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Le consensus par recoupement est-il compatible avec le pluralisme ?

Dans le document Charles Taylor et le pluralisme moral (Page 62-65)

Pluralisme et Neutralité Politique

V. Le consensus par recoupement est-il compatible avec le pluralisme ?

Nous avons essayé de montrer que tout en partageant avec John Rawls une affinité particulière pour l’établissement d’un consensus par recoupement, le sens qu’attribue Charles Taylor à ce concept repose sur une lecture assez différente du rôle que devraient jouer les doctrines compréhensives dans la justification d’une éthique politique. Alors que Rawls est porté à juger que les sociétés libérales occidentales doivent entrer dans un phénomène de convergence et d’uniformité (c’est là, du moins, le sens de la conception publique de la justice comme équité) quant à l’ensemble de raisons sous-jacentes aux normes constitutionnelles, Taylor dit exactement l’inverse :

The whole point of the overlapping consensus — better put, its superiority as a basis for society over the old post-Enlightenment independent ethic — was just that it does not prescribe any underlying justification. These are left to the different spiritual families whose members make up society. The slogan should rather be: let people subscribe for whatever reasons they find compelling, only let them subscribe160.

159 Taylor, « Conditions of an Unforced Consensus on Human Rights », pp. 115-116 ; Cf. Ibid., p. 116 : « To the

extent that we can only acknowledge agreement with people who share the whole package and are moved by the same heroes, the consensus will either never come or must be forced ».

Ce dont il est désormais question, au fond, c’est de la capacité du consensus par recoupement à reposer sur un droit et une politique à l’usage d’une société qui serait pluraliste quant à ses valeurs ultimes — quelque chose qui, comme nous le verrons, n’est pas réellement à la hauteur de ce que Taylor prétend décrire.

Il ne fait guère de doute que Taylor est davantage conscient que Rawls de la place des conflits moraux qui émanent du politique et, notamment, de ces formes de la vie associative constituées aux marges de la dyade sacré / séculier. Il est cependant moins sûr que les discours, les représentations ainsi que les institutions politiques qui sous-tendent le consensus par recoupement de Taylor puissent incarner un véritable pluralisme moral. Bien entendu, Taylor s’efforce de prouver ou de justifier l’assertion inverse en dépeignant une série de « traditions » qui sont censées converger sur des formes de protection légale à l’échelle internationale. En effet, pour Taylor, les désaccords « interculturels » persistants se situent davantage au niveau de la forme — ou plutôt, du « langage » — que ces différentes traditions donnent à l’expression de ce que nous (occidentaux) comprenons comme étant des « droits »161. Mais, l’office du consensus par recoupement est-il de concilier des traditions qui se font concurrence ? Est-il de fonder des normes de comportement sur la simple convergence de quelques pratiques « exotiques » sur un idéal irrémédiablement libéral ? Les exemples qu’esquisse Taylor sur les conditions de possibilité d’un consensus « non-imposé » sur les droits humains, de la même façon que ses écrits sur la laïcité (comme nous le verrons plus loin), semblent exclure d’emblée des doctrines compréhensives étiquetées comme « non-libérales ». Par ailleurs, il semble possible de se demander légitimement comment une telle vision prétend fournir une assise solide à des règles

morales inclusives lorsqu’il présente une interprétation du theravāda et la décrit comme étant un « bouddhisme protestant »162 ?

Les observations de Taylor sur un possible consensus par recoupement entre cette « tradition » bouddhiste et l’approche occidentale des droits et libertés ne sont pas convaincantes, d’autant plus que le « bouddhisme réformé » dont il nous parle est un courant minoritaire pratiqué uniquement par certaines élites en Asie du Sud-Est163. Certes, le bouddhisme theravāda n’est pas une tradition « d’inspiration » occidentale, cependant, il est clair qu’elle est fortement teintée d’un biais libéral. Et dans la mesure où Taylor décrit une tradition qui présente des caractères identiques à ceux que l’on retrouverait dans une doctrine compréhensive libérale, il est difficile d’être convaincu par l’idée selon laquelle il serait possible d’atteindre un consensus par recoupement entre des convictions morales incommensurables (et encore moins incompatibles). Or, c’est précisément le propre d’une approche pluraliste que de mettre le doigt sur le caractère insoluble d’un conflit moral. En d’autres termes, si l’on parvient à concilier des raisons d’agir qui, à première vue, semblent déroger à la norme libérale, on peut dès lors s’accorder pour dire qu’il s’agit de systèmes éthiques distincts, peut-être incommensurables, mais certainement pas incompatibles. Mais peut-être le problème doit-il être formulé dans des termes différents : le sens dans lequel se déploie l’argument de Taylor sur le consensus par recoupement nous amène à constater qu’il existe des doctrines compréhensives qui émanent de « traditions » ou de « cultures » non-libérales, mais qui présentent tout de même des caractères pleinement endossés par un discours « décent » (libéral). Ainsi, son objet est plutôt celui de la reconnaissance, par une source d’autorité hégémonique, de cultures sociétales ou de « traditions » ancrées dans les

162

Cf. Taylor, « Conditions of an Unforced Consensus on Human Rights », p. 113.

163

Cf. Ibid., p. 116 : « Reform Buddhism is practiced by an elite, as has been the case with most of its analogues in history. But (…) in developing a doctrine of democracy and human rights, Reform Buddhists are proposing to extend what has hitherto been a minority practice and entrench it in society as a whole. (…) [T]here is a consciousness of the universalization of the highest of traditional minority practice ».

pratiques quotidiennes d’individus et de groupes d’individus, pourvu qu’elles n’entrent pas en conflit avec les droits et libertés dictés par l’autorité en question.

Dans le document Charles Taylor et le pluralisme moral (Page 62-65)