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L’ESS : un terrain fertile pour la création de sigles

CHAPITRE 3 : LE CAS PARTICULIER D’UNE TÊTE DE RÉSEAU DE L’ESS : LA CRESS

A) L’ESS : un terrain fertile pour la création de sigles

Il est frappant de constater la profusion de sigles qui composent le champ de l’ESS.

L’ESS est elle-même un sigle derrière lequel se cache l’expression figée d’ « économie sociale et solidaire ». Après les bouleversements historiques qu’a subie l’ESS et que nous avons évoqué plus haut, on remarque un progressif figement du sigle « ESS » avec le rapprochement de l’économie sociale et de l’économie solidaire au cours du vingtième siècle qui tend, entre autres, à institutionnaliser le champ économique. Nous nous appuierons sur une distinction courante du sigle et de l’acronyme, que rappelle Jacqueline Percebois, professeure à l’université de Montpellier : « un sigle est épelé ; il s’agit d’une initiale ou d’une suite d’initiales servant d’abréviation tandis qu’un acronyme est composé d’un ensemble de lettres ou syllabes initiales, prononcé comme un mot ordinaire »97. De manière générale on utilise le sigle pour désigner une suite d’initiales épelées, et l’acronyme comme la composition d’un ensemble de lettres se prononçant comme un mot ordinaire. Néanmoins, « l’acronymie peut être considérée comme un sous-ensemble du processus de réduction du signifiant appelé « siglaison ». Le terme

« sigles » pourra donc être employé dans un sens général incluant les acronymes »98. Une compréhension limitée à une communauté

Le sigle « ESS », utilisé à profusion par les acteurs gravitant autour, est peu connu à l’extérieur de ce champ. Bien évidemment les mots qu’il recouvre sont transparents et chacun est en mesure de comprendre individuellement « économie », « sociale », et « solidaire ». Mais la compréhension de ces termes, réunis dans une expression figée, n’est pas instinctive. On

96 Frédéric LEBARON, Op, cit., p.1

97 Jacqueline PERCEBOIS (2001). Fonctions et vie des sigles et acronymes en contextes de langues anglaise et française de spécialité. Meta, 46 (4), 627–645. https://doi.org/10.7202/003821ar

98 Jacqueline PERCEBOIS, Op. cit.

43 assiste à l’emploi d’un discours expert dont la compréhension est limitée à une certaine communauté. C’est ce que Jacqueline Percebois a appelé la « fonction dénominative lapidaire grégaire »99 : lorsque la réduction graphique et phonétique de la séquence syntaxique, qui constitue un sigle pour les initiés, devient, volontairement ou pas, une pratique cryptique. Si ce sigle n’est pas compris du grand public, on peut alors être en mesure de se demander s’il lui est vraiment destiné. Et cette question est légitime dans la mesure où la cooptation est forte dans l’ESS puisque c’est un milieu où tout le monde finit par se connaître, où l’on croise souvent les mêmes personnes. Le sentiment de communauté y est très important, et l’expression « jargon de l’ESS » revient fréquemment.

D’un sigle découle une série d’acronymes

Les abréviations sont une des caractéristiques des acteurs de l’ESS, prenant une place importante dans un champ dont le nom lui-même s’exprime par un sigle. La tendance à la siglaison pourrait venir de cela. On retrouve d’ailleurs fréquemment une homonymie avec le sigle « ESS » dans le nom des structures, comme c’est le cas de la CRESS, en position de suffixe. Elle se réfère ainsi à une entité plus large, potentiellement identifiable, comme on l’a vu, pour un certain groupe d’initiés. Les familles de l’ESS possèdent des statuts différents mais semblent suivre une même stratégie de siglaison. En témoigne une liste non exhaustive des principaux acronymes que l’on peut croiser :

CAE : Coopérative d’Activité et d’Emploi

CJDES : Centre des Jeunes, des Dirigeants, des acteurs de l’Économie Sociale CNCRESS : Conseil National des Chambres Régionales de l’ESS

CSESS : Conseil Supérieur de l’Économie Sociale et Solidaire DLA : Dispositif Local d’Accompagnement

ESPER : Économie Sociale Partenaire de l’École de la République ESUS : Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale

IAE : Insertion par l’Activité Économique

MOUVES : Mouvement des Entrepreneurs Sociaux RTES : Réseau des Territoires de l’Économie Solidaire SCIC : Société Coopérative d’Intérêt Collectif

SCOP : Société Coopérative Ouvrière de Production

UDES : Union des Employeurs de l’Économie Sociale et Solidaire

99 Jacqueline PERCEBOIS, Op. cit.

44 Nous pourrions diviser ces acronymes en deux catégories, ce qui faciliterait leur analyse : avec les acteurs (CJDES, CNCRESS, CRESS, CSESS, ESPER, etc.) d’un côté, et les statuts (CAE, IAE, SCIC et SCOP) de l’autre. Mais ces catégories interrogent quant à l’utilisation qui est faite de ces sigles. Les sigles CAE, IAE, SCIC et SCOP, qui sont à la base des qualificatifs administratifs, sont usités quotidiennement pour désigner des acteurs. Dans le jargon de l’ESS ces statuts vont devenir des noms communs. C’est ainsi qu’on peut entendre parler d’« une SCOP », d’« une IAE » (quand bien même, en prime, ce dernier sigle ne désigne ni une structure particulière, ni un statut, mais bien un secteur d’activité). La tendance dans l’ESS est donc de désigner, par des sigles et acronymes, des acteurs, en s’appropriant le discours juridico-administratif, ce qui n’est pas sans faire écho aux notions que nous avons examiné plus haut. Quant aux acronymes désignant un acteur institutionnel, le nom en tête est catégorisant ; on peut lister de la sorte « centre », « conseil », « chambre », « union », « réseau », etc. Et « les extensions sont en général descriptives et spécifient le domaine d’action, l’action elle-même ou ce sur quoi porte l’action. »100, comme l’analyse Christine Fèvre-Pernet dans un article consacré à la stratégie de siglaison de la politique de l’eau. La création d’un acronyme vient stratégiquement s’appuyer sur l’homophonie du suffixe « ES » qui peut désigner à la fois

« économie solidaire », « économie solidaire », mais aussi « entrepreneurs sociaux ». Comme pour la CRESS, dans la plupart des acronymes est repris le sigle « ESS », ou « ES », afin de se rattacher à quelque chose de connu, de faire partie d’un ensemble, et de marquer son appartenance au champ économique.

Se faire connaître du grand public ?

L’ESS, qui souffre actuellement d’un défaut de visibilité, s’encombre de cette profusion de sigles et d’acronymes. La vulgarisation de ce modèle économique en devient difficile puisque le déchiffrement de tous ces sigles n’est pas inné pour un public profane. L’ESS tend de la sorte à favoriser l’entre soi, et non la communication grand public. C’est ce qui amène le sociologue Matthieu Hély à dire que l’ESS est « un faux concept qui fait tout le contraire d’un concept en instituant ce qu’il est censé expliquer au lieu d’expliquer ce qui est institué »101. Si le sigle est censé faciliter la communication, cette simplification est effective pour les seuls

100 Christine FÈVRE-PERNET, « Stratégies dénominatives dans la politique de l’eau en France. LEMA, PAPI, SANDRE et les autres », Mots. Les langages du politique [En ligne], 95 | 2011, mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 10 juin 2019.

101 Matthieu HÉLY, « L’économie sociale et solidaire n’existe pas », Op.cit.

45 connaisseurs du secteur. La profusion de sigles participe en grande partie à l’invisibilisation de l’ESS. Elle est d’autant plus visible dans le secteur coopératif, qui constitue une source intarissable de sigles : CAE, SCOP, SCIC, etc. La coopération se construit autour d’un discours d’expert, difficile d’accès pour les non-initiés. C’est comme si cette production de discours institutionnels, au lieu de réduire « la diversité des énoncés possibles […] par des phénomènes de formulations conventionnelles, de figement »102, favorisait au contraire la profusion de sigles. Pourtant les acteurs s’entendent sur le fait qu’il est nécessaire de sortir du jargon de l’ESS pour faire comprendre au grand public que l’économie peut être envisagée et opérée

« autrement »103.