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Consumers – Fan – Cultist – Enthusiast – Petty producer Figure 5 Reproduction du tableau The audience continuum (1998, p 141).

Abercrombie et Longhurst considèrent ensuite deux autres catégories qu’ils placent à chaque extrémité du spectre de ces trois statuts : le consommateur et le petit producteur (petty producer), tel que mentionné plus haut. C’est exactement l’existence de ces derniers que Hills critique dans la proposition des auteurs. Le consommateur est le néophyte, alors que le petty producer est le fan spécialiste qui a intégré le marché et qui gagne financièrement sa vie avec les talents développés dans son fandom. Il est l’enthousiaste qui décide de mettre à profit ses compétences de fan à plein temps (Abercrombie & Longhurst, 1998, p. 140). Toutefois, comme Hills le souligne : « Consumers are at the bottom of the pile » (2002, p.29). Ce qui met de l’avant cette idée manichéenne qui met en opposition

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C’est le cas notamment de Ryan Wieber, coréalisateur du fanfilm Ryan VS Dorkman (2003), qui fonda sa propre compagnie, Sabershop (http://www.sabershop.com), en plus de travailler actuellement dans l’industrie comme artiste d’effets visuels. Sa compagnie se spécialise dans la conception et la fabrication sur mesure de modèles de sabres laser munis d’une lame en fibre de carbone interchangeable. Ce produit est destiné à ceux et celles qui tournent leur propre fanfilm de Star Wars, ou les autres qui veulent avoir le plaisir de posséder leur propre sabre laser fait sur mesure.

deux perspectives morales par rapport à la relation avec les médias, c’est-à-dire le « bad consumption » vis-à-vis le « good fandom » (Hills, 2002, p. 30).

Le problème majeur pour Hills est que cette classification hiérarchise en quelque sorte le rapport avec les médias spécifiquement concernés par les fandoms, avec pour conséquence de créer une distinction bourdieusienne, voire une dichotomie manichéenne, entre le consommateur, néophyte, et le fan, le spécialiste. Hills précise :

Abercrombie and Longhurst’s model reproduces exactly the type of moral dualism which places ‘good’ fandom in opposition to the ‘bad’ consumer. They view ‘the consumer’ as somebody who has the least amount of each type of skill that they define and study. This view of the consumer is an essential negative one: consumers lack the developed forms of expertise and knowledge that fans, enthusiasts and cultists all possess in ever-increasing and ever-more-specialised forms (2002, p. 29).

Je ne suis pas d’accord avec le sens de cette critique, puisque le spectre proposé par Abercrombie et Longhurst constitue, à mon avis, une belle illustration du niveau d’investissement à l’égard des objets médiatiques. D’ailleurs, il est vrai de dire qu’un certain type de consommateur ne possède pas nécessairement les compétences, ni les connaissances d’un fan lié à un objet culturel spécifique. Ainsi, relever le simple fait qu’un consommateur simple ne s’investit pas de manière aussi intensive que le fan ne constitue pas une tare en soi, ni une distinction malsaine. Ce consommateur simple s’investirait plutôt, comme le dirait Bertrand Gervais en parlant de l’acte de lecture (1993), de manière extensive106 avec les objets culturels qu’ils consomment. C’est-à-dire qu’au lieu de s’arrêter à un texte/objet, comme le fait le fan, pour en comprendre toutes les ramifications et les sens produits, il « progressera »107 rapidement et consommera probablement

106À propos de l’acte de lecture extensive, Bertrand Gervais précise : « Elle est dite extensive, car

lecture de textes nombreux, lus silencieusement. Un acte privé » (1993, p. 37).

107« [L]a lecture intensive a comme modalité de base d’être un acte de compréhension du texte, et

même une plus grande variété d’objets que le fan, tout en n’en ayant cependant qu’une compréhension fonctionnelle, voire même superficielle.

Quant au consommateur qu’Abercrombie et Longhurst placent au début du continuum, son statut est beaucoup plus évasif et sa définition même quelque peu ténue : « [C]onsumers have a relatively generalized and unfocused pattern of media use. Of course they may have tastes, but these are relatively unsystematized. The extent of their media use may vary; it may be heavy, but it may not. (…) they are unorganized with respect to media use » (1998, p. 140). Or, selon les auteurs, le fan n’est pas ni plus ni moins organisé que le consommateur, quoiqu’ils disent que les intérêts du fan sont plus précis et circonscrits. On remarque néanmoins que le consommateur et le fan d’Abercrombie et Longhurst ne sont pas des producteurs dans le sens entendu par Jenkins avec la culture participative, c’est-à-dire qu’ils ne participent pas au fandom lié aux objets consommés – soulignons que le cultiste participe à sa manière en contribuant à alimenter des discussions sur des forums. Ce qui nous amène donc à contredire, à l’instar de Hills (2002, p. 30), la position de Jenkins, et cela, en précisant que les fans ne sont pas tous des producteurs. À cet effet, Hills souligne comment, en quelque sorte, les travaux de Jenkins contribueraient à véhiculer cette fausse dichotomie entre le consommateur et le fan. Le fan de Jenkins est un consommateur qui produit, telle que la citation l’indiquait plus haut : « Media fans are consumers who also produce » (1992, p. 208). Or, le consommateur simple d’Abercrombie et Longhurst entretient un rapport aussi inconstant avec des médias spécifiques que le consommateur occasionnel avec l’alcool – celui qui boit à des fins de sociabilité, lors de réunions sporadiques entre amis. De ce fait, le consommateur simple consomme ce qui lui est présenté à la télévision, entre deux pauses commerciales, en syntonisant au gré de son humeur quotidienne. Il n’est fidèle à aucune émission particulière, et son seul objectif est celui de se divertir après une journée de travail épuisante. Ses choix en matière de films, lorsqu’il va au cinéma, sont dictés par les mêmes considérations liées à ses habitudes de consommation domestique devant le téléviseur. Le film qui lui semblera le plus divertissant, à la lumière des critiques,

du bouche-à-oreille, et même de la campagne publicitaire, sera le film choisi. Cependant, même le consommateur simple peut faire l’expérience d’une cinéphanie. La différence réside dans le désir inhibé de se réapproprier ultérieurement l’objet cinéphanique. On appelle le fan justement celui qui s’investira ultérieurement et intensivement avec l’objet culturel qui lui aura procuré une émotion intense (une cinéphanie). Le fan s’investira notamment lors de visionnements répétitifs et s’engagera dans des activités de consommation impliquant des univers transmédiatiques, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour le consommateur simple. Au contraire, ce dernier verrait plutôt l’activité de revisionnement comme une perte de temps. Puisqu’il a déjà vu le film une fois, pourquoi le reverrait-il?108 Dans son ouvrage Interacting with Babylon 5 (2001), Lancaster explique de manière éloquente pourquoi le fan s’investit intensivement avec un objet :

One of the reasons fans see the same film dozens of times, perform in role-playing games, dress up in costumes, play video games, read novels based on films, and so forth is to try capture – through participation and immersion – the original cathartic moment felt

during the first viewing of the story. (…) fans desire to recapture an emotional moment through these other forms in an attempt to relive the emotion experienced in viewing the originating text. (…) Fans

want to play with images from these media in order to recuperate moments of catharsis found on-screen (2001, p. 155-156 [je souligne]).

La cinéphanie constitue exactement ce que Lancaster appelle « the original cathartic moment felt during the first viewing ». Par contre, contrairement au fan, le consommateur simple pourrait chercher à revivre l’émotion que j’appelle la cinéphanie par l’intermédiaire d’un autre objet culturel, consciemment ou inconsciemment, et plus précisément par l’intermédiaire d’un autre univers diégétique. Ainsi, pour reprendre les termes de Roger Chartier (1985), le consommateur simple procèdera par extensivité et non par intensivité.

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À ce propos, Freud écrivait : « Il est difficile de décider un adulte à relire un livre qu’il vient de lire, alors même que ce livre lui a plu (…). L’enfant, au contraire, ne se lasse pas de demander à l’adulte la répétition d’un jeu » (Essais de psychanalyse, p. 45). Je reviendrai au chapitre six sur les questions touchant la répétition.

Enfin, à l’autre bout du spectre de la consommation, proposé par Abercrombie et Longhurst, il y a le petty producer, déjà décrit plus haut comme le fan spécialiste, l’enthousiaste, qui décide de sauter à pieds joints dans la logique marchande du système économique : « As the enthusiast moves out of the enthusiasm towards being a petty producer (…), he/she is returned more to general capitalist social relations; as producers, they are as much at the mercy of structural forces as the consumers at the other end of the continuum » (1998, p. 140). Le petty producer, selon cette logique, vient en quelque sorte compléter le cercle créé par le spectre, en légitimant l’existence d’un consommateur à qui vendre ses produits. Le consommateur qui est dans ce cas, entre autres, un autre fan.

Consommateur ou consommateur simple?

La taxinomie d’Abercrombie et Longhurst est tout à fait défendable si on l’aborde avec l’intention de déterminer quels sont les différents niveaux d’investissement médiatique et affectif qui sont à l’œuvre chez le spectateur. Il n’y a cependant pas lieu pour les auteurs de constituer une hiérarchie qui tendrait à valoriser le statut de

petty producer par rapport au consommateur, comme ils le soulignent : « [I]t is

important to stress that we are not making judgments about the relative worth of these different positions along the continuum. (…) there is not necessarily more worth in being an enthusiast than a consumer » (p. 141). Cette mise au point nous force à nuancer la critique de Hills qui voyait le statut de leur consommateur « at the bottom of the pile ». En effet, cette critique porte essentiellement sur le niveau de connaissance de l’objet qui diffère d’un statut à l’autre. Cela créerait, selon Hills, un fossé idéologique entre les statuts basé sur les compétences informationnelles, ce qui légitimerait l’appartenance au groupe. Alors que les connaissances du consommateur sont, selon ce continuum, limitées. Ce dernier se retrouverait, d’un point de vue strictement cognitif, désavantagé par rapport au fan et à l’enthousiaste. Pourtant, le consommateur simple n’a pas l’ambition de s’investir intensivement avec les médias, puisqu’il passe de l’un à l’autre de manière extensive.

Je soulignerais un petit problème terminologique qui m’amène à ajouter un statut supplémentaire. S’il est vrai de dire que le consommateur simple n’est pas nécessairement un fan, un cultiste ou un enthousiaste, ces derniers sont toutefois tous des consommateurs. C’est la raison pour laquelle je distingue le consommateur et le consommateur simple. Ce dernier est celui qui ne cherche pas l’investissement médiatique absolu. Ce qui ne l’empêchera pas de vivre l’expérience d’une cinéphanie. Si c’est le cas, il trouvera d’autres moyens pour réactualiser son émotion en regardant d’autres œuvres.

Ainsi, le continuum d’Abercrombie et Longhurst ressemblerait davantage à ceci :

Consumers