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4.1 Musique et langage : indépendants?

La question d’indépendance fonctionnelle et anatomique de la musique et du langage est toujours d’actualité dans la communauté scientifique. Ainsi, plusieurs travaux ont pour objectif de comprendre ce qui distingue et/ou unit ces deux domaines. Notre première étude indique bien que l’évaluation des personnes avec MA peut contribuer à mieux comprendre les liens existant entre la musique et le langage et qu’elle peut fournir des indications utiles sur la façon dont la mémoire

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musicale et le mémoire verbale se détériorent suite à l’installation d’une maladie neurodégénérative.

Un nombre considérable de données empiriques suggèrent que la musique et le langage sont dissociés, du moins à certains niveaux. Les arguments les plus convaincants proviennent sans aucun doute des études neuropsychologiques effectuées auprès d’individus cérébrolésés, puisque ces études ont permis de mettre en évidence des double-dissociations entre musique et langage (pour une revue, voir Peretz, 2001; Peretz & Coltheart, 2003). Ces double-dissociations indiquent que le langage et la musique peuvent être compromis de façon sélective par un dommage cérébral, appuyant une indépendance entre les deux domaines.

Malgré leur relative indépendance, certaines données empiriques suggèrent que la musique et le langage recrutent des processus cognitifs et des réseaux cérébraux communs. Ainsi, selon Patel (2003), des processus syntaxiques sous-tendus par les régions frontales (shared syntactic integration resource hypothesis) pourraient être communs au domaine de la musique et du langage. Cette hypothèse est notamment basée sur des évidences indiquant que le cortex frontal, connu pour participer au traitement syntaxique du langage (Heim, Opitz, & Friederici, 2003), participe également au traitement des structures harmoniques (ex. : Koelsch et al., 2002).

Notre étude ne permet pas de se positionner fermement par rapport à cette question d’indépendance. De fait, certaines de nos données appuient l’indépendance de la musique et du langage, alors que d’autres vont plutôt dans le sens d’une association entre les deux. En premier lieu, nous ne trouvons pas de corrélation entre

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la RLT pour le domaine verbal et musical, ce qui va dans le sens d’une indépendance de la mémoire musicale et verbale. Nos résultats en reconnaissance à court terme contrastent avec ceux obtenus en reconnaissance à long terme, puisque nous notons une corrélation positive et significative entre la reconnaissance à court terme pour du matériel verbal et musical. Ce résultat pourrait résulter du fait que la reconnaissance à court terme verbale et la reconnaissance à court terme musicale sont sous-tendues, en tout ou en partie, par des mécanismes communs (Patel, 2003). Par ailleurs, comme une corrélation significative a aussi été observée dans le VN, on ne peut écarter la possibilité que cette corrélation soit imputable à la nature particulière des tâches de reconnaissance à court terme. Dans les deux cas, en effet, c’est à dire tant pour le domaine verbal que musical, la réussite de la tâche reposait, dans une large mesure, sur la mémorisation de l’ordre séquentiel des items. Il est possible que la corrélation obtenue s’explique par une association dans l’habileté à encoder et rappeler l’ordre des items, qu’ils soient verbaux ou musicaux.

Il appert donc que certains de nos résultats vont davantage dans le sens d’une indépendance de la mémoire musicale et verbale, alors que d’autres suggèrent un recoupement entre les deux domaines. Par ailleurs, les deux visions ne sont pas mutuellement exclusives. Il est en effet possible que seules certaines composantes associées à la musique soient spécifiques à ce type de matériel, mais que d’autres composantes ou processus soient partagés avec le langage et/ou d’autres domaines. Une des composantes possiblement spécifique à la musique serait l’encodage de la hauteur tonale (Peretz, 2006). Ainsi, des dissociations pourraient être observées lorsque les tâches utilisées sont « pures » et sollicitent les processus spécifiques à

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chaque domaine. En contrepartie, de telles dissociations ne pourraient pas être mises en évidence quand elles sont évaluées en faisant appel à des épreuves « impures » et qui font appel à des processus partagés par les deux domaines. On peut émettre l’hypothèse que nos tâches de reconnaissance à long terme sollicitaient davantage les processus spécifiques à chacun des domaines que ne le faisaient les tâches de reconnaissance à court terme. En somme, des études additionnelles sont nécessaires afin de mieux comprendre ce qui distingue et unit la musique et le langage. Il n’en demeure pas moins que l’examen des personnes avec MA peut s’avérer utile pour contribuer à cette question.

4.2 Recollection et familiarité : indépendantes?

La présente thèse peut également aider à mieux comprendre les processus de recollection et de familiarité et peut contribuer à la question de leur indépendance. En premier lieu, plusieurs études ont montré que la recollection et la familiarité pouvaient être dissociées au niveau expérimental et anatomique, appuyant l’indépendance des deux processus (pour une revue, voir Yonelinas 2002). Malgré ces appuis empiriques, l’hypothèse d’indépendance ne fait pas consensus. De fait, selon d’autres auteurs, la recollection et la familiarité ne constitueraient pas deux processus distincts. Elles reflèteraient plutôt deux intensités différentes de trace mnésique, la recollection représentant une forte trace et la familiarité une faible trace (Squire, Wixted, & Clark, 2007). Ce débat, qui persiste toujours, a entraîné la publication d’un nombre considérable d’études empiriques adressant cette question. Même si l’objectif premier de la seconde étude n’était pas de tester l’indépendance

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de la recollection et de la familiarité, les résultats obtenus peuvent néanmoins contribuer à cette question.

Des arguments appuyant l’indépendance de la recollection et de la familiarité proviennent d’études qui ont montré que certaines manipulations expérimentales ont un impact différent sur la recollection et la familiarité (pour une revue, voir Yonelinas, 2002). À ce titre, nous avons reproduit des résultats publiés antérieurement indiquant que la nouveauté du matériel n’influence pas de la même façon la recollection et la familiarité. Ainsi, chez de jeunes adultes, des taux plus élevés de recollection sont observés pour des stimuli connus comparativement aux stimuli inconnus, alors que des taux de familiarité plus élevés sont associés aux stimuli inconnus comparativement aux stimuli connus. Bien que cet effet de la nouveauté du matériel ait déjà été rapporté par le passé, notre étude permet de le consolider davantage. De fait, cet impact de la nouveauté du matériel a été objectivé tant dans le domaine verbal que musical, et ce, en utilisant des tâches appariées selon plusieurs caractéristiques. De plus, et contrairement aux études antérieures, la méthode d’indépendance a été choisie pour estimer la familiarité, ce qui nous a permis d’éviter une éventuelle sous-estimation de ce processus. Cet effet de la nouveauté sur la recollection et la familiarité suggère donc qu’il y ait une dissociation, au niveau expérimental, entre les deux processus.

D’autres arguments en faveur de l’indépendance de la recollection et de la familiarité proviennent d’études montrant que ces deux processus recrutent des régions cérébrales distinctes. D’abord, les expériences d’imagerie cérébrale réalisées auprès de participants neurologiquement sains ont fourni des renseignements

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pertinents à ce sujet en montrant que la recollection et la familiarité n’étaient pas associées aux mêmes patrons d’activation cérébrale (Eichenbaum, Yonelinas, & Ranganath, 2007; Skinner & Fernandes, 2007). De plus, des études qui ont examiné l’effet d’un dommage cérébral sur les capacités de recollection et de familiarité ont montré que l’intégrité de l’hippocampe était nécessaire à la recollection de l’information (Eichenbaum et al., 2007; Skinner & Fernandes, 2007), alors qu’une lésion du lobe frontal compromettrait la familiarité (Duarte, Ranganath, & Knight, 2005; MacPherson et al., 2008).

Nos données appuient cette dissociation entre recollection et familiarité. La comparaison des résultats des personnes avec TCL et de ceux des personnes âgées saines a permis de mettre en évidence un déficit de recollection dans le TCL, sans atteinte de la familiarité. Comme les personnes avec TCL se caractérisent habituellement par des dommages relativement circonscrits du lobe temporal médian et de l’hippocampe (Jack et al., 1999; Nordahl et al., 2005), ces données appuient l’hypothèse voulant que l’hippocampe soit nécessaire à la recollection, mais non à la familiarité. Par ailleurs, le VN se caractérise habituellement par des modifications cérébrales affectant le cortex frontal et la région hippocampique (Raz et al., 2005). Lorsque les personnes âgées sont comparées à de jeunes adultes, elles affichent des performances réduites tant en recollection qu’en familiarité. Ce résultat est donc cohérent avec l’idée voulant que les réseaux frontaux participent activement à la familiarité. Les explications que nous proposons quant aux substrats neuroanatomiques des changements observés chez les personnes avec TCL ou VN restent toutefois spéculatives. En effet, nous n’avons pas recueilli de données

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neuroanatomiques structurales ou fonctionnelles chez nos participants et nous ne pouvons donc pas être assurés que le patron cognitif observé soit causé par les changements neuroanatomiques typiques de ces populations.

De façon intéressante, les patrons d’atteintes de nos participants vont à l’encontre de l’hypothèse voulant que la recollection et la familiarité reflètent deux intensités différentes de trace mnésique (Squire et al., 2007). En effet, nos participants vieillissant normalement présentaient une atteinte de la familiarité, alors que les personnes avec TCL, qui ont pourtant des déficits mnésiques plus importants, ne montraient pas d’atteinte de ce processus. Si la familiarité est associée à une trace mnésique plus faible que la recollection, on se serait plutôt attendu à ce qu’elle soit compromise de façon plus importante dans le TCL que dans le VN.

En résumé, nos résultats supportent davantage l’hypothèse d’indépendance entre la recollection et la familiarité que l’hypothèse voulant que ces processus représentent deux intensités de trace mnésique. Par ailleurs, il importe de rappeler que notre étude ne visait pas à tester directement ces hypothèses. Malgré cela, notre travail de recherche a montré que l’évaluation de personnes qui présentent des atteintes mnésiques liées au vieillissement normal et pathologique peut s’avérer très pertinente pour documenter cette question théorique.

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