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Discussion générale

Les travaux effectués dans le cadre de ce projet doctoral avaient pour objectif général la caractérisation de la relation PK-PD de la ropivacaïne administrée pour l’analgésie post opératoire (bloc du nerf fémoral) et l’anesthésie rachidienne chez des patients orthopédiques. La démarche adoptée reposait sur l’utilisation de l’approche populationnelle qui permet non seulement de décrire les différents niveaux de variabilité (intra- et inter-individuelle), mais également d’établir des modèle prédictifs qui, potentiellement, amélioreront l’utilisation clinique du médicament.

Le premier volet de ce programme de recherche clinique consistait à évaluer la fiabilité et la reproductibilité d’une méthode permettant de mesurer de manière quantitative l’évolution spatiotemporelle du comportement sensitif de l’anesthésie locorégionale. Le deuxième volet de cette recherche consistait à caractériser l’absorption systémique de la ropivacaïne durant le bloc du nerf fémoral chez des patients subissant une arthroplastie totale du genou. Enfin, les deux derniers volets de cet ouvrage consistaient à développer des modèles PK-PD populationnels aptes à prédire le début et la durée du bloc sensitif de la ropivacaïne après injection près du nerf fémoral ou dans l'espace intrathécal chez des patients orthopédiques.

i) Le choix de la méthode d’évaluation sensorielle

L’importance du choix de la méthode d’évaluation sensorielle ressort comme élément crucial lorsqu’on analyse de près les résultats cliniques publiés après l’administration péridurale de la lidocaïne.131 Dans cette étude, les auteurs ont comparé le potentiel analgésique de trois solutions de lidocaïne de pH différents en utilisant le glaçon, l’aiguille ainsi qu’un courant électrique comme stimulus sensitif. Une différence significative au niveau du potentiel analgésique correspondant aux différents pH a été rapportée avec la stimulation électrique, sans toutefois être en mesure de déceler de différence avec la glace ou l’aiguille. Cette discordance entre le marqueur clinique (glaçon ou aiguille) et le biomarqueur (stimulus électrique) découle des limites inhérentes aux méthodes d’évaluation de type qualitatif qui font que des réponses quantitativement différentes se retrouvent inévitablement classées dans la même

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catégorie (froid/pas froid, mal/pas mal). Ainsi, des médicaments d’efficacité différente pourraient, à tort, être jugés équivalents par une réponse « qualitativement » similaire. Pour ces raisons, on préfèrera utiliser un seuil de perception de nature quantitative plutôt qu’une réponse qualitative, surtout lorsqu’il s’agit de décrire avec précision l’évolution spatiotemporelle du bloc sensitif.

Dans nos études, il y avait parfois discordance entre le CPT et la réponse au stimulus thermique (glaçon). Le faible nombre de participants à l’étude ne permet malheureusement pas de conclure quant à la validité intrinsèque du CPT. Néanmoins, il est possible de générer quelques hypothèses en ce qui a trait à la spécificité et la sélectivité de la mesure. Le tableau suivant montre les résultats obtenus lors de l’évaluation du bloc du nerf fémoral chez les patients orthopédiques.

Glace

CPTa + -

+ 13 1

- 3 3

a Augmentation d’au moins 80 % (2 x CV

SEM %) de la valeur de base.

Dans ces conditions, la mesure CPT aurait identifié 81 % des blocs nerveux jugés complets par le test du glaçon (sensibilité : 13 / (13 + 3)) et 75 % de ceux apparemment incomplets (spécificité : 3 / (3 + 1)). La présence de faux négatifs (CPT - et Glace +) est compatible avec un mauvais positionnement de l’électrode. Tel que mentionné précédemment, l’expression sensitive du bloc fémoral est très variable d’un sujet à l’autre132 et un emplacement standardisé pourrait avoir empêché d’obtenir l’augmentation attendue de la mesure CPT. De plus, des évidences suggèrent qu’il est généralement plus facile de bloquer un stimulus de faible intensité (froid) qu’une stimulation électrique.133 À l’inverse, un faux positif (CPT + et Glace -) pourrait être attribué à un meilleur pouvoir discriminant de la mesure CPT. De fait, le Neurometer© utilise un stimulus transcutané sinusoïdal à fréquences variables (5, 250 et 2000 Hz) capable de stimuler directement les fibres nerveuses (C, Aδ et Aβ, respectivement) sans passer par les nocicepteurs.

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Bien que la mesure CPT soit plus sensible et précise que le test du glaçon, ces deux méthodes n’évaluent qu’une partie du phénomène complexe de la douleur. Il n’est donc pas étonnant de constater que, malgré un bloc d’apparence complet, le patient ressente parfois de la douleur post opératoire. Le meilleur critère pour juger du succès d’un bloc demeure, finalement, l’absence de douleur. Toutefois, ce critère de jugement de nature qualitative n'est mesurable qu'en post opératoire et n'aurait pas permis d’évaluer l’apparition du bloc sensitif, une phase essentielle dans l'établissement d'une relation PK-PD. Finalement, la mesure du seuil de perception de la douleur (PPT) aurait été contaminée par l’administration concomitante de morphine chez nos patients. Tel n’est cependant pas le cas pour le CPT à 5 Hz qui non seulement ne change pas en présence d'opiacés mais permet également d’évaluer de façon quantitative le bloc sensitif.

ii) Caractérisation de l’absorption systémique de la ropivacaïne durant le bloc du nerf fémoral

Lorsque l’absorption est plus lente que l’élimination, il y a une permutation dans la signification de la partie terminale du profil d’évolution des concentrations plasmatiques en fonction du temps. On parle alors de système en bascule ou selon la terminologie anglo-saxonne de flip-flop. Dans ce cas-ci, on a souvent recours à une méthode de déconvolution qui permet de déterminer la vitesse d’entrée « réelle » du médicament dans l’organisme ou « l’input function ».134 En effet, le profil des concentrations plasmatiques d’un médicament résulte de trois processus concomitants, i.e. l’absorption, la distribution et l’élimination. Or, pour ne décrire que le processus d’absorption, il faut s’affranchir de ce qui est tributaire des deux autres (distribution et élimination) et on y parviendra seulement en déconvoluant la courbe des concentrations plasmatiques. Pour cela, on modélise d’abord la disposition du médicament (distribution et élimination) en se servant de données obtenues après une administration intraveineuse (donc sans absorption systémique); ce qui n’est pas toujours réalisable dans un contexte clinique. Dans la présente étude, nous avons démontré qu'il était possible de caractériser l’absorption systémique de la ropivacaïne directement à partir du profil d’évolution temporelle des concentrations plasmatiques et ce, sans nécessiter une administration intraveineuse. En effet, de nombreux prélèvements sanguins échelonnés sur une longue

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période de temps ont permis de bien caractériser l’absorption lente du médicament, qui se terminait 44.9 +/- 14.1 h suivant l'administration du bloc du nerf fémoral (Figure 30).

Figure 32 Fraction cummulée absorbée de ropivacaïne en fonction du temps chez le profil typique de population. L’absorption a été caractérisée en déconvoluant les concentrations plasmatiques en se servant des données IV de la littérature.59

Nous avons constaté que la demi-vie terminale calculée chez nos patients orthopédiques (6.0 h +/- 2.1) était plus élevée que celle rapportée dans la littérature (1.9 h +/- 1.1) après administration intraveineuse chez des sujets sains (n = 6, âgés entre 19 et 34 ans).61 Il faut cependant mentionner que dans cette étude, les temps d’échantillonnage étaient sensiblement plus courts, ce qui a sûrement contribué à cette discordance.L’hypothèse selon laquelle une augmentation du degré de liaison aux protéines plasmatiques chez les patients opérés pouvait diminuer l’élimination de ce médicament à coefficient d’extraction hépatique modéré (Eh ~ 0.5) méritait d’être vérifiée (Annexe II).

Les résultats obtenus après ultrafiltration suggèrent une augmentation significative (p < 0.001) du pourcentage de liaison aux protéines, passant de 89.2 +/- 3.7 % (au temps zéro) à 93.3 +/- 3.3 % dans les heures (entre 33 et 93 h) suivant la chirurgie. Cela

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représente une diminution d’environ 40 % de la fraction libre (de 10.8 % à 6.7 %). Ainsi, l’augmentation des niveaux plasmatiques d’alpha-1-glycoprotéine rapportée en post opératoire mais non documentée dans la présente étude, pourrait avoir causé une diminution de la clairance totale de la ropivacaïne et, par conséquent, une augmentation de la demi-vie terminale chez les patients orthopédiques. Toutefois, ce changement n'aurait pas d'impact sur la concentration libre du médicament, celle qui est responsable de l'activité pharmacologique. De plus, notre modèle doit utiliser la concentration totale pour prédire la quantité de médicaments qui demeure au site de dépôt, ce qui rend l'utilisation de la concentration libre plasmatique inutile.

L’âge relativement élevé de nos patients (médiane: 62, écart : 45 – 74 ans) pourrait également avoir contribué à diminuer la clairance de la ropivacaïne, tel que rapporté chez des patients subissant une chirurgie abdominale (n = 43, médiane : 63, écart : 46 – 83 ans).119 En effet, le vieillissement s’accompagne souvent d’une réduction de la masse hépatique et du débit sanguin hépatique135 qui se traduisent, notamment, par un besoin de doses plus faibles de certains agents anesthésiques. Ces effets ont été clairement démontrés avec les benzodiazépines.136 Tel n’est cependant pas le cas pour les anesthésiques locaux qui, en débit des altérations pharmacocinétiques induites par le processus de vieillissement,137 n’ont jamais nécessité une titration systématique de la dose chez les aînés.

iii) Modélisation de l’absorption systémique de la ropivacaïne après le bloc du nerf fémoral : le choix du modèle final

Dans le modèle final de pharmacocinétique de population, nous avons émis comme présupposition que l’absorption systémique de la ropivacaïne augmentait de façon progressive avec le temps. Immédiatement après l'injection, une quantité importante du médicament (estimée à environ 70 % de la dose administrée) diffuse selon son gradient de concentration dans les structures graisseuses avoisinantes, engendrant du même coup une diminution drastique des concentrations de ropivacaïne au site de dépôt. Avec le temps, le relargage progressif de l’anesthésique local provenant de ces tissus adipeux permettra une augmentation graduelle du taux d'absorption de l’agent jusqu’à l’atteinte d’un état stationnaire, reflété par le plateau observé au niveau des concentrations

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plasmatiques. Cet équilibre de distribution est atteint après 5-7 fois la demi-vie d’absorption estimée à ~ 3.5 h, soit approximativement 25 h suivant le bloc du nerf fémoral. Comparativement aux blocs centraux, l’équilibre survient beaucoup plus lentement, permettant ainsi de bien distinguer la redistribution progressive de l’anesthésique local en provenance des tissus adipeux (second Cmax).

Bien qu’essentiellement empirique, notre modèle possède tout de même une réalité physiologique. En effet, une relation statistiquement significative entre l’âge de nos patients et la redistribution lente de l’agent a été identifiée, suggérant une augmentation de la perméabilité tissulaire avec l’âge. Les modifications structurelles et fonctionnelles qui accompagnent le vieillissement pourraient notamment se traduire par un besoin plus élevé d’anesthésique local lors d’un bloc nerveux périphérique, tel qu’illustré dans la figure suivante :

Figure 33 Relation statistiquement significative (p < 0.05) entre la durée du bloc sensitif (dernier moment où 95 % de l’effet maximal possible est observé) et l’âge de nos patients orthopédiques (n = 19) ayant reçu une administration unique (20 mL) de chlorhydrate de ropivacaine 0.5 % pour le bloc du nerf fémoral.

Âge 40 45 50 55 60 65 70 75 80 T95 réc upération ( h) 10 15 20 25 30 35 40 r = -0.51

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Une détérioration de la gaine de myéline chez les patients âgés137 pourrait avoir accentué la perméabilité de l’agent ce qui, parallèlement à la diminution de temps de contact avec l’axoplasme, diminuerait son effet anesthésiant. Cependant, le faible nombre de sujets à l’étude combiné à la gamme d'âges plutôt restreinte de nos patients ne permet pas d'émettre toute recommandation au niveau d'un ajustement de la dose chez les aînés. En effet, une exclusion de l'analyse du patient âgé de 45 ans rendrait la relation entre l’âge et la durée du bloc sensitif non significative (r = - 0.45, p = 0.091). D’autres études seront donc nécessaires, avec différentes strates d'âge, pour mieux caractériser cet effet.

iv) Modélisation de la relation PK-PD du bloc du nerf fémoral : utilisation d’un compartiment effet virtuel

Contrairement à la plupart des médicaments, les anesthésiques locaux produisent leur effet pharmacologique à proximité du site d’administration, sans avoir à transiter de la circulation sanguine vers le site d’action (biophase). En effet, la présence de ces agents dans le sang est normalement indésirable, étant associée à une faible efficacité et une augmentation du risque de toxicité systémique. Étant donné que les niveaux plasmatiques potentiellement toxiques de la ropivacaïne sont déjà connus, une bonne caractérisation de l’absorption systémique permettra de mieux évaluer la quantité de médicaments nécessaire au site d’administration du médicament pour obtenir l'effet anesthésique souhaité, tout en évitant une exposition toxique.

Dans la présente étude, nous avons démontré qu’il était possible d’établir la relation PK- PD de la composante sensitive du bloc du nerf fémoral induit par la ropivacaïne en se servant des concentrations prédites au site d'action (biophase) par notre modèle pharmacocinétique. Idéalement, un échantillonnage au pourtour du nerf (neurocinétique) aurait été souhaitable, mais l'obtention de telles données, généralement obtenues par microdialyse, serait difficile à justifier chez l’humain d'un point de vue éthique.

D’après notre modèle, il existerait un demi-temps d’équilibre d’environ 35 min entre le site de dépôt et le site d’action; ce délai reflète la vitesse de diffusion de l’anesthésique local au travers des différentes couches tissulaires du nerf fémoral. Suite au dépôt de l’agent, un gradient de concentration élevé assure une quantité de médicaments

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