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Conclusion : la Mimikry, l’expression d’une nature contrariée

O. INTRODUCTION : LES FONDEMENTS NORMATIFS DE LA CRITIQUE

2.3. Conclusion : la Mimikry, l’expression d’une nature contrariée

Retraçons le chemin parcouru. En remettant en contexte les appels, fréquents dans les travaux des 1930 et 1940, à une résistance expressive de la nature devant son assujettissement aux mains de la rationalité instrumentale, nous avons pu constater que la mimêsis entendue comme Mimikry remplit, dans les travaux des années 1930 et 1940, deux fonctions critiques pour Adorno et Horkheimer : elle conserve le souvenir des souffrances accumulées (la « mimique non disciplinée [qui] est la marque de l’antique domination187 »), mais elle marque surtout une limite, en rappelant à la raison instrumentale qu’elle est elle-même mue par une nature aveugle et qu’ainsi, elle ne pourra jamais venir à bout de ce qu’elle dénie (qu’elle ne pourra jamais supprimer les « potentialités rebelles de la nature188 »). Ce qu’exprime la mimique bioanthropologique, donc, c’est un ensemble de contraintes sociales historiquement sublimées, mais en même temps, la différence qui persiste encore et toujours entre la nature telle qu’envisagée dans son véritable potentiel et la nature telle que sclérosée dans et par le regard réifiant d’une rationalité dévitalisante. Elle exprime, autrement dit, le rappel (Rückruf) de ce qui fut subi, et l’appel (Anruf), présent et pressant, d’une vie qui ne vit presque plus. La mimique porte l’empreinte indélébile de la violence millénaire, mais elle maintient aussi un dernier écart, puis par là même, garde un dernier espoir.

Bien sûr, et c’est un problème réel, la Mimikry qui est alors invoquée est fortement connotée d’une Naturphilosophie aux accents parfois romantiques. Il existe à tout le moins une tension, pour ne pas dire une incohérence, au sein de la conception adornienne de la mimêsis telle que développée dans les travaux des années 1930 et 1940 : les appels énigmatiques à une ultime résistance de la nature à sa cooptation sociale cadrent difficilement avec l’engagement pris par Adorno, dans ces mêmes années, visant à dénaturaliser toute

187 DR, p. 191 / GS 3, p. 207.

nature prétendument première. En ce sens, cette tension est aussi celle au sein de laquelle, nous l’avons vu, doivent s’articuler une généalogie naturaliste appelée à repérer les mobiles matériels de la conscience éclairée (la trame nietzschéano-freudienne de la critique adornienne) et une généalogie historiciste censée révéler toute apparence de nature première comme une illusion socialement entretenue (sa trame hégéliano-lukácsienne). Nous n’avons pas voulu escamoter ce problème que génère, dans le cas de la Mimikry, cette tension. Sans doute aurions-nous pu excuser ces restants de romantisme en les mettant sur le compte de l’époque, de l’urgence d’une situation catastrophique qui appelle au moindre espoir. Ou encore, d’aucuns auraient souhaité la renvoyer à la malencontreuse influence de Horkheimer qui, que ce soit dans les discussions protocolaires menant à la rédaction de la Dialectique de la raison ou dans ses propres ouvrages de l’époque, fonde des espoirs plus grands encore, et surtout plus explicitement, sur une éventuelle « révolte de la nature ». Nous croyons que la solution, s’il en est une, est ailleurs.

Nous avons voulu l’apporter en trois temps. Elle consiste d’abord à comprendre pourquoi et comment les appels à une telle Mimikry restent, pour Adorno, à ce point persistants. C’est pourquoi nous avons choisi de comprendre la mimêsis comme Mimikry dans le cadre plus général d’une critique des prétentions anthropocentriques du sujet bourgeois, qui a fait l’objet du présent chapitre : c’est que le rappel d’une nature déniée permet d’abord et surtout de mettre à mal les prétentions propres à une conscience éclairée qui, faisant fi de son inaliénable appartenance à ses conditions d’émergence génétiques, souhaite s’idéaliser au-delà de toute dépendance concrète. Ainsi, nous avons insisté sur le fait que le retour de l’animalité humaine dans et par sa fascination morbide pour elle-même, constamment rappelé par Adorno lors de ces mêmes années 1930 et 1940, gagne à être compris comme un correctif matérialiste aux abstractions anthropocentriques qui fondent la subjectivité bourgeoise : c’est dans cette optique critique que nous avons lu les « Notes et esquisses » qui servent d’appendice à la Dialectique de la raison, comme cherchant à donner sens à la néobarbarie du sujet bourgeois en la renvoyant au rapport trouble qu’il entretient avec sa propre animalité (2.1.1. « Régression sous emprise » : la bêtise du sujet anthropocentrique); c’est ainsi, aussi, que nous avons compris la critique adornienne de la déontologie kantienne, dont l’empressement à disqualifier la moindre trace d’animalité (à savoir, d’une quelconque inclination hétéronome) trahit une peur et une avidité animales (2.1.2. « Dénégation idéaliste » : la critique adornienne

de l’anthropocentrisme kantien). De cette manière, nous avons choisi de comprendre la Mimikry de manière non littérale, comme illustrant de manière quasi métaphorique le potentiel qui se perd dans les progrès de l’anthropocentrisme bourgeois : la Mimikry ne serait alors que le substitut métonymique désignant, de manière très générale, tout ce que le narcissisme du sujet bourgeois fait subir à la nature.

Ensuite, la deuxième solution à apporter à une lecture strictement naturaliste de la mimêsis adornienne consiste à rester attentif à la genèse conceptuelle du concept chez Adorno qui, après avoir été surtout présentée dans sa dimension archaïque dans les années 1930 et 1940, sera plutôt comprise, dans les travaux ultérieurs, dans sa double médiateté historico- naturelle. C’est pourquoi nous nous sommes intéressées à la tentative, menée dans les dernières sections de la Dialectique négative, visant à sauver, envers et contre le mépris anthropocentrique du corps, l’inaliénable moment somatique de la morale : c’est que nous y voyons certes, toujours, un appel à des élans mimétiques dont la raison dénégatrice ne peut triompher mais qui, dans la mesure où ils sont compris comme procédant de part en part d’une nature non plus simplement archaïque mais historicisée, ne revêt plus les mêmes accents romantiques (2.2.1. « Un motif matérialiste sans fard » : les conditions somatiques de la volonté). Lorsque, en effet, il s’agit pour Adorno de rendre compte du soubassement bioanthropologique de toute moralité, ce bios et cet anthropos seront compris, plutôt que comme une simple survivance d’une nature invincible, dans leur médiateté sociale.

La troisième solution consiste, parallèlement, à rendre justice à la polyvalence sémantique du terme mimêsis chez Adorno. Et cela, surtout, en vue de mettre en garde l’erreur interprétative qui consisterait à confondre die Mimesis, en général, avec die Mimikry, en particulier. À oublier, donc, que celle-ci n’est qu’une manifestation parmi d’autres de celle-là. D’ailleurs, un examen attentif du corpus adornien permet de constater que le potentiel critique de la mimêsis est autrement plus varié et autrement plus riche que ne le laisserait croire une lecture superficielle. Si nous insistons aussi lourdement sur ce point, c’est qu’une trop grande part de lecteurs, dans le sillage de la critique habermasienne, tendent à comprendre la mimêsis adornienne de manière étroite. Entre autres, une telle réduction empêche d’en apprécier le potentiel proprement épistémique, auquel nous devons, dans le chapitre qui suit, nous attarder. Car si la mimêsis entendue au sens épistémique du terme est aussi pensée comme une forme de résistance à l’hétéronomie, elle ne prend pas la forme d’une ultime expressivité somatique

pouvant contredire les progrès de la rationalité instrumentale, mais d’un comportement proprement intellectuel à même de contrecarrer les efforts de la conscience identifiante.

3.0. AFFINITÄT ET ENTÄUSSERUNG :

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