• Aucun résultat trouvé

TENSION IDENTITAIRE ET CONCEPTION DU RÔLE SOCIAL

2) La construction identitaire, enjeu de légitimation et de positionnement

L’énonciation de tels discours n’est pas anodine, car c’est par elle que s’opère la construction identitaire. La variété des profils listés par les acteurs interrogés est tributaire de l’hétérogénéité de leurs parcours et de leurs positionnements respectifs. Deux facteurs semblent guider cette variété : le positionnement affiché des acteurs, et la transition générationnelle dont fait l’objet l’IFRI. Toutefois, rappelons que les discours énoncés par les acteurs ne font pas toujours l’objet d’une stratégie construite, réfléchie, planifiée. Les analyser uniquement sous ce prisme serait une erreur.

À ce titre, l’apport d’Erving Goffman nous semble plus pertinent. Utilisant la notion de « cadre », Goffman entend expliquer comment les diverses expériences vécues par un individu « cadrent », fixent ses représentations de la réalité, orientant les perceptions, et

149 Ibid.

150 Notons enfin que le rapport d’activité 2012 de l’IFRI, disponible sur le site internet de l’Institut, et répertoriant les membres de chaque pôle de recherche, note, en dessous des noms et postes des chercheurs, l’intitulé « domaine d’expertise » afin d’introduire les spécialisations de ces membres, et entretenant ainsi l’ambigüité des rapports entre ces chercheurs et le qualificatif d’« expert ». Cf Annexe.

151 « C’est ici que l’IFRI apporte quelque chose aux ministères : sa connaissance issue de lectures stratégiques ou techniques », Entretien avec Monsieur Étienne de DURAND (chercheur à l’IFRI), réalisé le 16 mai 2013. 152 Graham T. ALLISON, The Essence of Decision : Explaining the Cuban Missile Crisis, Brown and Co., Boston, 1971, page 253.

Les relations entre l’État français et les think tanks internationalistes privés dans la construction de la politique étrangère : usages routinisés, affaiblissement relatif et transformations. Le cas de l’IFRI

50 influençant l'engagement et les conduites153. L’approche de la framing analysis goffmanienne nous permet d’une part de ne pas sombrer dans « l’excès utilitariste » qui reviendrait à considérer tout discours comme le fruit d’une stratégie pensée, travaillée, et d’autre part d’éviter la rigidité du concept d’habitus de Pierre Bourdieu.

Dans cette optique, les discours de chaque acteur sont à mettre en relation avec les parcours professionnels de ces derniers. Plusieurs profils apparaissent, tout d’abord le profil « recherche » : la « jeune génération » parmi les acteurs interrogés, arrivée à l’IFRI depuis les années 2000, revendique un statut de « chercheur » dans divers domaines (nous avons essentiellement rencontré des membres du Centre des Études de Sécurité de l’IFRI). En partie issue des bancs de l’université Panthéon-Sorbonne, et de l’I.E.P. de Paris, beaucoup sont entrés à l’IFRI via un stage ou une convention élaborée dans le cadre de l’élaboration d’une thèse de doctorat. Leur prétention au statut de « chercheur » (que la dimension « policy

oriented » ait été ou non recherchée au départ) leur a permis d’intégrer l’institut, et c’est cette

étiquette qui aujourd’hui justifie leur poste, et leur légitimité à parler de tel ou tel sujet. Il apparaît donc évident que la dimension scientifique de leur travail ressorte des réponses fournies : c’est le cas notamment de Marc Hecker, ou d’Étienne de Durand. Ce dernier insiste néanmoins sur le caractère opérationnel des savoirs accumulés au cours de son parcours, discours hérité de ses diverses collaborations avec les centres d’analyses de l’administration publique française154.

Le discours tenu par Denis Bauchard est, en revanche, d’une toute autre nature. Celui- ci ne procède pas à la même distanciation vis-à-vis du qualificatif d’« expert » pour plusieurs raisons. Appartenant à la génération précédant celle des « conventionnés CIFRE »155, Denis Bauchard n’a pas fait sa carrière professionnelle à l’heure de la sur-médiatisation des « experts » et de la dévaluation de ce qualificatif aux yeux de la communauté savante. De

153 Erving GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, Éditions de Minuit, Paris, 1991, 573 pages.

154 « Depuis la fin de la Guerre froide, les théories des relations internationales ont un apport presque nul. Cela laisse la place à d’autres recherches. Nous essayons à l’IFRI d’apporter au Quai d’Orsay et au Ministère de la Défense un bagage de connaissances issues de nos lectures. J’ai fait un passage à la Délégation aux Affaires Stratégiques (DAS), et je sais à quoi ressemble un travail d’analyste en ministère », Entretien avec Monsieur Étienne de DURAND (chercheur à l’IFRI), réalisé le 16 mai 2013. Depuis 2001, Étienne de Durant a ainsi régulièrement rédigé des notes pour le CAP, la DAS, la DGA et le C2SD. Entre 2000 et 2009 il suit les conflits irakien et afghan pour le compte du CAP et de la DAS, cf Annuaire de l’IFRI, disponible sur internet : http://www.ifri.org/?page=detail_chercheur&id=111&section=parcours [consulté le 17/03/13].

155

La convention CIFRE est une convention tripartite entre le doctorant, son université de rattachement, et une structure privée afin de financer l’élaboration d’une thèse. Nous faisons ici référence aux chercheurs issus des bancs de Paris I ou de Sciences Po Paris, cités plus haut.

Les relations entre l’État français et les think tanks internationalistes privés dans la construction de la politique étrangère : usages routinisés, affaiblissement relatif et transformations. Le cas de l’IFRI

51 plus, il dispose d’un parcours essentiellement réalisé au sein de l’administration publique française : après un passage à l’ENA, il est attaché financier pour les pays des Proche et Moyen Orient, ministre conseiller chargé des questions économiques à la mission permanente de la FR aux Nations Unies, ambassadeur de France en Jordanie (1989-1993), directeur d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des Affaires Étrangères (1993-1996), puis conseiller du ministre des Affaires Étrangères (1996-1997)156. Il appartient donc à un type de profil bien spécifique de chercheurs à l’IFRI. Ce parcours semble avoir encouragé certaines structures à recourir à ses services : il a ainsi été président de l’Institut du Monde Arabe à Paris de 2002 à 2004, avant de rejoindre l’IFRI. C’est donc tout naturellement que celui-ci affirme : « C’est un petit milieu, lorsqu’un expert est vacant, en général, on vient le

chercher »157. Enfin, une remarque de Dominique Moïsi est également riche d’enseignement :

« L’IFRI s’efforce de […] ne pas tomber dans la polémique journalistique. Les

chercheurs de l’IFRI ne sont pas des journalistes, ne réagissent pas à chaud, ne font pas de polémique »158.

Rédigeant notamment un certain nombre d’articles dans le Financial Times, ou pour BBC World News, régulièrement invité sur les plateaux de télévision de chaines comme BFMTV, la scientificité, et le qualificatif d’« analyste » ainsi que la distanciation prise avec le monde des médias, sont des critères de légitimation, justifiant notamment les prises de parole et de position le cas échéant.

Si la variété des profils revendiqués, l’hétérogénéité des parcours des membres de l’IFRI, ainsi que l’ambiguïté de leurs prises de distance vis-à-vis du qualificatif d’« expert », rendent difficile et vaine une cartographie des membres des think tanks, un facteur semble néanmoins motiver l’ensemble de ces discours : la distanciation de l’expert, à savoir le caractère extraordinaire de son profil159, par rapport à tout autre acteur, distanciation l’autorisant à parler doctement de sujets qu’il maîtrise. Cette distanciation est donc source de distinction : l’« expert », l’analyste, le chercheur, ou le savant, selon la dénomination choisie,

156 Curriculum Vitae disponible sur le site internet de l’IFRI : http://www.ifri.org/?page=detail_chercheur&id=99, [consulté le 17/03/13].

157 Ibid.

158 Entretien avec Monsieur Dominique MOÏSI (conseiller spécial à l’IFRI), réalisé le 3 avril 2013. 159

Comprendre ici « sortant de l’ordinaire », c’est-à-dire ayant un profil différent des acteurs habitués à se prononcer sur telle ou telle question, du fait de la détention par l’« expert » d’un savoir technique spécialisé non partagé.

Les relations entre l’État français et les think tanks internationalistes privés dans la construction de la politique étrangère : usages routinisés, affaiblissement relatif et transformations. Le cas de l’IFRI

52 serait distinct des acteurs de terrain, des décideurs, des journalistes, etc… C’est cette distinction qui motive notamment son recours par les acteurs le sollicitant. Le qualificatif utilisé est donc tributaire du champ dont l’acteur souhaite se distinguer. Néanmoins, ne rationnalisons pas à l’extrême ces discours, comme nous l’avons déjà dit, et soulignons que ceux-ci restent en partie cadrés inconsciemment (ou non) par les expériences et parcours des membres d’un think tank. L’identité revendiquée est également tributaire des individualités. Enfin, soulignons l’observation faite par Nicolas Bronard, membre de la DAS, sur l’évolution des identités à l’intérieur de l’IFRI : « Certaines permanences demeurent néanmoins : en

France, historiquement, ces think tanks sont les ambitions d’un homme. Ce sont encore des PME familiales, qui pourraient être confrontées à des crises de croissance »160. La tension identitaire renverrait également à une tension générationnelle, c’est-à-dire à un basculement entre la génération des co-fondateurs (Thierry de Montbrial, Dominique Moïsi) et celle des jeunes chercheurs arrivés au cours des années 2000161.

Cette transition générationnelle est susceptible d’apporter avec elle une redéfinition de l’identité de l’institut. Cette identité semble toutefois difficile à stabiliser, et il convient, après avoir interroger les identités des membres d’un de ces centres, de se pencher sur le rôle et la définition de la structure elle-même.