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c. Conclusions de la seconde étape

RELATIONS DE TRAVAIL

III. c. Conclusions de la seconde étape

Nous avions choisi de rassembler les justifications et médiations entre la financiarisation et les relations de travail sous le label hypothétique d’un nouveau régime d’intersubjectivité et de normativité164.

(i) Au terme de notre enquête, il se confirme que ce régime présenterait en tous cas deux originalités majeures : il se décompose en un régime de normativité, dont la singularité est qu’il rejette la « centralité normative » du droit, et d’un régime d’intersubjectivité, qui lie indissolublement rationalité individuelle et méfiance à l’égard d’autrui, interdisant tout comportement coopératif qui ne serait pas intéressé : en fait, la seule forme d’intersubjectivité qui demeure est l’universalité du calcul des intérêts à travers toute l’espèce humaine.

Cette propriété du régime d’intersubjectivité rétroagit (comme on pouvait s’y attendre) sur la singularité du régime de normativité : le rejet de la centralité normative du droit porte sur l’incapacité à saisir la distinction entre personne physique (les individus de chair et de sang) et personne morale. On pourrait être tenté de hausser les épaules : tout ça pour ça ? Pourtant les dommages collatéraux de cette indiscernabilité sont immenses : la différence est que la question éthique n’a de sens que pour une personne physique, alors qu’elle est non seulement absente, mais dénuée de sens pour une personne « morale ». Cette ironie du vocabulaire aurait dû nous alerter. En outre les personnes morales n’agissent pas par elles-mêmes, mais par l’intermédiaire de personnes physiques, lesquelles sont donc placées dans une position très inconfortable, dans le monde réel, sinon dans le monde de la théorie économique mainstream, où en tout état de cause le champ de la rationalité exclut celui de l’éthique. Mais il est évident que dans le cas des personnes morales, les conséquences de cette exclusion changent d’échelle, et ce faisant, changent de nature. On passe du déficit de normativité individuelle à un déficit de normativité collective. Un univers peuplé de personnes physiques et de personnes morales tellement plus puissantes, n’a aucune chance de régler les problèmes qui naissent de cet excès de puissance, si les premières persistent à utiliser des cadres de pensée qui dénient jusqu’à l’existence des secondes. Or cet univers est le nôtre.

(ii) Si l’on emboîte les trois conclusions respectivement des § II.c, III.a et III.b, on obtient cette proposition, qui condense la totalité de ce Rapport en une phrase : de même que l’économie réelle est gouvernée par la finance et que l’organisation économique complexe qu’est l’entreprise est gouvernée par la « société de capitaux», de même la personne humaine est gouvernée par l’homo economicus. La même logique se retrouve à trois niveaux d’analyse : ceux de la macroéconomie, de l’entreprise et de l’anthropologie. Ce qui rend bien hasardeuse

164 A rapprocher évidemment du « Rapport Salarial » de la Théorie de la Régulation (Boyer, 2016), ou de

« L’Esprit du Capitalisme » de Boltanski & Chiapello (1999), prenant la suite de Max Weber, sans oublier la notion de « gouvernementalité » introduite par Foucault (2004). Notre notion, qui doit beaucoup à ces auteurs, nous a semblé, par son étroitesse et sa précision, mieux appropriée à la perspective de ce Rapport.

63 la réforme d’un système aussi bien implanté – et bien difficile l’exercice de prospective auquel nous allons nous livrer.

Et pourtant indispensable, car la financiarisation, c’est le sous-emploi permanent, comme nous l’avons argumenté, dans nos analyses des 8 Faits Stylisés, notamment les nos 2, 6, 7 & 8, et comme le confirme ce graphique pour la France, dû à Rigot, Auvray & Dallery (2016), montrant une corrélation spectaculaire entre le taux de chômage et un indicateur du degré de financiarisation (le pourcentage de l’Excédent Brut d’Exploitation qui ne finance pas l’investissement productif). Comme une corrélation ne vaut pas en soi relation de causalité, les auteurs mobilisent deux schémas supplémentaires, tirés de Jespersen (2014), établissant d’abord que le taux moyen d’investissement (FBCF/PIB) dans l’Europe des 15 a perdu un tiers de sa valeur sur la période 1970-2013, ensuite que le taux de chômage moyen annuel des 15 pays est presque parfaitement corrélé négativement avec le taux d’investissement.

C’est donc trop peu dire que la financiarisation, c’est le sous-emploi permanent. En réalité, c’est l’accroissement permanent du sous-emploi165.

165 Nous disons « sous-emploi » et non « chômage », puisque nous avons vu (FS 2, ci-dessus) que la recherche de flexibilité conduit à un mix chômage/précarité, variable selon les pays.

64 Figure 17 : Chômage et financiarisation en France1, 1960-2014

En %

Source : AMECO, base de données de la Commission Européenne.

Légende : l'indicateur de financiarisation mesure (en % d’EBE) la différence entre l'Excédent Brut d'Exploitation (les profits) et la Formation Brute de Capital Fixe (l'investissement). Il repère la part des profits qui ne finance pas l'investissement productif : ce qui a été détourné d’un usage productif du fait de la financiarisation.

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1960 1963 1966 1969 1972 1975 1978 1981 1984 1987 1990 1993 1996 1999 2002 2005 2008 2011 2014

Indice de financiarisation (éch. gauche) Taux de chômage

65 (Lettres à un jeune poète, VIII, 12 août 1904)

De la proposition de la page précédente qui condense le diagnostic de ce Rapport en une phrase, on peut déduire, en reprenant métaphoriquement le concept du mathématicien Mandelbrot, que le néo-libéralisme se présente comme une « fractale166 ».

Cette métaphore est à la fois de nature à nous décourager et à nous guider si nous passons outre le sentiment de découragement. Nous décourager, puisque nous avons affaire désormais, avec la financiarisation, à un régime on ne peut plus solidement installé, aux niveaux simultanément macro-économique, managérial, et anthropologique. Nous guider, puisqu’il devient indifférent d’entrer dans la logique de ce régime, à un niveau plutôt qu’à un autre, pour le comprendre, ou… le réformer.

LA « FRACTALE » DU NÉO-LIBÉRALISME