• Aucun résultat trouvé

Ainsi de nos quatre industries de la soie, la sériciculture, la filature, le moulinage et le tissage, deux sont en décadence, deux sont encore pleines de vitalité, combattues de tous côtés, mais défendant leurs positions avec vaillance, au prix de sacrifices douloureux et de perfectionnemens incessans.

Des deux premières, une seule peut se relever promptement, la sériciculture ; elle retrouvera difficilement son ancienne prospérité, mais en replantant des mûriers pour avoir la feuille à meilleur compte et en augmentant le

rendement en cocons par le choix de bonnes graines, elle doit encore obtenir un produit largement rémunérateur.

Le regretté M. Maillot, directeur de l’école séricicole de Montpellier, dont la compétence n’a été contestée par personne, a démontré cette vérité d’une manière indiscutable dans ses Leçons sur le ver à soie.

Économiquement établie, la culture d’une once de graines ne doit pas dépasser 80 francs, salaires payés : or la recette arrive aisément au double de cette somme si les graines sont bien choisies, car l’once doit rendre facilement 40 kilogrammes de cocons à 4 francs, soit 160 francs. Le cocon ne se vend pas toujours 4 francs, mais le rendement de 40 kilogrammes n’est pas un maximum.

Si la sériciculture était une industrie organisée vigoureusement, si elle constituait l’unique ressource d’une population nombreuse, elle se serait plus vaillamment défendue, elle aurait réalisé les perfectionnemens à l’aide desquels les Italiens ont maintenu leur élevage florissant.

Mais nos cultivateurs de la Drôme, de l’Ardèche, du Gard, de Vaucluse, ne donnent à la sériciculture qu’une quarantaine de journées par an, ils abandonnent ce travail à leurs femmes, à leurs enfans. Ce n’est pour eux qu’une ressource complémentaire sur laquelle ils fondent peu d’espérances. Ils estiment donc plus simple de réclamer des droits protecteurs que de se donner la peine de planter de nouveaux mûriers et de chercher à obtenir de bonnes graines à bas prix. Si des droits protecteurs devaient les sauver sans compromettre d’autres intérêts plus

considérables que les leurs, il n’y aurait pas d’inconvéniens à les instituer, mais il est manifeste qu’il n’en va pas ainsi.

Tous les sériciculteurs reconnaissent qu’un droit d’entrée sut les cocons sans un droit d’entrée sur les soies grèges ne leur serait d’aucune utilité. Ils demandent donc un droit d’entrée de 8 francs par kilogramme de soie. Les conséquences d’un droit semblable-sont faciles à établir.

En 1888, on a fait l’expérience d’un droit très léger sur les soies italiennes, 1 franc sur les grèges et 2 francs sur les ouvrées. Or, ce droit a suffi pour faire fléchir de près de moitié les importations de soies italiennes, et ces soies sont d’un prix élevé. Un droit de 8 francs sur l’ensemble des soies étrangères et notamment sur celles qui valent 40 francs, 35 francs et 30 francs, serait donc la prohibition pure et simple de ces soies. Mais alors où s’alimenteraient de matières premières nos industries du moulinage et des tissages qui fournissent en France le salaire quotidien de plus de 300,000 ouvriers ?

Les sériciculteurs prétendent qu’ils leur fourniront rapidement les soies dont ils auront besoin, parce que, le prix du cocon devenant rémunérateur, on replantera des mûriers, on mettra en culture une plus grande quantité de graines. Mais, si le mûrier pousse rapidement, il lui faut encore une vingtaine d’années pour être en pleine production.

D’après les statistiques officielles, nos mûriers donnent un peu< plus de 2 millions de quintaux de feuilles, c’est la nourriture nécessaire pour l’élevage des 250,000 onces de

vers à soie mises en éclosion. On répondra que cette statistique représente la production de feuilles consommées, mais les mercuriales des marchés-établissent non moins clairement que c’est à peu de chose près la quantité de feuilles utilisables, car les feuilles se vendent à certains momens jusqu’à 10, 12 et 15 francs le quintal, prix exorbitant. Si l’offre dépassait ou seulement égalait la demande, il est évident que les fouilles descendraient à 5 et 6 francs, prix normal sur le marché. Et, en supposant même que nos plants de mûriers soient assez nombreux pour permettre d’élever un plus grand nombre de vers à soie, comme le prétendent certains sériciculteurs, c’est un fait hors de conteste que ces plants sont mal distribués géographiquement, qu’ils sont en nombre insuffisant dans des centaines de localités séricicoles, puisqu’on doit transporter la feuille parfois à plusieurs lieues, à grands frais et au détriment des vers qui refusent cette feuille échauffée ou flétrie par les manipulations, l’entassement et le séjour sur le marché.

Les éleveurs de vers à soie ne peuvent donc accroître que très lentement leur production de cocons ; de 800,000 kilogrammes de soie, ils peuvent péniblement monter d’année en année, à la condition que le temps soit toujours propice, à 1 million de kilogrammes, à 1,200,000, à 1,500,000. Or nous consommons à millions 1/2 de kilogrammes de soie pour notre fabrication. Pendant ce temps, moulinages et tissages devront donc, sous peine de

périr, acheter au dehors leurs soies majorées d’un prix de 8 francs : c’est la ruine certaine.

Admettons même l’hypothèse invraisemblable que les sériciculteurs pourraient fournir les 4,500,000 kilogrammes de soie qu’ils n’ont jamais produits aux jours de leur plus grande prospérité, que feraient nos tisseurs d’une soie belle à coup sûr, mais qui ne saurait convenir pour tous les tissus ? Les soies de France ont en effet des qualités remarquables, mais on ne peut les employer que pour certaines étoffes très limitées. Il n’est même presque pas d’étoffes où l’on puisse les employer exclusivement. Dans certaines soieries pures de type supérieur, les soies d’Italie et même certaines soies du Japon sont préférables, les unes parce qu’elles sont plus fines, les autres parce qu’elles ont des qualités spéciales que l’étoffe réclame. Pour nombre de tissus mélangés, les soies de France sont hors d’état de servir parce qu’elles coûtent un prix double de celui de certaines soies sauvages que l’Asie nous envoie. La consommation n’achètera plus ces soieries légères si on lui vend à 5 francs le mètre une soierie qu’elle payait 2 francs et même 1 fr. 50. Ce serait un véritable désastre au moins pour les fabricans et les ouvriers qui, tissant des soieries légères à bon marché, sont hors d’état de supporter une pareille augmentation du prix de revient. Mieux vaudrait renoncer à toute exportation. Nos soieries sont déjà frappées d’un droit de 7 fr. 50 au kilogramme en Allemagne, 5 francs en Autriche, 8 francs en Italie, 4 fr. 88 en Russie, 4 francs en Espagne, 8 pour 100 ad valorem en Turquie et 50 pour

100 aux Etats-Unis. Elles ont à payer en France un droit d’entrée variant de 0 fr. 20 à 3 fr. 50 le kilogramme sur leurs filés de coton. Elles ont à lutter contre des concurrentes qui ne paient aucun droit sur les matières premières et dont la main-d’œuvre est à très bas prix. Comment peut-on espérer qu’elles ne succomberont pas quand aujourd’hui même les produits se présentent sur les marchés avec des différences de quelques centimes seulement et qu’il faut serrer le prix de revient à son extrême limite ! Et ce n’est pas seulement la ruine de nos tissages de soie, c’est une perte considérable pour nos filatures de coton, qui verront disparaître leur principale clientèle. Il ne faut pas oublier, en effet, que nos tissages de Lyon, de Saint-Étienne, de Paris, de Nîmes, de Calais, de Roubaix, achètent plus de 40 millions de francs de filés de coton dans le Nord, le Pas-de-Calais, les Vosges.

L’industrie cotonnière de ces départemens sera donc atteinte à son tour.

Les partisans des droits sur les soies ne peuvent pas contester ces dangers ; ils croient les atténuer par l’établissement d’un régime (admission temporaire ou drawback) qui sauvegarderait les intérêts de l’exportation française au moyen d’un remboursement, à la sortie de l’étoffe, des droits perçus à l’entrée de la soie.

Par malheur, ce système est impraticable pour toutes les soieries, mais surtout pour les étoffes mélangées qui sont les plus nombreuses, à cause de la difficulté de titrer la quantité de chaque matière première, soie, coton ou produits tinctoriaux en surcharge. Arriverait-on, par le

progrès de la science, à déterminer à 5 ou 6 pour 100 près la proportion des divers élémens, il faudrait encore expertiser des milliers de colis postaux contenant quatre, cinq, dix objets différens, fichus, foulards, rubans, parapluies, confections ? Que d’obstacles, que de retards dans les expéditions, alors que le temps est un des facteurs les plus importans dans cette lutte industrielle, car Paris donne les indications de mode, et les centres industriels de toute l’Europe partent ensemble sur ces indications qui leur sont fournies par les commissionnaires ! Tout récemment les fabriques allemandes nous ont enlevé en Amérique une vente considérable parce qu’elles ont livré quelques jours avant les nôtres un nouveau tissu qui était très demandé.

Que sera-ce lorsque l’exportateur français devra faire stationner ses marchandises en douane du Havre, de Bordeaux et de Marseille pendant que les Allemands et les Suisses expédieront à toute vapeur par Anvers et Gênes sans subir le moindre arrêt ? Et il faudra des chimistes-experts dans tous les bureaux des douanes. Quel embarras et quelle responsabilité pour l’État !

Ce n’est pas tout. En supposant même, chose invraisemblable, que, par leur ingéniosité, par l’émigration des tissages dans les campagnes, par l’abaissement du prix des façons, la fabrique française arrive encore à produire dans des conditions normales, un préjugé commercial aura été créé contre elle au dehors. Elle sera représentée comme hors d’état de lutter ; pendant la période de crise qu’elle traversera nécessairement, ses concurrens créeront un

courant en faveur des industries suisses, allemandes, italiennes ; ils feront valoir leurs conditions économiques meilleures. Enfin, dernier coup et non moins redoutable, le marché des soies de Lyon, qu’on a créé avec tant de peine, qui offre tant d’avantages pratiques à nos fabricans pour le choix de leurs matières premières, qui a tant contribué aux incessantes modifications que les tissages ont pu apporter dans leurs combinaisons d’étoffes, ce marché ne pourra pas résister à un droit de 8 francs. Les soies d’Asie suivront celles d’Italie, le marché commercial de la soie s’établira définitivement à Milan, à Londres, où nos fabricans devront désormais aller chercher leurs matières premières. Et comment fabriquer vite et à bon marché dans ces conditions ? Nos capitaux perdront eux-mêmes un de leurs emplois les plus utiles et la richesse nationale une circulation de plusieurs centaines de millions de francs.

On répond qu’on pourra établir des séries de types, comme cela se passe à l’importation pour certaines étoffes qui paient des droits d’entrée en France ; mais la variété des étoffes de soie mélangée ou surchargée rend l’établissement de ces types plus difficile, et, de plus, ce régime manque d’équité. Comment imposer aux experts des douanes la vérification de milliers de types différens ? Et l’on en compte plusieurs milliers. La vérification serait impraticable et, de plus, elle favoriserait des catégories de fabricans au détriment des autres ; elle serait ruineuse pour ceux-ci, avantageuse pour ceux-là ; enfin, elle laisserait subsister tous les grands inconvéniens de la prise

d’échantillon, du retard dans la livraison et du préjugé commercial créé contre toute industrie soumise à de pareilles entraves. Il serait plus sincère de déclarer qu’on est résolu à sacrifier l’exportation des tissages français, c’est-à-dire une valeur de plus de 300 millions de francs, représentant plus de 100 millions de francs de salaires pour nos travailleurs de trente départemens.

Cette perspective est, du reste, entrevue par certains partisans des droits sur les soies, et, pour compenser la perte subie par les exportateurs, ils offrent de réserver à ceux-ci le monopole du marché français par des droits prohibitifs sur les soieries étrangères. Par malheur, la compensation serait faible, car nos importations de soieries n’ont pas dépassé 60 millions de francs, et dans ce chiffre figurent des marchandises entrées en transit ou envoyées dans nos fabriques d’impressions ou d’apprêt pour être réexportées.

Il faut donc évaluer à 50 millions de francs au maximum la valeur des soieries étrangères consommées en France, de telle sorte qu’un droit prohibitif sur ces tissus de soie procurerait au maximum 50 millions de francs d’affaires à nos tissages, alors que le droit parallèle sur les matières premières leur enlèverait toute leur exportation, c’est-à-dire 300 millions de francs. Perte nette : 250 millions.

Ainsi, pour un bénéfice aléatoire de 5 millions de francs, pour une maigre augmentation de revenu de 0 fr. 50 par kilogramme de cocons, c’est-à-dire de 15 à 20 francs par an au plus par producteur, bénéfice que celui-ci peut se procurer sûrement par d’autres voies, on s’exposerait à

atteindre profondément, à ruiner, on peut le dire, deux industries : le moulinage et le tissage. On leur enlèverait bénévolement une vente de 250 millions de francs, représentant plus de 100 millions de francs de salaires. Ce serait une véritable aberration économique. Ajoutons que ce serait une iniquité. Si l’on met, en effet, en parallèle l’importance des industries rivales, on voit d’un côté la sériciculture occupant environ 150,000 personnes pendant 40 jours par an, c’est-à-dire fournissant à l’activité nationale 6 millions de journées de travail. D’autre part, les moulinages et les tissages font vivre environ 350,000 ouvriers et ouvrières pendant 200 jours par an, soit 70 millions de journées de travail. Si l’on prend 2 fr. 50 comme salaire moyen des uns et des autres, la sériciculture représente donc, comme main-d’œuvre, une somme de 15 millions de francs de salaires, tandis que les moulinages, les tissages et les industries annexes représentent près de 200 millions de francs payés au travail.

Ces derniers chiffres sont pour nous la démonstration la plus évidente de l’imprévoyance et de l’injustice qu’il y aurait à mettre des droits sur les matières premières destinées à nos industries de la soie. Comme nous l’avons démontré, l’État peut venir au secours de la sériciculture sans recourir à cette mesure ruineuse pour le moulinage et le tissage. Il peut fournir gratuitement les plants de mûriers, accorder des primes d’encouragement pour les plantations nouvelles, pour les plus beaux rendemens de cocons ; il peut enfin, il doit même créer des stations séricicoles dans

tous les arrondissemens intéressés, de façon à assurer à nos agriculteurs de bonnes graines à bon marché. Ces mesures suffiront amplement à relever la sériciculture française, dans la mesure où cela paraît possible, et elles ne ruineront pas les 350,000 travailleurs qui, dans les vallées du Rhône, de la Loire, à Paris, à Nîmes, à Tours, dans le Nord et le Pas-de-Calais, maintiennent si haut le renom de l’industrie française en gagnant des salaires des plus modestes et des plus disputés.

ALBERT DE LA BERGE.

À propos de cette édition

Documents relatifs