II – LA CONCEPTION DU NARCISSIME ET LE STADE DU MIROIR
I ‐ CONSTRUCTION ET EVOLUTION DU NARCISSISME : AXES DE TRAVAIL EN THERAPIE PSYCHOMOTRICE
2. Construire le narcissisme par un sentiment continu d’exister
2.1. Installer une continuité temporelle
Accorder à S. de retrouver à chaque séance la physioball et ses expériences sensori-‐ motrices est une manière d’installer des repères temporels ; ces repères sont une difficulté majeure pour elle, comme nous l’avons vu en clinique.
Je lui demande à chaque fin de séance d’essayer de se souvenir pour la prochaine fois ce que nous avons fait, et à chaque début de séance j’essaye avec elle de retrouver le contenu de la séance précédente. Il lui est difficile de prendre des repères temporels extérieurs à l’action, elle y arrive parfois, mais pas toujours. Expérimenter la répétition, dans un vécu corporel en relation est une voie pour élaborer une continuité temporelle et existentielle.
Nous savons que la structuration temporelle s’installe précocement, dans la régularité des rythmes du bébé, le vécu de l’alternance des cycles biologiques dans une qualité relationnelle, par la présence/absence d’une mère ajustée et répondante aux besoins de son enfant. Ainsi, pour une partie de la séance, nous proposons à S. de retrouver la même
activité, d’expérimenter un environnement totalement fiable, source d’un sentiment de soi qui émerge progressivement. Si nous introduisions de nouvelles propositions à chaque séance, sans les précéder d’une activité connue de S., il me semble qu’elle ressentirait nos propositions comme un empiètement. Défensivement, pour protéger son vrai Self, elle adopterait un comportement en faux Self, hyper adapté et complaisant, investissant superficiellement les choses et les personnes, sans être capable de faire un usage créatif des propositions.
2.2. Organiser la frustration
Cependant, penser notre relation à S. en seuls termes d’accordage et d’adaptation inconditionnels, dans l’esprit d’une « préoccupation maternelle primaire », selon le terme de D. Winnicott, reviendrait à conforter S. dans un narcissisme primaire dont nous cherchons à la faire sortir. Il nous faut aussi refuser d’accéder à toutes ses demandes par la frustration, et organiser sa capacité à différer les choses ou y renoncer. Savoir attendre est une manière d’accéder à la temporalité, à demain ou à plus tard, si difficile à symboliser pour S., comme nous l’avions évoqué dans le jeu symbolique des trois triangles représentant les temps d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Ce jeu d’alternance entre accès à la demande de S. et frustration, dans la douceur et la bienveillance, est ce à quoi nous devons être vigilant dans l’organisation de nos séances.
Nous savons que le Moi possède une fonction inhibitrice et permet d’ajuster le système psychique au monde extérieur en inhibant les processus primaires. Il permet de différer la satisfaction immédiate et rend possible la venue d’un processus de pensée secondaire. Un travail d’intégration de la frustration permet un travail de maturation du MoI.
2.3. Etre la fonction miroir
Notre écoute attentive des états corporels de S., reflétant des émotions qu’il lui est le plus souvent difficile de verbaliser fait partie de notre travail de psychomotricien. Penser ces états et lui en renvoyer quelque chose sous une forme symbolisée, fait écho à la fonction miroir de la mère évoquée par Winnicott comme processus de subjectivation.
Cette réponse est-‐elle vraiment élaborée consciemment ? Il est probable que l’imprégnation émotionnelle induite par un mouvement, un geste, une forme corporelle ou l’activité motrice de notre patient débouche pour nous sur un acte-‐réponse, peu réfléchi ayant une valeur de sens. Cette possibilité décrite par S. Lebovici qu’il nomme l’énaction99 peut se rapprocher de ce que C. Potel nomme le contre-‐transfert corporel.
En tant que psychomotricien, il me semble que nous soyons largement exposés à cette captation intérieure des éprouvés corporels de notre patient, projetés vers nous, à la manière d’une identification projective*, d’un message adressé ; un travail d’interprétation corporelle se traduit alors par une prise d’initiative non élaborée, nous donnant la possibilité d’exercer une fonction « alpha corporelle » qui se passerait de mots.
La perméabilité émotionnelle et corporelle à l’égard de notre patient est un outil de travail puissant, qui nous permet de lui restituer un acte interprétatif par des initiatives corporelles opérantes, situées en deçà de la symbolisation secondaire sans qu’il y soit nécessaire de s’y référer directement. Au regard d’une construction narcissique fragile, faiblement secondarisée, ce travail me semble central dans la construction d’un narcissisme mieux structuré.
2.4. Illustration clinique
J’ai décrit dans la partie clinique des épisodes de respirations étranges et qui se manifestent chez S. par des respirations haletantes, proches de la suffocation ; l’image qui me vient est celle d’une enveloppe respiratoire dans un vécu corporel très archaïque. Cette image qui vient à ma conscienc n’est en rien compréhensible ni assimilable par S. En revanche, ma réponse corporelle et la proposition que je vais initier spontanément le sera probablement bien plus pour elle. Je lui dirais alors de prendre des serpentins et faire des grands cercles dans l’espace, traçant dans l’air au dessus d’elle une limite comme le toit d’une maison. Son bras s’élève, ouvre sa cage thoracique, je lui demande de se grandir et d’inspirer lorsqu’elle trace les cercles dans les airs. Ils peuvent devenir de plus en plus grands mais aussi très petits, alternant les possibilités d’ouverture et de fermeture d’espace, mettant en jeu une motricité globale, à laquelle des déplacements rajoutent un travail de
coordination. Ces cercles peuvent se transformer en « maison chez soi », et donner lieu à une multitude de possibilités créatives, expressives et artistiques.