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B) La politisation européenne de l’Etat de droit

1. Le contexte hongrois particulier

Après huit ans au gouvernement dont des dernières années marquées par une crise

politique, économique et sociale profonde, la gauche hongroise a perdu les élections

législatives au printemps 2010. L’ancien parti du gouvernement, le Parti socialiste

hongrois (MSZP) a obtenu seulement 15 % des sièges au Parlement. L’alliance de

centre-droite composée du Fidesz et du Parti Populaire Démocrate-chrétien

(Fidesz-KDNP) a remporté 68% des sièges. Le parti eurosceptique d’extrême droite, le

Jobbik est entré au Parlement pour la première fois. Il est devenu la deuxième force

d’opposition occupant 12% des sièges. Le reste des sièges (4%) a été obtenu par le

parti libéral nommé « La politique peut être différente » (LMP)63

.

Ces résultats extraordinaires ont donné une majorité des deux tiers au parti

gouvernemental face à une gauche écrasée et concurrencée par l’extrême droite.

Les raisons de ce phénomène doivent être recherchées dans l’échec politique qui a

accompagné le gouvernement précédent tout au long de son mandat. L’année 2006

a été marquée par les plus grandes vagues de manifestations dans l’histoire de la

Hongrie après le changement du régime. C’est la fuite du discours d’Őszöd du

premier ministre socialiste Ferenc Gyurcsány qui a fait sortir les Hongrois dans les

rues tant dans la capitale que dans les villes de campagne. Dans ce discours

confidentiel lancé devant son parti juste après les élections législatives du printemps

63 Résultat des élections législatives de 2010 disponible sur:

http://www.nvi.hu/hu/parval2010/354/354_0_index.html, consulté le 5 novembre 2017

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2006, le premier ministre a reconnu « avoir menti le matin, la nuit et le soir »64

aux

électeurs pour pouvoir gagner les élections. Le fragment suivant permet de

comprendre comment le pays a pu entrer dans un état d’esprit exceptionnel : « En

Europe pareille ânerie n’a encore été faite par aucun pays, telle que nous l’avons

faite. On peut l’expliquer. Il est évident qu’on a menti pendant les une ou deux

dernières années d’un bout à l’autre. Il était absolument clair que ce que nous

disions n’était pas vrai. On est tellement au-delà des possibilités du pays au point

que nous n’aurions pas pu imaginer auparavant que le gouvernement commun du

Parti socialiste hongrois et des libéraux n’agisse jamais ainsi. Et pendant ce temps-là

par ailleurs nous n’avons rien fait pendant quatre ans. Rien. » Malgré les

manifestations continues à partir de l’automne 2006, le premier ministre a refusé de

démissionner. Ce n’est qu’en 2009 qu’il a cédé sa place à son ancien ministre de

l’économie, Gordon Bajnai. Ce dernier a créé un gouvernement qui s’autoproclamait

comme un « gouvernement composé d’experts » pour consolider la situation

économique du pays. Les tentatives de consolidation ont été l’instauration des

mesures d’austérité extraordinaires et la prise d’un emprunt tout aussi extraordinaire

auprès du FMI.

C’est dans ces conditions que le Fidesz-KDNP a obtenu une majorité des deux tiers

au Parlement. Cette majorité lui a conféré un pouvoir politique très important lui

permettant de changer même la Constitution. Le gouvernement a considéré avoir

reçu un mandat extraordinaire pour sortir le pays d’une situation politique,

économique et sociale très difficile. Il a très vite entamé des réformes profondes et

rapides. L’adoption d’une nouvelle Loi fondamentale a été mise à l’ordre du jour ainsi

que la préparation des nouveaux codes civil, pénal et administratif. Un tournant

économique était également envisagé. La Commission européenne ayant refusé de

donner son accord à une politique de souplesse budgétaire, le gouvernement de

Viktor Orbán a eu recours à des solutions économiques non orthodoxes. Par

exemple, il a introduit des taxes extraordinaires sur les banques et sur les grandes

entreprises multinationales, et il a adopté une législation permettant de diminuer

64 Discours du Premier ministre Ferenc Gyurcsány prononcé à Balatonőszöd en mai 2006, disponible

sur:

https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_complet_de_Ferenc_Gyurcs%C3%A1ny_%C3%A0_Balaton%C

5%91sz%C3%B6d_en_mai_2006, consulté le 10 juin 2017

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radicalement les factures énergétiques des ménages aux dépens des grandes

entreprises privées de service public.

Les rapports de force nationaux et les réformes accélérées du gouvernement ont

placé l’opposition hongroise dans une situation politique particulièrement difficile.

L’opposition se sentait éliminée des décisions politiques de grande importance et elle

a dénoncé très vite le comportement gouvernemental qu’elle considérait autoritaire.

L’adoption par la majorité gouvernementale d’une nouvelle loi sur les médias a été

perçue par les forces de l’opposition comme un abus du pouvoir gouvernemental.

Dans ce contexte, il est possible de comprendre comment la nouvelle loi a pu devenir

l’objet d’un débat politique virulent. La législation à propos des médias constitue en

général un domaine très sensible. Il s’agit d’un secteur présentant d’importants

enjeux pour les divers acteurs politiques et économiques. La régulation des activités

médiatiques rentre également sur le terrain de l’Etat de droit. Non seulement elle doit

tenir compte des enjeux constitutionnels tel que la liberté d’expression ou le

pluralisme politique, mais elle doit parfois les concilier avec d’autres principes

fondamentaux comme l’interdiction du discours de haine. Une nouvelle loi sur les

médias offre par sa nature même une occasion pour soulever des questions quant à

l’Etat de droit.

Pour comprendre, comment cette loi a pu devenir objet d’un débat politique

européen, il faut rappeler une autre circonstance essentielle. A partir du 1er

janvier

2011, c’était à la Hongrie d’assurer la présidence tournante du Conseil de l’Union

européenne. Cela a placé le pays au centre de l’attention médiatique européenne.

La première critique internationale contre la loi hongroise sur les médias montre

clairement l’alignement des planètes en faveur d’un débat européen de l’Etat de droit

à travers le cas hongrois. Les propos déclencheurs ont été formulés par Jean

Asselborn. Il s’agit d’un homme politique de gauche, ancien président du Parti ouvrier

socialiste luxembourgeois et ancien vice-président de l’Alliance progressiste des

socialistes et démocrates au Parlement européen (S&D). Il s’agit du parti européen

dont le Parti socialiste hongrois (MSZP) fait également partie. A l’époque, Jean

Asselborn était ministre des affaires étrangères et vice-premier ministre du

gouvernement de Jean-Claude Juncker. Le 21 décembre 2010, au jour de l’adoption

de la nouvelle loi sur les médias en Hongrie, le vice premier-ministre luxembourgeois

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a donné un entretien au Reuters.65 Il a affirmé que le projet de loi hongrois « violait

clairement l’esprit et les lettres des traités européens ». Il a également introduit un

cadrage « Etat de droit » en formulant une accusation lourde à l’encontre du premier

ministre hongrois, Viktor Orbán : « jusqu’ici, (Alexander) Lukashenko était considéré

comme le dernier dictateur en Europe. Lorsque la loi entrera en vigueur, cela ne sera

plus le cas. » Il a aussi ajouté que la loi « constituait un danger direct pour la

démocratie », car « (l’)Etat allait contrôler l’opinion ». L’entretien établit également un

lien clair avec la présidence hongroise du Conseil. L’interviewé a notamment estimé

que « la question devait être soulevée si un tel pays méritait de présider l’UE ».

Finalement, il a fait du sujet un enjeu européen, en appelant la Commission

européenne à réagir.