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La construction de l’intellect : l’infirmière entre réflexion et action

« Maître Cerveau sur son homme perché Tenait dans ses plis son mystère… J’ai oublié la suite. » P. Valéry106

Deux œuvres philosophiques nous semblent intéressantes pour effectuer notre analyse, étonnamment semblables sur certains points alors même qu’elles sont éloignées de plusieurs siècles : l’Ethique à Nicomaque107 d’Aristote et Le monde comme volonté et comme représentation108 d’A. Schopenhauer.

Nous trouvons chez Aristote, dans la sixième partie intitulée les vertus

intellectuelles109, ce que R. Bodéüs appelle dans la préface de l’ouvrage l’intelligence

exécutive et l’intelligence méditative110

, toutes deux issues de la partie rationnelle de l’âme. La première est servie par la sagacité. Elle est perception sensitive, productive et recherche le bien humain. L’objet auquel elle se réfère peut être variable. Ce n’est

105

Notons à ce sujet l’article « Le cerveau a-t-il un sexe ? », par Catherine Vidal Neurobiologiste, Directrice de Recherche à l'Institut Pasteur de Paris, publié sur le site

http://eduscol.education.fr/cid47784/le-cerveau-a-t-il-un-sexe%A0.html . Cet article reprend des conclusions énoncées dans une étude faite par les trois académies de Médecine, de Sciences et de Technologies : « les études sur la structure et le fonctionnement du cerveau, l'influence des hormones

et l'évolution de l'espèce humaine, ne montrent pas de différences significatives entre les sexes dans les aptitudes cognitives qui pourraient expliquer la sous-représentation des femmes dans les professions scientifiques (...) Cette situation est le résultat de facteurs individuels, sociaux et culturels. » National Academy of Sciences, National Academy of Engineering and Institute of

Medicine of the National Academies, Beyond bias and barriers: Fulfilling the potential of women in

academic science and engineering, National Academies Press, Washington D. C., 2006.

106 P. Valéry, Œuvres, vol. 2, Mauvaises Pensées et autres (1941 - 1942), Gallimard, coll.

« Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 798.

107 Aristote, R. s, , Paris, Flammarion, 2004. (Ecrit vers 345 - 335 av.

J.-C.). Nous nous intéressons au chapitre VI sur les vertus intellectuelles.

108

A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, Librairie Alcan, 1912. (Ecrit en 1817 - 1819). Notre étude porte essentiellement sur le Livre premier, la représentation

soumise au principe de raison suffisante : l’objet de l’expérience et de la science.

109 Aristote, R. s, , op. cit., pp. 289 à 344. 110 Id., p. 41.

ni une science, ni une technique : « Une science, parce que l’exécutable peut être

autrement ; et une technique, parce qu’il y a une différence de genre entre action et production. […] C’est un état vrai, accompagné de raison, qui porte à l’action quand sont en jeu les choses bonnes ou mauvaises pour l’homme. »111

La deuxième est assistée par la sagesse. Elle est science et technique112, se réfère à un objet identique, et sa finalité ne réside pas dans le bien humain113. « Si bien que la sagesse

doit être intelligence et science ; une science en quelque sorte pourvue de tête, qui connaitrait ce qu’il y a de plus honorable. »114

C’est la raison pour laquelle, pour Aristote, la sagacité n’a pas « autorité sur la sagesse ni sur la meilleure partie de

l’âme, pas plus que la médecine sur la santé, car elle n’a pas celle-ci à son service, mais voit au contraire à son avènement. »115

En parallèle nous semble-t-il, nous trouvons dans l’œuvre d’A. Schopenhauer, l’intuition qui « […] comprend tout le monde visible, ou l’expérience en général

avec les conditions qui la rendent possible. » et la raison, « Cette faculté qu’il

(l’auteur parle de l’ordre abstrait) possède de former des notions abstraites, et qui le

distingue du reste des animaux, […]. »116

La connaissance intuitive nous donne la lucidité, l’assurance, la certitude. Alors qu’avec « […] la pensée abstraite, avec la

raison, s’introduisent dans la spéculation le doute et l’erreur, dans la pratique l’anxiété et le regret. »117

Nous retrouvons dans l’intuition la variabilité de l’intelligence exécutive d’Aristote car elle « ne vaut jamais que pour un cas isolé »118 et ne peut donc pas être généralisée. Pour mettre en évidence la séparation de ces deux formes de réflexion, A. Schopenhauer prend l’exemple de la poulie dont le mode d’action peut être connu par intuition, mais il faut la raison et des concepts et de l’abstraction (en un mot, la science) pour sa construction. Nous retrouvons chez Aristote un exemple pratique de cette distinction duale dans ce propos également concret sur la construction : « Or le fait est que la capacité de bâtir est une technique

particulière et par essence un état particulier qui porte rationnellement la production ; […] »119. Nous constatons, chez A. Schopenhauer l’interaction de la

111 Ibid., p. 303. 112 Ibid., p. 309. 113 Ibid., p. 314. 114 Ibid., pp. 310, 311. 115 Ibid., p. 343.

116 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p.7. 117 Id., p. 38.

118 Id., p. 58.

raison sur l’intuition et réciproquement, sans qu’il lui accorde, un peu à l’inverse d’Aristote cependant, une prépondérance de l’une sur l’autre.

L’infirmière voit sa pratique quotidienne, quel que soit le secteur d’activité, au cœur de ce dualisme réflexif. Une des difficultés de ce métier ne réside-t-elle pas dans la coexistence, dans un même temps (et A. Schopenhauer dans son ouvrage souligne l’importance du temps), de ces deux aspects distincts de la réflexion que nous venons d’évoquer ? D’une part son action est située dans l’instant présent de la réalisation du soin. Elle est pragmatique et pratique et se doit d’être productive. Cela peut être à l’occasion d’une urgence, par exemple, dans le cadre hospitalier. Elle devra mettre en œuvre des automatismes, gestes professionnels connus par cœur dont la réflexion est absente pour ne pas perdre un temps souvent précieux. Elle sera aussi en capacité de s’adapter, et la réflexion doit être présente, à des prescriptions évolutives, un état fluctuant du patient, des conditions d’exercice parfois précaires au domicile des patients, etc. Nous y identifions cette intuition ou intelligence exécutive que nous venons d’analyser. D’autre part ses compétences lui donnent à réfléchir sur un projet d’éducation du patient (nécessaire entre autres dans de nombreuses pathologies afin de permettre l’observance des traitements, ou de prévenir des risques liés à la maladie ou sa thérapeutique). Elle est en charge de la formation des élèves infirmières et de leur évaluation sur les lieux de stage. Elle est responsable aussi des soins qu’elle a délégués dans la surveillance de leur réalisation et l’organisation de leur délégation. Son attention porte à la fois sur le passé, le présent, le futur, en analyse de retours d’expériences. Chacune de ces attributions nécessite des constructions intellectuelles et manipulations de concepts qui nous permettent de reprendre la classification de R.B. Reich dans son ouvrage The Work of nations120 et

d’identifier l’infirmière à la fois comme « in-person service providers » mais aussi comme « symbol analyst ». L’infirmière est aussi parfois (sans doute regretterons nous que ce ne soit pas plus fréquent), consultée pour avis dans des décisions thérapeutiques difficiles. Cela a été et reste encore une de ses requêtes.

Nous évoquions la complexité de la présence simultanée de ces deux façons de penser dans un même temps, et nous allons relater une expérience qui nous est propre.

120 R.B. Reich, The Work of nations: Preparing Ourselves for 21st-Century Capitalism, New York,

Je reconnais, pour y avoir été confrontée, la difficulté de répondre, sur une journée de travail, à la sollicitation121 d’un avis pour une décision de poursuite thérapeutique « agressive »122 chez un patient : décision ardue dans une situation où la question de savoir si la personne était en état de subir le traitement qu’elle espérait et demandait avec force pouvait être posée. Puis-je employer cette expression « j’avais en tête » ? J’avais en tête, à ce moment précis, que ce staff qui évidemment ne se passait pas au bon moment, allait me décaler toutes mes perfusions123. Que j’espérais qu’un KTC124 n’allait pas se boucher. Qu’il fallait que j’envoie ce bon de

commande de pharmacie que je venais de remplir sous peine de ne pas recevoir le traitement de mon patient à temps. Et que j’appelle la transfusion125 pour savoir si

mes plaquettes126 pour tel autre patient étaient disponibles. L’éloquence de ma réponse tint sans doute dans le nombre de « e » et de « u » que l’on peut mettre après le « h » du mot « heeuu ».127

La profession d’infirmier a parfois du mal à se trouver une identité, nous l’avons souligné. Nous avons ainsi relevé, dans les fictions américaines, cette ressemblance entre les séries « infirmières » Nurse Jackie128 et Hawthorne129 postérieures aux séries « médicales » Dr House130 et Grey’s Anatomy131. Nous y reconnaissons, chez le personnage principal de chacune des séries, une addiction semblable à des produits illicites, notamment la vicodin132, ou des difficultés sentimentales quasi identiques133. Est-ce là une manifestation du désir mimétique

121 Sollicitation émise lors d’un staff d’équipe soignante : réunion des médecins et infirmiers en poste

ce jour-là pour parler des patients, de leur pathologies et de leurs traitements.

122 Terme générique qui peut représenter soit un traitement d’induction ou de réinduction de LA par

exemple, soit une possibilité de greffe de moelle osseuse, etc. Il a l’avantage d’éviter l’utilisation les termes curatifs ou palliatifs qui en hématologie particulièrement semblent parfois obsolètes.

123 Solutés de perfusion à changer normalement à horaires précis, de même que l’administration des

différentes thérapeutiques, antibiotiques ou autres…

124

Abréviation pour cathéter central (quelques fois raccourci même en KT). Cathéter posé par un anesthésiste, en général dans un bloc opératoire mais il peut être aussi posé en urgence au lit du malade. Le dispositif vise à cathétériser une veine à gros calibre (fréquemment jugulaire ou sous clavière).

125

Antenne transfusionnelle de l’EFS présente sur place dans l’Institut.

126 Concentré de plaquettes d’aphérèse.

127 Dans cette note, je tiens à remercier les médecins du service dans lequel je travaille pour

l’application qu’ils mettent généralement à prendre en compte l’avis de l’équipe soignante. Cet exemple n’a pas pour but de signaler un staff dérangeant (bien au contraire), mais a une valeur démonstrative sur la difficulté parfois de faire cohabiter deux modes de pensée.

128 Série américaine toujours en cours de diffusion aux USA depuis 2009. 129

Série américaine diffusée aux USA de 2009 à 2011.

130

Série américaine diffusée aux USA depuis 2004.

131 Série américaine diffusée aux USA depuis 2005.

132 Connue en France sous le nom de Dicodin. Produit utilisé par le médecin dans Dr House, par

l’infirmière dans Nurse Jackie.

133 Valse-hésitation sentimentale chez les infirmières identique à celles mises en scène chez les

évoquée dans l’œuvre de R. Girard134

? Bien sûr, ce ne sont que des images fictives, pures représentations, donc. Pourtant, la réalité n’offre-t-elle pas à l’infirmier sa spécificité ? Ne trouvons nous pas dans cette réflexion équilibriste, une unicité professionnelle ? Le rôle propre légal semble bien doublé de cette caractéristique particulière dans la réflexion. Elle est suffisamment rare pour être relevée et soutenue par des autorités de tutelle qui ont du mal à mobiliser les jeunes étudiants vers le métier d’infirmier.