ceux qui sont venus écouter (les

auditeurs). Et au sein des intervenants, il y a de multiples subdivisions possibles : ceux qui ont

organisé, ceux qui ont participé à l’évaluation des propositions et à la validation scientifique de la

manifestation (comité scientifique), les « grands témoins » invités par les organisateurs. Et surtout, un

grand nombre d’intervenants. Là encore, c’est la diversité qui l’emporte : l’origine géographique (un

quart des participants était étranger), le statut (beaucoup de jeunes chercheurs – doctorants ou frais

docteurs – et des retraités, avec une absence étonnante des professeurs qui dirigent aujourd’hui les

UFR et les laboratoires), les thèmes de recherche. Bref, ce colloque a constitué un moment de

rencontres, de discussions et d’échanges. Ces échanges se sont déroulés selon un ordo soigneusement

établi : le temps, comme dans tous les colloques, est sévèrement compté. Les séances plénières, les

ateliers, les pauses, les trajets… s’enchaînent. Et à l’intérieur de chaque séance, la parole est

strictement répartie : temps de présentation, temps de discussion, temps de pause sont mesurés et

contrôlés par les présidents de séance. Tenir les délais a été la principale contrainte du colloque :

terminer tôt les débats pour être à l’heure au cocktail offert à l’Hôtel de Ville, clore les débats avant 16

h pour permettre aux participants de prendre le TGV de 16 h 30 pour Paris… Ce colloque – même s’il

était à mes yeux exceptionnel par l’implication et l’énergie déployée – était une manifestation

scientifique comme il s’en tient beaucoup, à la fin d’une saison déjà bien chargée

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. L’objectivation

consiste donc tout d’abord à rendre insolite ce qui se présente d’abord comme commun, c’est-à-dire

inexplicable pour justement mieux déployer les outils qui permettront de l’expliquer. Il faut donc

chercher à rendre étranger ce qui ne l’est pas, ou, à l’inverse, familier ce qui est inconnu. Ce qui est

vrai pour un pays ou une région étrangers l’est aussi pour toute situation érigée en terrain par la magie

de l’objectivation : c’est dans l’espace laissé libre entre la distance et la proximité, entre l’intelligibilité

et l’incompréhension, entre le dépaysement et le repaysement que se déploie l’objet à construire.

Acta est fabula. Les acteurs ont joué leur rôle correctement : les différents participants, quels

que soient leur statut, leur position ou leur expérience, ont fait ce qu’on attendait d’eux, et se sont

successivement glissés dans les costumes des auditeurs, des intervenants, des contradicteurs et pour

certains des modérateurs et des présidents de séance. Ils ont déployé leurs ressources propres pour

remplir ces rôles. A chaque fois, les codes et les usages ont été respectés, comme si présenter une

communication, animer un atelier ou prendre une part active à un débat étaient des capacités innées

pour les universitaires. Mais ils ont fait bien plus encore : ils ont su, le moment venu, tomber ces

costumes et revêtir ceux du convive bon vivant et de bonne compagnie

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. En quelques jours passés au

sein d’une petite société composée pour l’occasion, les individus ont déployé un large éventail de

dispositions (Lahire, 2005). Si la pièce est bien jouée, l’observateur a peu de prise pour en comprendre

la logique et le déroulement. Il butte alors sur l’étiquette et les convenances – « chers collègues »,

« merci pour cette passionnante contribution » etc. – qui certes déterminent les interactions mais

n’invitent pas à aller au-delà. Au plus permettent-elles d’illustrer l’éventail des compétences des

géographes, aussi bien à l’aise sur le terrain – et parfois des terrains difficiles, lointains, mettant leurs

sujets avec des réalités difficiles voire douloureuses comme cela a été rappelé au cours des débats –

96 La première date envisagée par les organisateurs a dû être finalement modifiée, peu avant la diffusion de l’appel, alors que nous apprenions la tenue d’un autre colloque au même moment. D’ailleurs, certains participants n’ont ainsi pu assister à l’intégralité des débats, pris par d’autres manifestations où leur présence était requise.

97 Comme dans tous les colloques, des moments de sociabilité ont été aménagés, en marge du colloque. En plus des repas au restaurant universitaire et des pauses café qui ont rythmé le déroulement des ateliers, les participants ont pris part à un cocktail offert par la Ville d’Arras dans les salons de l’Hôtel de Ville ainsi qu’à un dîner gastronomique dans l’un des

que dans l’événement mondain que constitue le colloque qui recrée symboliquement la cohésion de la