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2. Contexte historique de l’évolution du secteur de l’énergie électrique

2.5 Conclusions

Somme toute, la trajectoire de l’interconnexion du système d’énergie électrique à l’échelle nationale ne marque pas seulement le début de l’ère des grands barrages hydroélectriques en Colombie. Comme on peut le constater, elle marque aussi la consolidation d’un secteur encadré par des techno-politiques impliquant l’intervention intensive d’agences de développement telles que la Banque Mondiale et le BID, des firmes d’experts étrangères ainsi que des institutions gouvernementales « techniques » configurées afin de planifier, contrôler et réguler la gestion de l’énergie électrique, et éventuellement la gestion d’un secteur économique en soi. En fait, il s’agissait également d’un grand projet de modernisation de l’État, de l’économie, de la gestion du territoire, de la nature et de la société qui a également marqué le pouvoir des « experts » et de mesures techniques comme vecteurs de développement (Ferguson, 1994; Mitchell, 2002).

Le projet d’interconnexion impliquait la production de connaissances géographiques spécifiques, de manière à rendre tangible un tel projet, de représenter l’espace, de lui attribuer une valeur et une fonction. Le ESEE, notamment, symbolise une procédure de catégorisation, de classification et d’autres moyens de quantification des rivières du territoire dans l’objectif de produire un grand projet de développement. Par exemple, la cartographie hydroélectrique de cette étude (Figure 4) a permis de consolider une représentation du territoire colombien comme étant « riche » en eau, et plus exactement en hydroélectricité. Cette ressource devient ainsi un objet de développement économique et technologique « rentable » et « abondant ». Cependant, ce projet a également été

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une série de conflits et de négociations politiques entre la nation et certaines entités régionales et municipales qui prenaient forme à travers la capacité d’accès et de contrôle sur le marché d’énergie électrique, à travers la concession des rivières et des projets hydroélectriques. Ce pour quoi le projet d’interconnexion s’est avéré polémique et les tensions politiques régionales – qui devaient être abolies à travers celui-ci – ont finalement laissé leurs traces dans la configuration de ISA. Bien sûr, l’idée de la richesse hydroélectrique et la configuration de la technocratie colombienne n’émergent pas simplement de cette époque. En effet, le département d’Antioquia se démarquait déjà, comme on a pu le voir, dans l’exploitation de l’hydroélectricité, mais aussi par sa classe dirigeante soi-disant pragmatique, entrepreneuriale et technique. C’est ainsi que EPM est devenue un des principaux emblèmes de cette identité antioqueña et aussi une de ses principales puissances économiques à l’échelle nationale et de l’Amérique latine. Cette forme d’identité antioqueña sera à la source des tendances régionalistes qui feront perdurer les tensions entre Antioquia, les autres départements et la nation tout au long du projet d’interconnexion et même après comme on le verra dans les chapitres 3 et 4, avec la crise énergétique de El apagón.

Enfin, il est tout de même nécessaire de reconnaître les traces des contestations sociales dans le secteur de l’énergie électrique. Le projet d’interconnexion d’énergie électrique marque aussi le début d’une époque de grands changements des territoires et flux hydriques dans différentes régions de la Colombie. Les régions de Cundinamarca et Boyacá ainsi qu’Antioquia seront parmi les plus transformées afin de desservir la demande croissante des industries, du commerce et des populations dans les centres urbains tels que Bogotá et Medellín. Ainsi, les projets de barrages ont également eu pour effet de consolider de nombreuses organisations sociales, pour la plupart rurales, qui chercheront à réclamer justice sociale et environnementale. Néanmoins, comme on le verra dans le chapitre 4, ces luttes seront appropriées par les institutions gouvernementales et celles du secteur de l’énergie électrique. Celles-ci seront réduites à de procédures légales et techniques qui ne seront pas nécessairement accessibles aux populations locales affectées et qui ne correspondent pas toujours aux revendications qui fondent ces procédures ni aux promesses qui leur sont faites.

Cette révision historique permet d’illustrer la configuration des techno-politiques du secteur de l’énergie électrique. En effet, l’interconnexion à l’échelle nationale des systèmes d’énergie

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électrique ainsi que l’implémentation des nouveaux modèles et plans d’expansion impliquent également la configuration de nouvelles formes de relations de pouvoir entre multiples d’acteurs sociaux. Par exemple, ces relations de pouvoir se manifestent et se produisent dans la manière dont les connaissances scientifiques et les techniques se définissent et s’appliquent sur la nature, le territoire, la société et les institutions mêmes de l’État. Aussi, dans la manière dont ces modèles et planifications « techniques » et « modernes » délimitent l’idée du développement à travers une sélection d’indices et de discours qui proposent des « solutions » apolitiques, neutres et éventuellement naturalisées (Ferguson, 1994; Mitchell, 2002). Cependant, ces relations de pouvoir sont multiples, ambivalentes et même imprévisibles, puisqu’en effet elles sont effectivement politiques et non-statiques. Comme on le verra dans les prochains chapitres, ce sont justement ces relations de pouvoir complexes et imprévisibles qui seront mises à la lumière au cours de la controverse de El gran apagón, au cours de laquelle les politiques de gestion du secteur de l’énergie électrique et l’hégémonie de l’hydroélectricité seront mises en dispute.

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3. El apagón et l’introduction de politiques privatisation et de marché

de compétition dans le secteur

En Colombie, on associe les années 1990 à l’arrivée de l’ère néolibérale. En effet, la Constitution de 1991 amenait un changement de paradigmes importants quant à la place du libre marché, de la compétition et de la décentralisation comme régime central de l’administration publique. Cette idéologie était promue en tant que régime cherchant à réduire la dette publique et pallier les insuffisances du secteur public dans le développement territorial et dans la croissance économique. Néanmoins, tel que l’évoquent Perreault et Martin (2005) ainsi que Springer (2010), la trajectoire et le déploiement de ces politiques s’avèrent multiformes, voire contradictoires, selon leurs contextes géographiques. En Colombie, le secteur des services publics domiciliaires et notamment celui d’énergie électrique sont révélateurs de ces complexités et contradictions dans la manière comment ces politiques seront négociées et appliquées.

Dans ce chapitre, il s’agira de montrer comment la crise énergétique de El apagón, initiée par le phénomène de El Niño de 1991-1992, a joué un rôle dans la légitimation de programmes de privatisation et d’insertion d’un modèle de marché de compétition dans le secteur de l’énergie électrique et dans les services publics domiciliaires. En effet, cette crise énergétique s’est manifestée comme une controverse technique et politique qui a établi un contexte favorable aux débats concernant la néolibéralisation du secteur de l’énergie électrique. Ensuite, il s’agira également de voir comment la crise même et les réformes qui s’en sont suivies seront négociées à plusieurs niveaux de manière à complexifier leur application. Ainsi, dans un premier lieu, je ferais part du contexte changeant des années 1990, en raison de la Constitution de 1991. Deuxièmement, j’aborderai l’épisode de El apagón, en tant que crise qui a déstabilisé le secteur de l’énergie électrique, la société et la politique colombienne pendant plus d’un an, pour ainsi devenir un instrument de légitimation des réformes néolibérales dans le secteur. Pour terminer, je montrerai comment l’application de ces réformes fera l’objet de contestations et négociations, de manière à révéler leur nature politique.

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3.1. Les programmes de privatisation dans le secteur de l’énergie électrique et