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Les conséquences d’un même but

Le crime et le suicide sont des sujets importants pour la sociologie de la fin du 19e siècle. Ces éléments relèvent tous deux de comportements individuels puisqu’il s’agit d’une décision d’aller à l’encontre de normes particulières à chaque société. Le dénombrement des cas révèle des stabilités spatiotemporelles inattendues. Comment des comportements qui relèvent de la liberté décisionnelle des agents peuvent-ils être invariants en proportion dans le temps pour un espace donné? La réponse semble se structurer autour de la notion de morale; de son pouvoir coercitif d’un côté et de l’autre, de l’imitation qu’elle provoque. La notion de morale doit être comprise comme norme localisée à la différence de l’universalisme kantien. Un taux élevé de criminalité ou de suicide dans une région indique un manque d’intégration des conséquences morales ou un manque d’imitation des comportements qui favoriseraient la moralité. Le comportement individuel devient ainsi social parce que les limites du bon et du mauvais comportement sont établies et renforcées par la communauté.

L’amélioration de la société est une considération presque obsessive vers la fin du 19e siècle. Bien que cette préoccupation provienne d’humanistes qui désiraient améliorer le sort des plus démunis, certains viseront plutôt le progrès social par l’élimination des moins aptes socialement. Le darwinisme social développé par Herbert Spencer72 affirmait que les instances gouvernementales n’avaient pas à intervenir dans

la vie des individus puisqu’une aide artificielle viendrait biaiser la compétition sociale

entre les différents groupes d’un espace. L’évolution sociale passerait ainsi par un laissé faire qui permettrait aux groupes plus performants de prendre le dessus alors que les faibles disparaîtraient d’eux-mêmes au fil du temps. Cette position a été fortement critiquée par Tarde et Durkheim même s’ils partageaient l’objectif de réformer pour la rendre plus efficace. Francis Galton73 est un autre cas d’inspiration darwinienne. Il situait dans la génétique tout le bon et le mauvais de l’humain. L’amélioration de la société devait donc passer par le croisement des meilleures familles entre elles. Ces deux exemples montrent l’étendue des positions théoriques qui sont apparues vers la fin du 19e siècle dans le but d’améliorer les sociétés.

Le besoin de modifier ce qui semble problématique entraîne pourtant une difficulté à questionner ce qui réussit dans les sociétés. Il y a bien sûr le fonctionnalisme proposé par Durkheim qui donnait un peu l’impression d’accomplir cela. Pourtant, il affirmait simplement qu’un comportement est répété parce qu’il est utile. Bruno Latour prend pour exemple les sciences et note avec force dans « Reassembling the Social » que la sociologie n’arrive pas à expliquer le succès de ce phénomène74. Comment des disciplines comme la physique ou la chimie arrivent-elles à former des paradigmes et à parler de ce qui semble être un seul monde, alors qu’on affirme qu’elles sont des constructions sociales? La réponse n’est pas à trouver dans le fait social durkheimien ni dans l’imitation tardienne, mais plutôt dans la constitution d’objets, théoriques ou expérimentaux, qui sont porteurs de significations. Comme Bachelard75 l’affirmait, un outil est une théorie matérialisée et c’est un peu ce que reprend Latour ici. Le lien que nous pouvons établir entre des chercheurs français et russes peut être dit social. Il ne l’est pourtant pas grâce à un fait social éthéré, extérieur et contraignant, ni à l’imitation

73 Francis Galton, Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Francis_Galton

74 Latour, Reassembling the Socail, page 101 : « ANT does not assert that all other domains of social science are fine and that only science and technology require a special strategy they are so much harder… it claims that since social accounts have failed on science so pitifully, it must have failed everywhere…» 75 Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, page 16 : « Naturellement, dès qu'on passe de l'observation à l'expérimentation'`, le caractère polémique de la connaissance devient plus net encore. Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des instruments. Or les instruments ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque théorique. »

directe ou indirecte des comportements de l’un par l’autre, mais à l’usage et à l’étude d’objets similaires. L’ANT inclut les objets dans les réseaux qu’elle constitue pour rendre compte de la stabilité temporelle de certains comportements, mais aussi pour expliquer leurs vastes distributions spatiales dans le cas des sciences pures.

Nous voulions montrer que Tarde et Durkheim pouvaient partager un objectif tout en s’opposant farouchement sur plusieurs questions théoriques. On identifie généralement Tarde à un point de vue psychologiste où il n’y a que les individus qui composent la société. Or, il y a des liens entre les individus qui permettent à certains comportements indésirables de se propager. Ces liens sont nécessaires pour le maintien de la société, mais engendrent des situations qu’on voudrait modifier. Durkheim est généralement perçu comme proposant qu’il y ait plus qu’une simple addition d’individus dans la société. Il y a au moins les institutions et l’organisation physique de l’espace qui précède les individus. Ces éléments peuvent être qualifiés de faits sociaux et nous pouvons agir sur eux pour favoriser l’intégration de chacun à sa communauté. Ce désir d’améliorer une situation jugée problématique indique la présence de similitudes de l’objet observé. Durkheim et Tarde partageraient des considérations plus profondes au sujet de l’individu que le laissent entendre les caractérisations habituelles de leurs positions respectives.