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L’inconfort, qu’il soit provoqué par la transgression des normes, par les images choquantes ou par les amalgames improbables, tel que nous le démontre Daniel Allen Cox dans MouthQuake, peut prendre de nombreuses formes. La traduction de cet

inconfort requiert, dans chaque sphère où il s’illustre, dans le fond comme dans la forme, une attention particulière.

La première partie de mon mémoire, « MouthQuake, le queer et l’inconfort du queer », où l’analyse était orientée sur le terme « queer » et ses dérivés, a démontré toute

l’importance du contexte lorsqu’un tel terme – plurivoque et historiquement chargé – est en cause. Le travail de traduction a donc débuté par de longues lectures sur son origine – anglaise – afin de se remémorer son « parcours » et d’en saisir les subtilités. Ce mot, « queer », porte aujourd’hui un sens très large, mais « spécifique » à la fois, spécifique en ce sens que je ne peux lui substituer aisément un autre terme compte tenu de toute cette histoire dont il est chargée et que tout autre terme occulterait. Pour ces raisons, il s’avère que le terme s’implante, lentement mais sûrement, dans la langue française.

Ainsi, après avoir essayé différentes possibilités de traduction et fait quelques détours, j’ai finalement conservé, pour chacune des quatre occurrences de « queer » (y compris queerest), le terme anglais « queer » dans la traduction.

54 J’en arrive à parler de la seconde constatation importante qui m’est venue en cours de travail : le passage du temps occupe une place importante en traduction. J’admets qu’il ne s’agit pas là d’une grande révélation, mais que c’est plutôt une confirmation dans ce contexte. Les recherches sur le sujet – queer – se font de plus en plus nombreuses, et la fréquence d’utilisation du terme augmente, tant au sein des recherches universitaires que dans la culture populaire. La « popularité » d’un tel terme peut varier très rapidement dans le temps et pourrait se répandre exponentiellement dans l’usage, en ces temps où les réseaux sociaux sont omniprésents, ce qui en modifierait les enjeux de traduction. Il y a fort à parier que je ressorte ce texte dans dix ans en trouve bien peu pertinent tout ce questionnement sur la traduction (et non sur sa signification ou sa portée) du terme « queer ».

Dans la seconde partie, « Le carnavalesque dans MouthQuake », l’étude des extraits qui présentent des référents culturels traités à la manière carnavalesque a fait ressortir l’importance des images bien construites et leur potentiel évocateur. Le carnavalesque, qui, en littérature, renverse l’ordre établi, conteste les autorités en place et qui,

conséquemment, choque le lecteur, use pour ce faire de puissants symboles culturels. J’avais émis en hypothèse la nécessité d’étoffer afin de bien représenter le contexte culturel des dits référents en traduction. Au terme de l’exercice, je constate toutefois que j’ai pu proposer des traductions sans étoffement, ni intratextuel ni extratextuel. Si la notoriété de certains des référents (Freddy Mercury, Les Canadiens) est parfois en cause, il faut noter que dans ce cas précis, ce qui m’a permis de proposer ces traductions sans ajouts, c’est d’une part la grande proximité des deux cultures concernées par la langue source et la langue cible, et d’autre part, la combinaison des langues.

55 Par ailleurs, tout ce « dépouillage » des référents et symboles culturels présents dans MouthQuake m’a confirmé une autre réalité, que je n’ignorais pas, certes, mais qui se trouve, je répète, confirmée : c’est toute l’importance de diversifier et de renouveler ses sources de connaissances. De lire, d’écouter, de regarder, bref de comprendre une culture. La sienne, d’abord, puis celle de l’autre. Traduire les mots, c’est bien peu de choses. Mais traduire tout ce qui gravite autour, tout ce qui traîne derrière et tout ce que cela projette, c’est un autre défi. Je peux donner en exemple, autre que le très évident « queer », des mots qui se révèlent des références, disons, à une autre œuvre, réalité ou concept. Je pense à « bent », par exemple, qui nous ramène à la pièce de théâtre de Martin Sherman, ou encore à « galomphant », qui ramène à Lewis Carroll, ou enfin, aux passages tirés des paroles de la chanson Bohemian Rhapsody, du groupe Queen. Un savant mélange de cultures, élitiste et populaire, haute et basse…

C’est au terme de plusieurs lectures de l’œuvre – MouthQuake –, de rigoureuses analyses, de généreux conseils, et d’innombrables lectures connexes que j’ai pu proposer des traductions qui rendent le plus justement possible, je le pense, tous ces liens.

En dernière partie ˗ « MouthQuake et l’hétérolingue » ˗, je me suis penchée sur la transgression des limites dans le code, c’est-à-dire sur l’hétérolingue et ses fonctions. Bien que regroupés sous deux catégories distinctes, l’une qualifiée de « marqueur

identitaire, l’autre servant le carnavalesque, les éléments hétérolingues de MouthQuake se traduisent – ou pas – selon le même raisonnement. J’avais annoncé hypothétiquement que l’étoffement ou l’ajout de notes de bas de page serait parfois nécessaire pour traduire entièrement l’hétérolingue. Au terme de l’exercice, la surprise est que si la traduction des

56 autres formes d’inconfort vues plus haut n’a nécessité tout au plus que de minimes ajouts, la traduction de l’hétérolingue en nécessite presque systématiquement.

Cependant, si, lorsqu’il est question d’hétérolingue, la transgression des normes s’opère essentiellement dans la forme, il en va de même pour l’étoffement. Les ajouts qui

s’avèrent nécessaires ne se présentent donc pas toujours sous forme de mots, mais bien, et dans tous les cas lors de mes traductions, sous formes de balises ou de repères visuels.

En effet, comme je l’ai mentionné en introduction, la plus grande difficulté se trouve dans le fait de traduire non pas les mots, mais la signification du changement de code. Dans le cas qui nous occupe, les éléments hétérolingues à l’étude sont en français, et le texte cible devient un texte unilingue français. C’est pour cette raison que le balisage du texte, l’italique, précisément, s’avère nécessaire afin de marquer par exemple les paroles d’un personnage spécifique et ainsi « intervenir sur la chaine de discours pour y isoler un segment hétérolingue. » (Suchet, p.90) Une note de la traductrice en bas de page pour replacer le contexte ou pour apporter une explication supplémentaire peut également être souhaitable. C’est le cas, notamment, lors de la première utilisation de l’italiques pour laquelle on peut préciser que ce segment, et ceux qui suivent, sont en français dans le texte original.

On a donc vu que l’inconfort dans la littérature peut être induit de multiples façons et le plus souvent en transgressant une ou des limites, limites d’un ordre établi, prédéterminé. C’est précisément ce qui déborde de cette limite qui cause l’inconfort, chez le lecteur. Qu’il s’agisse de la limite du bon goût, du code langagier, ou encore de l’imaginable, pour reprendre le terme de Butler (p.12). On a vu également que les contours de ces

57 limites varient, comme il a été démontré, dans le temps, mais aussi dans l’espace, selon des codes socioculturels. Le sentiment d’inconfort, lui, est universel. Et la traduction, dans tout ça? La traduction, donc, comme toujours, doit s’élever au-delà des frontières, et de rendre culturellement confortable cet inconfort.

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