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Le constat d’une hiérarchie des intérêts chez Arman ne doit certes pas faire oublier la boulimie culturelle de l’artiste, hautement sensible à l’histoire dans sa

composante ethnographique, philosophique, sociale, politique et encore

économique. Certains de ces aspects croisent d’ailleurs directement ses

questionnements, notamment d’ordre temporel. Son texte de 1971 « L’heure n’est

pas innocente », réflexion sur le rôle oppressif des instruments de mesure

objective du temps instable, en témoigne assez clairement. Citons-en les

dernières lignes : « Le véritable anarchiste conscient, le révolutionnaire cohérent

devraient appliquer leur détermination et leur force à la destruction et au

sabotage systématique de l’heure en groupe et en détail, car sans mesure du

temps efficace, une société ne peut s’organiser. Cela en souvenir de tout, les

premières et dernières heures minutées au tic-tac de l’histoire, cela en souvenir

des horloges de l’Inquisition et celle des beffrois d’effroi, en souvenir des

chronomètres d’artillerie des cinq dernières minutes, de l’auge à 5 heures 45, et

de ‘je vous donne dix secondes’, en souvenir du minutage des prisons et des

casernes, des pendules de camps de la mort et de la montre au-dessus de la chaise

36. Arman, propos recueillis par Marc Israël-Le Pelletier, New York, 1995. Archives de l’auteur.

37. Arman, Lettre à É. Radigue, 1962.

38. Voir Arman, Mémoires…, op. cit., p. 152.

39. Arman, Mémoires…, op. cit., p. 179. Dans le même contexte (p. 168), l’artiste relativise son

rapport à l’exposition : «Je n’ai jamais été très angoissé. Par ailleurs, je ne suis pas un excité

de l’exposition. J’en fais car il y a des contacts à prendre, des gens à voir. » Citons à la suite le

témoignage de Marion Moreau: «Je confirme son détachement pour les expositions. Son

rapport à sa production est toujours resté cohérent avec tout ce qu’il a dit par ailleurs : si œuvre

il y a, elle ne peut que perdurer. Il détestait les vernissages, voulait se cacher dans un coin,

gourmet d’une seule chose dans le renvoi des autres : une – vraie – question pour susciter sa

réflexion (dans le paradoxe d’aimer/être aimé). Dans ce parcours, il y a des expositions qui

comptent dont celle du Jeu de Paume [en 1998] ([en raison de] sa soif de reconnaissance).»

Marc Moreau indique quant à lui: «Pour les expositions, [Arman] accompagnait toutes celle

qui étaient importantes dans sa carrière. Rétrospectives, grande monographie etc… Il

apportait une attention particulière aux expositions qui lançaient de nouvelles séries d’œuvres,

un nouveau geste.» (Marion et Marc Moreau, propos recueillis par l’auteur, 3 février 2019).

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électrique des Rosenberg. En souvenir de l’explosion de l’heure 37 minutes et de

la micro-seconde de l’éclair. Et cela pour la libération de l’heure, de la minute, de

la seconde, pour qu’elles ne soient plus au service systématique de

l’asservissement de l’humanité et de la déstructuration de la vie. Remontant le

réveil de la bombe, les commandos règlent leurs montres avant le coup, les

navigateurs de bombardiers étalent leur temps avant le raid »

40

.

« Je suis attiré par la mécanique céleste. Les horloges, les cadrans, les

montres, les rouages reviennent dans mon travail comme objets culte d’un

univers soumis au temps »

41

, déclare Arman dans ses Mémoires accumulés. En

première approche, le rapport de l’artiste à la mesure du temps surprend par son

ambiguïté. En « véritable anarchiste conscient ou révolutionnaire cohérent », il

s’attaque effectivement à nombre de ses instruments collectifs et individuels en

les neutralisant par la brisure, la coupure, l’entassement anonymant ou

l’affichage erratique comme avec L’Heure pour tous (1985), accumulation

monumentale d’horloges marquant des heures différentes. Le collectionneur, lui,

s’est efforcé de réunir un important ensemble de montres de luxe opérationnelles.

Doit-on voir dans ce fait une autre tentative de fixation du temps par la possession

de ses marqueurs mécaniques ? C’est peut-être ce qu’il faut comprendre de cette

réflexion d’Arman sur le temps fractionné relatif, thème central de son livre

Passe-temps (1971) : « Le temps n’existe pas, la mémoire seule le crée. […]

l’horloge, le régulateur, le chronomètre, la montre, le réveil, la pendule, le cartel,

le sablier, le cadran solaire, la clepsydre, etc., etc. (on peut en rajouter). C’est cette

accumulation, petits univers, galaxies de poche, que je considère avec les yeux de

l’enfant et ma mémoire pour qu’au-delà de la signification et de la contingence je

retrouve la vie, l’espace et donc, même s’il n’existe pas, le temps, mon temps »

42

.

Une thèse déjà soutenue en 1968 : « Je suis plus contrarié par la mémoire que par

le temps. Je ne crois pas au temps. Le temps est une chose très relative. […] La

mémoire crée le temps. Le temps n’existe pas. Même si nous nous référons aux

révolutions du système solaire, ce n’est pas une constante. Il y a une

transformation dans l’espace, une dégradation. La Terre tourne un peu plus

lentement tous les 2000 ans, si 2000 ans existent. En fait cela n’existe en aucun

cas. C’est plus subjectif que réel. Le temps n’existe pas. Je crois en la mémoire. La

mémoire est la véritable inspiration. La mémoire crée le temps. […] quand une

civilisation adopte la tradition orale, elle prend des milliers et des milliers

d’années pour donner une inscription à la réalité. Quand une civilisation possède

l’écriture et la tradition orale, elle devient plus rapide. Lorsqu’une civilisation a

une tradition d’impression, elle devient plus rapide et plus puissante. Quand vous

avez un ordinateur, c’est merveilleux. C’est le pouvoir, le pouvoir pur. La mémoire

est un pouvoir pur. Puissance pure et force pure, et utilisation pure de l’espace et

du temps, si le temps est une chose que nous pouvons vraiment comprendre.

Mais je ne crois pas au temps lui-même »

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.

40 . Arman, «L’heure n’est pas innocente», texte tapuscrit, 1971, Arman New York Studio

Archives. Reprod. dans J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 255.

41. Arman, Mémoires…, op. cit., p. 53.

42. Arman, Passe-temps, Genève, Rousseau, 1971. Extrait dans J.-M. Bouhours (dir.), Arman,

op. cit., p. 254.

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Note 1: Arman, Lettre à É. Radigue, affranchie le 14 novembre 1957, 1/1.

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