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Au cours des dernières décennies, des études portant sur les différences entre la parole des femmes et la parole des hommes (West & Zimmerman, 1975, 1983, 1987 ; Tannen, 1990 ; Murata, 1994) ont démontré une tendance à l’interruption systématique de la parole des femmes par les hommes. Ces chercheurs montrent que les interruptions se déroulent aussi bien dans des interactions institutionnelles que dans des interactions quotidiennes. Le niveau d’intimité entre les participants est une autre variable qui n’a pas joué un rôle sur les enjeux de l’interruption chez les femmes.

Nous pouvons imaginer qu’entre des participants ayant moins d’intimité les règles concernant la prise de parole seraient plus respectées en raison de la politesse qui entoure et guide les interactions, toutefois, ce n’est pas le cas. Les femmes sont toujours interrompues en dépit des niveaux d’intimité ou du statut des participants impliqués dans l’interaction. Les auteurs mentionnés dans ce travail ne convergent pas vers les mêmes conclusions à propos des motivations du phénomène observé, bien qu’ils s’appuient sur la notion d’une domination masculine qui résulte d’une division sociale qui favorise davantage les hommes au sein des sociétés.

La motivation pour notre choix d’analyser les interruptions intrusives à l’école s’est fondée sur un intérêt scientifique de comprendre comment ces interruptions se déroulent à partir d’une perspective de la linguistique interactionnelle. Nous examinons quels procédés ont été mobilisés par les participants lors de la production d’une interruption afin d’identifier une possible systématicité du phénomène étudié. Après tout, dans une société où les femmes sont interrompues lors des interactions, nous pouvons supposer que cette pratique conversationnelle pourrait être reproduite aussi de manière routinière à l’école.

Les résultats de notre analyse ont montré que, comme dans d’autres contextes interactionnels susmentionnés dans les références citées dans ce travail, les filles sont également interrompues à l’école. En outre, elles sont interrompues presque majoritairement par des garçons. En prenant en compte le contexte qui a fait l’objet de notre étude, les filles ont été interrompues 80 % plus que les garçons dans la première leçon analysée et 150 % plus que les garçons dans la deuxième séance. L’autre facteur également saillant parmi les résultats que nous avons montrés, est que les filles détiennent un temps inférieur de parole par rapport à celui de garçons. Notre analyse a montré que la moyenne de temps de parole détenu par filles a été inférieure à celle des garçons d’au moins 50 % dans la deuxième leçon et, dans la

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première leçon, un garçon a détenu la parole en moyenne trois fois plus qu’une fille. Ce résultat peut nous orienter vers une remise en cause de la croyance sociale reposée sur l’idée que les femmes sont trop bavardes.

L’examen détaillé de notre corpus nous a permis d’identifier les caractéristiques linguistiques de ces interruptions. Dans un contexte interactionnel où les participants ont été préalablement choisis, les filles ont subi des interruptions intrusives notamment à travers l’auto-sélection d’autres participants lorsqu’elles ont été censées accomplir une SPP projetée par l’enseignant. Ces interruptions ont été également conçues en tant que des chevauchements compétitifs lors de la parole des filles. Les participants ont interrompu les filles aussi bien pour donner leurs réponses à la place des locutrices que pour contester la réponse présentée par ces filles. Ils ont eu recours à des perturbations, comme la coupure de la parole et l’étirement de syllabe ou à des hitches, comme l’augmentation du volume de la voix pour prendre la parole en dépit de la pré-allocation des tours faite par l’enseignant. Tannen (1990) souligne que la sphère publique est historiquement destinée à parole des hommes, ils sont plus compétitifs et gardent plus de temps de parole. L’autrice affirme encore que les femmes ont une tendance à produire des interruptions plutôt collaboratives, ce qui leur a collé l’étiquette de bavardes. Notre analyse pointe vers les mêmes résultats, malgré les années qui séparent nos travaux. Dans le contexte analysé, les filles ont été systématiquement interrompues par des garçons qui gardaient un temps supérieur de parole, ce qui remet en cause le « bavardage féminin ». La classe est une des sphères publiques où la parole des hommes résonne de manière plus forte et occupe beaucoup plus d’espace que la parole des filles. Weatherall (2002) propose aux analystes en AC d’envisager le genre en tant qu’une catégorie omniprésente vers laquelle les participants se sont orientés dans une conversation de manière plus ou moins évidente. Ainsi, une partie très importante de ces interruptions peut être comprise de la perspective de Weatherall. Les interruptions intrusives systématiques chez les filles peuvent être le résultat de cette orientation vers le genre qui ne laisse pas toujours des traces évidentes dans l’interaction. Cette orientation vers la catégorie genre valide et renforce les pratiques interactionnelles des hommes et des femmes présentées dans l’étude de Tannen.

Bien que nos résultats convergent vers les résultats des études présentées dans ce travail (West & Zimmerman, 1975, 1983, 1987 ; Tannen, 1990 ; Murata, 1994 ; Stokoe & Smithson, 2001 et Weatherall, 2000, 2002), ils ont été obtenus à travers l’analyse d’un corpus restreint d’interactions en classe, nous avons choisi trois cours de français L1 portant

sur des discussions à l’oral. Cela nous a semblé très pertinent vu qu’il existait l’occasion d’analyser des caractéristiques conversationnelles de la même classe mais dans deux contextes différents : deux séances en contexte mixte et une séance en contexte non mixte où il n’y avait que des filles présentes dans la troisième leçon. Ce corpus nous a permis de présenter une comparaison entre non seulement le taux d’interruption entre ces séances mais également à propos des méthodes mises en place par les participants en interaction.

En revanche, nous avons limité notre champ d’analyse, ce qui ne nous permet pas de conclure que cette tendance à une interruption systématique chez les filles se reproduit avec les mêmes caractéristiques linguistiques ou avec la même fréquence dans d’autres contextes en milieu scolaire. En d’autres termes, les résultats peuvent varier en fonction d’autres facteurs comme les enseignants qui gèrent l’activité en cours ; les caractéristiques de la tâche en cours ; les règles de prise de parole négociées entre les participants en interaction ; les tranches d’âges des élèves impliqués dans l’interaction ; les types de cours qui sont animés, comme en chimie ou mathématiques, par exemple. Ainsi, les possibilités des études qui s’ouvrent au sujet de l’interruption intrusive chez les filles à l’école sont vastes.

De plus, à un autre niveau d’analyse, l’identification et la compréhension du phénomène d’interruption intrusive chez les filles à l’école peuvent également mener à des discussions très intéressantes dans d’autres branches d’études comme la sociologie ou la philosophie. L’école est une institution centrale au sein de plusieurs sociétés et qui accueille des sujets depuis qu’ils sont très petits. C’est à l’école que les processus de socialisation (Mondada, 1995) d’un individu s’intensifient et que les sujets sont en contact avec les valeurs et normes sur lesquelles s’est fondée une société. Cette institution joue donc un rôle extrêmement important dans le renforcement ou dans la déconstruction des valeurs qui composent la société à laquelle elle appartient. Ainsi, une étude concernant l’interruption intrusive chez les filles dans cette institution peut apporter des pistes par rapport à une possible « naturalisation » du phénomène étudié.

À la lumière de la pensée sociologique de Bourdieu (1998, 2014), nous pouvons interpréter l’interruption chez les femmes ainsi qu’un temps de parole réduit par rapport à celui des hommes comme un type de violence symbolique acceptée et reproduite dans plusieurs sphères sociales. Ces interruptions renforcent l’idée que l’opinion d’une femme est moins importante que celle d’un homme et aident à perpétuer la dévalorisation de la parole des femmes aussi bien que de leurs pensées et opinions. En prenant cette perspective analytique, nous pouvons nous poser des questions relatives à l’impact de ces interruptions sur

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l’apprentissage chez les filles, dès qu’il soit démontré une systématicité de cette pratique interactionnelle à l’école dans le cadre d’une étude plus large. Cette réflexion peut converger avec la proposition de l’Organisation des Nations Unies (2017), où dans son projet de Planification de l’éducation pour les États membres l’un des objectifs est d’assurer un environnement vraiment équitable à l’égard des enjeux de genre à l’école, ce qui n’est pas compatible avec un temps de parole réduit des filles ou une possible dévalorisation de leurs pensées en milieu scolaire.

Pour conclure, notre travail vise à donner une première contribution à l’étude du phénomène de l’interruption intrusive à l’école. Nombreuses sont les perspectives d’études futures qui peuvent toucher différentes branches des études relatives à la parole-en-interaction à l’école, mais il temps de clore ce texte afin de laisser la place aux travaux futurs.

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Annexes