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I. LA MONDIALISATION COMME DISCOURS ORGANISATEUR DE LA STRATÉGIE DE L'ÉTAT

I.3. Les contradictions de la forme canadienne de néolibéralisme, au coeur d’une dynamique d’innovation politique à

Avant d’en venir à l’examen des formes concrètes de l'ajustement et des tensions dans l'ordre politique canadien qu'il a engendré, il n'est sans doute pas inutile de faire un bilan des analyses précédentes en faisant ressortir les principales caractéristiques du nouveau référentiel intellectuel du gouvernement fédéral libéral, tel qu'il ressort de l'ensemble des rapports que nous avons examinés.

La première caractéristique de ce référentiel est que la mondialisation qui en est le coeur n'y est pas seulement vue comme une fatalité économique à laquelle tout pays doit faire face. La mondialisation est aussi et surtout envisagée, dans une perspective qui renouvelle la vision stratégique de P. E. Trudeau, comme un processus politique à activer à des fins de puissance, avec la visée de construire le Canada à partir de l'extérieur en l'affirmant comme acteur à part entière de la scène internationale. Ainsi la mondialisation est vue par les élites politiques fédérales canadiennes comme un moyen de se libérer de l'emprise des Etats-Unis et de renforcer l'unité canadienne, un peu de la même manière que, pour les élites politiques européennes, l’intégration économique continentale et

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Ce recours contradictoire à l'unilatéralisme, alors qu'est prêché par ailleurs le dialogue et la concertation, évoque irrésistiblement le même type de contradiction mis en exergue dans un autre rapport, français cette fois, également destiné à penser une stratégie d'insertion dans la mondialisation. Dans le "Rapport Minc", La France de l'an 2000, on trouve en effet décrit "un mode sophistiqué d’exercice du pouvoir politique" formé des mêmes ingrédients : "conscient que le temps de la société ne correspond pas à celui de la politique et qu’à vouloir trop violer le premier, le risque est grand de conduire la seconde à l’impuissance. Convaincu que l’opinion, une fois mûre, le politique se doit de trancher, mais aussi que, dans certains cas, il lui faut passer outre à l’opposition de la société. Désireux de contractualiser au maximum les changements, dès lors qu’il trouve des interlocuteurs responsables. Soucieux néanmoins de ne pas se laisser piéger, dans certains cas, par l’absence de dialogue social et d’avancer. Régalien à l’occasion, consensuel à d’autres moments, autoritaire parfois, ouvert par principe : que de vertus souvent contradictoires exige l’impératif de réforme …” (ibid., p. 176-77, c'est nous qui soulignons).

les politiques néolibérales ont été le moyen de relancer la construction politique de l’Europe. Dans ces deux cas, on est en fait en présence de ce que Ch. Deblock (1999) a pu qualifier de "mercantilisme libéral", c'est-à-dire d'une mobilisation par certains Etats du libéralisme économique à des fins de renouvellement de leur puissance.

Cette première caractéristique, essentielle à nos yeux, de la stratégie du gouvernement fédéral libéral canadien en explique un second trait frappant, le fait que bien qu'elle appelle un ajustement néolibéral, elle ne rompt pas véritablement, y compris au niveau du discours, avec les valeurs de l'Etat-providence. Comme l’ont noté J. Beauchemin, G. Bourque et J. Duchastel, le néolibéralisme du gouvernement libéral canadien, est moins un renversement du “ providentialisme ” qui servait auparavant de référentiel aux élites politiques canadiennes que sa reformulation. Dans le discours fédéral, “ la reconnaissance des grandes valeurs politiques du providentialisme ne relève pas de la stratégie ou de la ruse politiciennes. Contrairement à ce que l’épithète peut laisser entendre, le discours néolibéral n’abandonne pas radicalement les valeurs fondatrices du providentialisme ” (Beauchemin, Bourque, Duchastel, 1995, p. 35). L’égalité, même si l’accent est plutôt mis sur l’égalité des chances que sur celle des résultats58, la formation du capital humain, la sortie de la pauvreté, le capital social, la cohésion sociale continuent d’être valorisés comme “ valeurs spécifiquement canadiennes ”.

Ce qui change, ce sont les fondements de la légitimité de ces valeurs : elles valent désormais surtout parce qu'elles sont la source d’avantages économiques comparatifs dans la compétition internationale, et non plus en raison de principes immanents de justice sociale ou comme fondements du lien politique ou du contrat social59. Mais cette légitimation économiciste n'empêche pas qu'on soit ici à l’opposé de la conception prévalant dans le diagramme néolibéral pur où l’inégalité est vue comme nécessaire à la productivité et à la croissance, inégalité par ailleurs considérée comme juste dans la mesure où elle permettrait aux plus démunis d’obtenir plus que dans une configuration plus égalitaire mais moins efficace en terme de croissance globale de la richesse (Théret, 1994).

A contrario, l’inégalité est dans le référentiel libéral canadien fondamentalement injuste et inefficace, et elle ne peut être justifiée que par la nécessité de s’aligner sur les Etats-Unis et de

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La plupart des réformes de la protection sociale mises en oeuvre par les néolibéraux conservateurs avant l’arrivée au pouvoir des libéraux visaient, quant à elles, une certaine égalité des résultats et ont augmenté le pouvoir redistributif des transferts sociaux (cf. Myles, 1996, Banting, 1997a).

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La rhétorique fédérale est ainsi très proche de celle de l’OCDE lorsque celle-ci s’inquiète du “ désenchantement politique de plus en plus vif, résultat d’une polarisation croissante des revenus, de la persistance de niveaux élevés de chômage et d’une exclusion sociale de plus en plus répandue ” parce que “ ce malaise gagne de plus en plus la société et menace à la fois le mouvement de flexibilisation de l’économie et les mesures favorisant la concurrence, la mondialisation et l’innovation technologique ” (OCDE, 1997, cité par Jenson, 1998, p. 6).

participer à la révolution de l’information. Il revient alors aux gouvernements de la compenser en mobilisant l’ordre politique à cette fin60. En d'autres termes, pour les libéraux canadiens, il n’y a pas au fond de dilemme entre efficacité et équité, car l’égalité favorise plutôt qu'elle est un obstacle à la croissance61. Dans le nouveau référentiel global des élites fédérales, le capital social et la cohésion sociale sont valorisés en tant que facteurs productifs62 et, en conséquence, les réformes faites dans les programmes de transfert de revenu doivent être jugées à leur capacité induite à réduire les inégalités de marché. Le néolibéralisme à la canadienne n'est donc pas de type strictement économiciste, bien qu’il se réfère au primat de l’économique : il considère qu’on “ ne peut certes chercher à atteindre des objectifs sociaux sans tenir compte de la capacité économique ”, mais aussi que “ la reprise économique ne peut être soutenue sans résoudre les problèmes de développement humain et de cohésion sociale. Toute mesure pour atteindre un objectif se répercutera sur les mesures qui en visent un autre, si bien qu'il faut nécessairement adopter une démarche intégrée ”.

En outre en affirmant "qu'une attention accrue au développement humain, surtout à l'acquisition de connaissances et de compétences et à la capacité d'apprendre des personnes, est une condition fondamentale de la croissance économique et de la compétitivité à long terme", le discours libéral canadien s'apparente finalement plus aux théories économiques dites de la "croissance endogène" qu'aux approches purement libérales fondées sur l'idée du marché autorégulateur. Car il ne s'agit pas de laisser de côté un partie de la population en raison de son incapacité à faire face aux nouveaux défis de la compétitivité. Bien au contraire, selon le gouvernement fédéral, "le défi un peu intimidant que nous devons relever est de faire en sorte que tous les membres de la société aient la possibilité de participer pleinement à l'activité économique. Une société civile et saine est une société plus productive. Les personnes actuellement exclues de la population active doivent être en mesure d'y entrer et d'y rester. Nous devons également inciter ceux et celles qui font actuellement partie de la population active à continuer d'apprendre toute leur vie ”.

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Selon un expert de l’OCDE, le Canada se caractériserait par une position intermédiaire entre celles des pays les plus néolibéraux (comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou la Nouvelle Zélande) et ceux qui (comme la France ou l’Australie) n’aiment pas “ l’idée d’adopter des politiques qui risquent de creuser les disparités salariales ”, cette position intermédiaire se traduisant par la reconnaissance de “ la nécessité d’un compromis entre une politique qui favorise l’efficacité économique et une politique qui renforce l’équité sociale ” (Rapport sommaire des rencontres avec de hauts représentants de l’OCDE (…), 12-14 janvier 1998).

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“ Certaines recherches empiriques ont permis d’établir une corrélation positive, pour des pays donnés, entre le degré d’égalité sociale et la capacité historique de croissance économique ” (Les particuliers et les familles face au changement )

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“ Les participants aux débats qui se déroulent au Canada et à l'étranger supposent habituellement que le progrès social et économique d'un pays ou d'une collectivité est favorisé par la cohésion sociale. La réalité de cette corrélation est confirmée par la situation contraire dans des sociétés où l'absence de cohésion sociale, la violence et le bouleversement de l'ordre social ont un coût social et économique très élevé ” (Points névralgiques à moyen terme).

Comment expliquer cet hystérèse du providentialisme ? Sans doute d'abord par le fait que c'est le même parti libéral qui a été un des acteurs principaux de la construction de l'Etat-Providence canadien dans la période précédente63. Mais aussi et surtout par le fait que l'EPC est au coeur du lien territorial canadien, et que le défaire, ce serait aussi menacer la survie du Canada en tant que pays et société, et donc la légitimité fonctionnelle de l'Etat fédéral64. Bref, ce serait miner le projet mercantiliste libéral lui-même.

Le problème alors, c’est qu’en se distanciant ainsi du néolibéralisme de pure obédience et en y insufflant une bonne dose de théorie de la croissance endogène, le discours perd beaucoup de sa cohérence et exhibe diverses contradictions. Rappelons les quatre principales d'entre elles.

Tout d'abord, vouloir simultanément faire le jeu de l’universalisme marchand pour en tirer des bénéfices de puissance et conserver ce qui a fait la spécificité de l’expérience historique canadienne au plan politique relève de la quadrature du cercle. Il y a en effet une contradiction fondamentale entre l’intégration qui s'accompagne d’une contrainte d’harmonisation et/ou de convergence institutionnelle et le maintien d’une spécificité culturelle, d’une identité propre historiquement constituée. Pour contenir cette contradiction dans des limites de viabilité, il faut définir les bornes au- delà desquelles l'harmonisation est refusée, ce que ne fait pas, on l'a vu, le discours fédéral.

Une deuxième contradiction a trait à l'individualisme radical dont est porteur l'universalisme marchand, un individualisme dont l'extension et l'intensification entravent la constitution et/ou la reproduction du capital social nécessaire à la compétitivité nationale. Dans le système mondialisé où, selon le discours fédéral, ce sont des sociétés qui sont en compétition et non pas des individus, il y a contradiction entre compétitivité des nations et promotion de l'individualisme. Là encore, l'Etat, pour maintenir son rang économique dans le monde, doit tracer des limites à la responsabilisation individuelle et promouvoir la responsabilité collective face aux risques sociaux, ce que ne fait pas non plus le discours fédéral qui au contraire considère que des mesures micro-économiques de type

supply-side favorisant l'employabilité peuvent produire du lien social en favorisant l'emploi,

indépendamment de toute politique macro-économique favorisant la croissance.

Une troisième contradiction de la stratégie envisagée a trait au type de gouvernabilité qu'elle envisage. Le recours à la puissance douce comme ressource essentielle pour l'exercice du leadership

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"Jusqu'aux années 1990, tant que l'aide sociale restait populaire chez les entrepreneurs et dans le public, le Parti libéral se présentait lui-même couramment comme le parti qui avait créé l'Etat-providence" (Moscovitch, 1997, p. 118).

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"Le Canada en tant que tout doit être un Etat-providence réussi; sinon, sa survie en tant qu'Etat est douteuse. Cela est vrai avec le Canada que nous avons, un Canada incluant le Québec. Au cas où nous devrions nous réorganiser sans le Québec, l'Etat-providence sera un impératif encore plus nécessaire. S’il en allait autrement, les ciments qui nous maintiennent ensemble ne tiendront pas longtemps contre les forces centrifuges du régionalisme" (Kent, 1997, pp. 246-47).

du gouvernement fédéral dans un système de pouvoir conçu comme polycentrique se heurte aux conditions mêmes de la constitution de cette puissance douce comme ressource de pouvoir. La puissance douce associée à la maîtrise de l'information et de la communication suppose la confiance dans l'information communiquée et, par conséquent, la reconnaissance de l'émetteur des messages en tant que "source autorisée", c'est-à-dire sa constitution en autorité légitime préalablement à sa constitution en pouvoir. Or l’ambiguïté du discours fédéral quant à la possibilité de maintenir un système de valeurs spécifiquement canadien dans le processus de mondialisation, son incapacité à fixer des limites claires à la convergence vers le modèle américain et donc à circonscrire les risques sociaux et politiques de l'intégration économique continentale, minent le terrain sur lequel l'Etat fédéral pourrait construire une telle autorité et accéder à un leadership au niveau des valeurs. Il y a donc contradiction dans le discours fédéral entre la volonté qui y est affichée de recourir à la puissance douce pour gouverner et l'incapacité des élites libérales à élaborer un grand projet mobilisateur de la société canadienne, ce qui se traduit dans leur vision du monde par une indétermination quant à l'avenir même du Canada en tant que société politique.

D'où une quatrième contradiction du référentiel libéral canadien entre le type de gouvernabilité qui y est affiché comme idéal, une gouvernance impliquant une concertation-négociation permanente entre tous les acteurs publics comme privés et donc, notamment, avec les gouvernements provinciaux, et la manière unilatérale dont en pratique l'Etat fédéral est conduit à l'imposer à ces divers acteurs.

Ces contradictions discursives qui correspondent à des tensions dans les pratiques gouvernementales constituent le véritable défi du projet fédéral. Pour les experts gouvernementaux qui reconnaissent implicitement, voire explicitement, ces tensions, l'impossibilité de leur apporter une solution sur le plan stratégique serait momentanée et imputable au trop faible développement de la réflexion les concernant, et c’est pourquoi un programme de recherche ambitieux est lancé et précisé. Mais, dans la mesure où ces tensions expriment précisément les limites de la stratégie adoptée, on doit plutôt considérer que leur équilibration n’appelle pas en réalité de réponse stratégique. Elle demande seulement une solution sur le fil du rasoir en forme de compromis tactique et d’équilibre instable, source d’une dynamique politique et sociale qui doit être canalisée et régulée.

Il n'y a pas, en effet, de stratégie précise ouverte à un acteur central qui soit capable de fixer un point d’équilibre entre les exigences contradictoires du projet mercantiliste libéral du gouvernement fédéral. Seule une dynamique d’apprentissage organisationnel et institutionnel peut conduire à un compromis dans le conflit entre les logiques économique et politique qui sont simultanément

stimulées. Le maintien dans le temps de ce compromis, la régulation de ce conflit, dépendront des règles d’arbitrage instituées par la pratique de la confrontation entre les divers acteurs collectifs impliqués. En insistant d’ailleurs sur le polycentrisme des nouvelles formes de gouvernance qui se développent dans le même cours que la mondialisation, le gouvernement fédéral n’est pas loin de reconnaître explicitement cet état de fait. C’est par des procédures de négociations au sein de communautés de politiques publiques que les équilibres sont susceptibles d'être trouvés et relativement stabilisés, ainsi que nous allons le voir maintenant.

II. LES CONSÉQUENCES PRATIQUES DE LA STRATÉGIE FÉDÉRALE DE