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CONCLUSION : LE JUGEMENT DE CONVENIENS ET LA LANGUE D'ÉSOPE

293. La fable des langues d'Ésope est fascinante170. Xanthus commanda à son

cuisinier, Ésope, d'acheter au marché tout ce qu'il trouverait de meilleur pour préparer un dîner à ses convives. À l'heure du repas, un seul plat fut servi : de la langue. Xanthus, étonné et quelque peu déçu, interrogea Ésope : "n'as-tu donc point d'autre chose à nous donner ? Ne t'avais-je pas commandé d'acheter tout ce que tu trouverais de bon et d'excellent ?" Ésope rétorqua : "cher maître, il n'y a rien de meilleur que la langue, sans elle n'y aurait point de doctrine, de philosophie, de harangue, de prière, de compliments. Par elle nous donnons et recevrons, nous construisons les villes; par elle notre vie se maintient".

294. Le lendemain, Xanthus invita les mêmes personnes et fit la proposition inverse à Ésope : "pour le dîner de ce soir, je veux goûter le pire des plats; achetez donc au marché tout ce qui est de moindre valeur et méprisable". Le moment venu, pour la surprise de tous, Ésope servit le même plat de la veille : de la langue. "Quoi ? Encore des langues ?" Remarqua un des convives. Xanthus semblait bien irrité. Ésope s'expliqua : "Il n'y a rien de plus mauvais que la langue. C'est elle qui détruit les villes, qui est la cause de la mort des hommes; qui véhicule les mensonges et les malédictions; qui est à l'origine des guerres, qui met fin aux alliances, aux États et aux Royaumes".

295. Si Ésope était, non un cuisinier, mais un juriste contemporain, à la question hypothétique de savoir quel est le meilleur et le pire moyen de combattre l'abus de forum shopping, il répondrait sans doute : c'est par le jugement de conveniens. Il est doux en ce qu'il permet au juge d'avoir sous les                                                                                                                

170 BAUDOIN, Jean. Les fables d'Ésope phrygien. Bruxelles, 1669, p. 39-39. Disponible sur :

http://books.google.fr/books?id=AI5DAAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q=langue&f=false

94   yeux tous les éléments de l'affaire, d'interroger les parties, d'avoir un regard plus près des faits, avant de prendre une décision favorable ou contraire à son dessaisissement. Une loi froide et établie ex ante ne tient pas en compte toute la complexité de la situation concrète. Le texte législatif est général et nécessairement taisant sur les particularités que chaque affaire présente. Le jugement de conveniens est un pari en faveur du juge, estimé mieux à même d'évaluer les enjeux et les conséquences de l'exercice de sa compétence. Le législateur accepte de se contenir et de ne pas lier les mains du magistrat.

296. Le jugement de conveniens est amer en ce qu'il peut conduire au déni de justice, en ce qu'il peut être au service d'un certain protectionnisme américain à l'égard des entreprises nationales, en ce qu'il permet au juge d'exercer sa compétence en dépit du peu de rattachements de l'affaire avec son for, en ce qu'il peut se révéler trompeur pour le plaignant qui ne réussit pas à obtenir l'exequatur en France et en Europe.

297. À la fin de ce travail, l'on identifie plusieurs voies de recherche possibles. L'une d'entre elles, fort complexe pour que nous l'abordions ici, consiste dans les rapports entre l'exception de forum non conveniens et la doctrine des questions politiques, en général; et celle des gouvernements des juges, en particulier.

298. Même si des dérives dans la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis sont identifiables, représentées notamment par les arrêts Dred

Scott171 et Lochner172, symboles du gouvernement des juges, force est de

constater que la ligne de partage entre le juridique et le politique est très enracinée aux États-Unis. Il n'est pas rare que la Cour sorte du jeu en disant que la question relève du processus électoral ou législatif : up to the people, not

up to the courts. Cette préoccupation remonte au célèbre arrêt Marbury v.

                                                                                                               

171 Dred scott v. Sandford, 60 U.S. 393 (1856). 172 Lochner v. New York, 198 U.S. 45 (1905).

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Madison173, dans lequel la Cour se livre à un exercice paradoxal de

revendication et de contention de son pouvoir174.

299. Or, dans quelle mesure l'exception de forum non conveniens n'est-elle pas en voie de se libérer du harnais juridique pour revêtir les habits moins serrés d'une question politique ? Dans quelle mesure le forum non conveniens confère aux magistrats un pouvoir qui s'apparente au pouvoir politique ? Dans quelle mesure les juges, par le biais de cette exception, gouvernent ? À l'appui de cette hypothèse, l'on pourrait citer la réaction internationale que l'exception de

forum non conveniens suscite; l'impasse concernant la permanence du Royaume-

Uni dans l'Union européenne, à l'origine duquel l'exception se trouve; son caractère discrétionnaire, qui rime plutôt avec la musique du monde politique, qu'avec celle dont les juristes sont habitués à danser, car, comme nous avertit un anglo-saxon célèbre, "wherever there is discretion there is room for arbitrariness"175.

                                                                                                               

173 Marbury v. Madison, 5 U.S. 137 (1803).

174 Pour une analyse détaillée, voir : ZOLLER, Elisabeth. Les grands arrêts de la Cour suprême des

États-Unis. Édition Dalloz, Paris. 2010, p. 21.

175 DICEY, Albert Venn. Introduction to the study of the law of the constitution. Édition Liberty

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