• Aucun résultat trouvé

3. RESULTATS : CONCEPTION, AMENAGEMENT ET USAGE D’ASSISTANCES

3.1. L’ ASSISTANCE TECHNIQUE AUX GRANDS HANDICAPES MOTEURS APHASIQUES

3.1.5. Conclusion et pistes de recherche

Cette première recherche illustre, sans doute de façon la plus complète, la perspective symbiotique.

Elle met en évidence l’importance de la conception ergonomique de l’assistance technique aux grands handicapés. Elle souligne que concevoir une technologie, c’est créer un style de communication, de conversation entre une machine et un individu.

Concevoir une assistance palliative, c’est inventer une forme de communication palliative qui modifie les possibilités d’action de l’utilisateur, le conduisant à développer des stratégies opératoires d’appropriation du nouvel outil. Concevoir une assistance technique c’est donc, fondamentalement, partir de ce que les gens vont réellement faire avec la technologie, compte tenu de leurs besoins spécifiques. C’est encore anticiper les impacts dès le début de la conception.

Dans le cas particulier de Jacques, les implications du malade et de l’entourage fournissaient des conditions particulièrement favorables pour développer une démarche participative et globale. La définition des fonctionnalités et leur automatisation ont été faites en relation avec Jacques, qui très rapidement manifestait un entrain supplémentaire et des demandes de plus en plus exigeantes ! Par exemple,

Permettre la

commodité matérielle et l’adaptation à la douleur et à la souffrance.

Recherche de la symbiose lors de la conception

Jacques a notamment demandé de pouvoir téléphoner. Bauby (1997) raconte la même demande : il écrit que lorsque son père et ses enfants l’appellent, un aide soignant lui tient l’appareil près de son oreille, et qu’il racle de la gorge pour signifier à son interlocuteur de poursuivre. Après avoir réfléchi à ce problème, qui consiste à faire « parler » un sujet aphasique, nous menons actuellement des recherches qui visent à doter l’individu d’une interface permettant de piloter, avec un simple contacteur en tout ou rien, les éléments structuraux d’une conversation téléphonique. Par ailleurs, depuis 1997, Edith a beaucoup évolué :

– L’utilisabilité améliorée,

– Le balayage séquentiel affiné (Pino, Brangier & Arnould, 2000, document 5.5) ; – Les fonctionnalités enrichies (mise en place de la téléphonie, du fax) ;

– Une interface iconique est en cours d’implantation (Brangier, Gronier & Pino, soumis)

– Et d’autres expériences réalisées en centre de rééducation.

De plus, le transfert industriel vers une société d’informatique est en cours.

Au niveau de l’utilisation, cette expérience éclaire également la perspective symbiotique. Edith est une sorte de double du malade et le malade tend peut-être à se confondre avec son double informatisé. Dans le cas de Jacques, la symbiose est intégrale, l’assistance technique fonctionnait 24 heures sur 24. Certes, Edith n’est pas une copie de Jacques, mais une sorte de prolongement simplifiée de son image automatisée.

L’analyse de l’usage d’Edith met en évidence les modes d’accommodement développés par l’homme, en relation avec la technologie et l’organisation. Jacques effectue trois types d’accommodement :

– Un accommodement personnel qui s’exprime par une modification de son système de valeur. Il s’agit d’un coping, processus par lequel Jacques fait face à la maladie notamment lorsqu’il écrit avant de mourir : « Pour moi, je n’ai qu’un gros rhume ».

– Un accommodement de son instrument : par exemple, il utilise les fonctionnalités d’écriture pour essayer de piéger le dictionnaire lexicographique de l’ordinateur : « Bravo pour le dico. J'y ai trouvé les mots de la dictée de Pivot : vertugadin, hyacinthe, vermée, gaulthérie, empyrée. ». Plus tard il écrira encore : « J’ai un dictionnaire anti-connerie de 10000 mots » ; et « Difficile de prendre le dico en défaut : anacoluthe, bachibouzouk, coelacanthe y sont. Il faut cependant changer le mode de sélection des mots : les clics rapides sont source d'erreur, on clique facilement involontairement sur OK. ». Puis un jour, nous avons trouvé le fichier suivant : « coquecigrue, pithécantropien, érythème, érythoblastose, polymorphisme, péripatéticienne, préraphaélisme, jalouse, ornithorynque, phénylamine, phlegmon, métacarpo-phalangien, anacoluthe, trichloréthylène, pentacle, tétraèdre, tétragone, numismatique, néozoïque,

L’utilisation révèle une symbiose quasi-totale.

ichtyologie, cantharide, iconoclaste, zoroastrienne, capharnaüm, zygomorphie, ptérodactyle, protozoaire, paradigmatique, cyprinidé, labridé, physalie, acétylsalicylique, phrygane, phénotypique, nabuchodonosor, épiphite, uranoscope, phénylcétonurie, machaon, macchabée, zorille, xylophage, dytique, holoturie, salicorne, coccyx, cœlacanthe, coxaux, néozoïque, rhododendron. ».

Que s’était-il passé ? Alors que tous les fichiers de Jacques étaient orientés vers un dialogue avec autrui, ce dernier était constitué de mots rares et biscornus.

Renseignements pris auprès de sa famille, Jacques s’était amusé à écrire des mots dont ses visiteurs devaient trouver la définition, avant que le mot suivant ne soit écrit. Il avait ainsi réinventé le jeu du dictionnaire et détourné, de manière ludique Edith, en faisant preuve d’innovation.

– L’accommodement de l’organisation correspond à une modification du fonctionnement organisationnel à l’égard de Jacques. Comme il dispose d’un média de communication, il l’utilise pour faire évoluer les comportements des ambulanciers, cuisiniers et aides soignantes à son égard. Il cherche ainsi a ne plus être considérer comme un tétraplégique, mais comme une personne à part entière.

Cette expérience montre aussi à quel point la conception des assistances techniques a des retentissements sociaux, qui sont non seulement intégrés mais recherchés dès le début de la conception. En dotant les malades de dispositifs de communication, il était lumineusement clair qu’ils les utiliseraient pour faire part de leur désaccord, de leur incompréhension, de leur haine et de leur amour. La technologie est un lieu fondamental de la pratique sociale : elle peut être conçue avec le souci d’orienter les conduites humaines. Et, c’est grâce à un ensemble de connaissances scientifiques que l’ergonomie et la psychologie peuvent à présent se donner pour objectif de développer une ingénierie de la communication42, notamment en intervenant sur la conception et l’utilisation des aides.

Cette recherche empirique, fondamentalement symbiotique, a pour but d’envisager la prise en compte de l’ergonomie dans la fin de vie des malades, thème absent des préoccupations classiques. En effet, les aides techniques dans le domaine du handicap moteur sont parfois ramenées à la conception et l'amélioration de capteur de commande (Roy, Panayi, Harwin & Fawcus, 1993 ; Smith & Vanderheiden, 1992 ; Stout, 1993), et à l'utilisation d'une seule fonctionnalité (telle que l’écriture système alphatalker ou lightwriter ou vipiti (Boissière & Dours, 2000) -, ou la synthèse vocale - synthé 4 -, ou la lecture avec des tourne-pages, ou un contacteur fonctionnant sur la base des potentiels électriques corticaux (Kubler et al., 1998 ; Miner, McFarland & Wolpaw, 1998). Rares sont les travaux portant sur l'intégration de multiples fonctionnalités dans des aides techniques pour personnes adultes. À travers cette expérience, nous souhaitons souligner que le problème du handicap n'est pas réductible à l'amélioration des capteurs de commande mais dépend fondamentalement de la manière dont est conçue l’interaction entre l'homme et son

42 Rappelons les propos de Montmollin : « L’ergonomie est la technologie des communications dans les systèmes homme-machine. ».

Développer

l’ergonomie de la fin de vie.

environnement physique, humain et social.

En d’autres termes, alors que les approches classiques se sont surtout centrées sur les contacteurs, c’est-à-dire sur les modalités techniques d’interaction en cherchant perpétuellement à les améliorer, ces recherches se sont trop peu intéressées à la question de l’activité réelle du malade et à son contexte de fin de vie. La question du sens de la vie, qui est particulièrement difficile à aborder, est pourtant inéluctable. La question du pourquoi interagir prime sur celle du comment interagir !

3.2. L A COMPREHENSION ET L ’ USAGE DES AIDES