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D’une manière générale, nous pouvons conclure que le dispositif sportif BIS produit des sensibilités qui socialisent les demandeurs d’asile dans un rapport au corps différent des attentes institutionnelles. Cette conclusion mérite toutefois davantage de nuances.

D’une part, les sensations de bien-être exprimées sans complexe par une partie des participants correspondent bien en effet à une distorsion des attentes politiques. En revendiquant ostensiblement l’accès à des sensations de plaisir corporel par la pratique sportive, ils expriment des émotions en contradiction avec les attentes de l’institution (Freedman, 2017). Cette contradiction se matérialise à travers le ressenti de sensations positives renvoyant à une situation passée valorisante (Le Yondre & Javerlhiac, 2010), et plus plaisante que leur situation actuelle de demande d’asile en France. Cette expression de la mémoire prend « le sens d’une reconquête symbolique du temps d’avant l’exil » (Barou, 2013). Plus particulièrement, le corps sensible conserve en mémoire des affections issues d’une socialisation sportive passée. Ces « affections corporelles » donnent lieu à des affects persistants, et perpétuellement réactivables, qui produisent de nouveau leur effet sous l’effet d’une resollicitation adéquate (Lordon, 2010). En cherchant à réactiver volontairement ces affects par une sociabilité ludique entre les participants, ces demandeurs d’asile montrent avoir saisi la différence d’enjeu entre les séances sportives et les démarches de la demande d’asile. Ces ressenti sont cohérents avec les attentes des éducateurs sportifs de BIS envers une activité sportive ludique et vectrice de sensations positives. D’une certaine manière, ils dépassent même ces attentes. En revendiquant l’accès à un plaisir sensible, ils font du corps et des sensibilités le média d’une « catégorisation sociale indigène » (Le Yondre & Javerlhiac, 2010). En effet, ces sensibilités de bien-être et de plaisir corporel diffèrent des expressions attendues par la catégorisation officielle des demandeurs d’asile. Cette remémoration associée à un souvenir plaisant du pays d’origine conteste l’oubli total de ce pays à cause d’un passé traumatisant (Barou, 2013). Nous considérons dès lors que ces sensibilités contribuent à « inventer » une nouvelle catégorie sociale qui échappe à l’emprise d’une ancienne catégorie inadaptée (Demazière & Dubar, 1997).

D’autre part, une autre partie des participants exprimait aussi des émotions de plaisir liées à une socialité ludique, mais davantage orientée par un lien social plus important avec d’autres participants que par une affinité particulière à l’activité sportive. Ces émotions sont en adéquation avec la volonté des membres de BIS d’agir sur le rapport aux autres par les séances sportives. Cette sociabilité ludique prenait alors souvent la forme du « mimicry » (Caillois), ou le jeu consiste à s’évader du monder « en se faisant autre » (Caillois, 1958). Non familiers des sensations purement sportives, ces participants exprimaient des émotions positives et de plaisir en jouant à se prendre pour des sportifs. La contestation de la catégorisation institutionnelle est moins exhibée, mais tout de même réelle dans la mesure où le jeu leur permet une évasion du monde réelle dans un univers ludique. L’oubli de la condition de demandeur d’asile constitue là aussi une redéfinition indigène de leur condition de la part de ces participants. En effet, l’Etat français impose certaines contraintes en contrepartie de la demande d’asile. Le mode d’hébergement n’est pas choisi ce qui entraîne souvent l’éloignement d’un milieu communautaire permettant d’activer un lien immatériel avec le pays d’origine (Barou, 2013). Cette socialisation ludique permet à la fois l’évasion de cette situation angoissante et la reconstitution de relation amicale communautaires rassurantes, constituant une subversion des attentes institutionnelles à l’égard des demandeurs d’asile.

Enfin, selon un troisième type d’engagement dans les séances sportives, les participants exprimaient des sensations de douleur relative et de gêne corporelle au sein de la pratique sportive. Ces sensations semblaient toujours manifestées aux éducateurs sportifs ce qui implique une confusion de enjeux de la demande d’asile avec les enjeux des séances sportifs. Le sport permet un « décontrôle contrôlé » des émotions (Elias & Dunning, 1986). On peut considérer que les participants sur les deux premiers modes privilégiaient une forme de décontrôle par l’expression d’émotions subversives des enjeux de la demande d’asile. A l’inverse selon ce troisième mode les participants contrôlent davantage l’expression de leurs émotions. La conformation aux règles dans le cadre des séances sportives permet de se valoriser (Le Yondre et al., 2010) dans un contexte de demande d’asile où l’attente fait peser l’incertitude sur les corps (Kobelinsky, 2012). Cette conformation aux attentes de la relève d’une mauvaise interprétation des attentes des éducateurs de BIS. Malgré ces

attentes centrées sur le jeu et le plaisir sensible, la dimension corporelle des situations sportives fait peser des attentes en termes de forme et de dynamisme (Veille-Marchiset, 2019) qui semblent étouffer l’expression d’émotions corporelles positives dans les situations où les corps sont les plus engagés.

Même si cette proposition ne constitue pas l’enjeu central de ce travail, ces trois conclusions distinctes peuvent donner lieu à différentes implications pratiques. D’une part en effet, le ressenti d’émotions positives pour la pratique sportive en elle-même est révélatrice qu’une partie des demandeurs d’asile du CAO sont dans une forme physique et psychologique les disposant à pratiquer une activité sportive pour elle-même. Nous partageons l’idée que « l’Homme ordinaire qui se baigne dans une rivière, court sur un sentier ou joue au basket avec ses amis, ne se dit pas que ce sont là d’excellents moyens d’optimiser son intégration sociale ou d’assouplir sa motricité, il s’y voue d’abord pour le plaisir qu’il retire de l’engagement physique » (Le Breton, 2003). Cela implique que pour des personnes sensibles aux plaisirs des activités sportives, même en demande d’asile, la proposition d’activités physiques et sportives n’ayant d’autres finalités que les émotions qui lui sont liées sont d’une importance avérée pour les aider à se relever d’une situation difficile, redevenant l’espace d’un instant des hommes ordinaires. Toutefois, ce ressenti d’émotions positives au sein de la pratique sportive ne doit pas faire oublier qu’elle est « une activité sociale positive pour les jeunes issus de l'immigration si l'accent est mis sur le plaisir et l'interaction sociale, plutôt que sur les seules compétences sportives » (Doidge, Keech, & Sandri, 2020), ce qui souligne l’intérêt de promouvoir une approche active de la part des éducateurs sportifs afin d’entretenir un environnement sûr, agréable et accueillant.

D’autre part, la « déroutinisation » (Elias, Dunning, 1986) que permettent les activités sportives permettent d’apaiser (Sempé et al., 2007). Les séances sportives les plus originales (matériel sportif spécifique, gymnase hors du centre d’accueil) ont fait émerger des sensations de plaisir ludique liées à l’imitation de personnages fictifs. Elles permettent dans la mesure où « le masque dissimule le personnage social et libère la personnalité véritable » (Caillois, 1958). Cela souligne l’importance Importance dans des situations précaires telle que la demande d’asile de pratiquer des activités sportives déroutinisantes pour exister. Cette implication

est cohérente avec les résultats de Waardenburg et al. qui ont montré que les effets positifs des activités sportives étaient affectées par l’espace social dans lequel elles se déroulaient (Waardenburg, 2018). En considérant le centre d’accueil pour demandeurs d’asile comme un « espace liminal » dans la mesure où ceux qui y résident font l’expérience d’une coupure de la vie sociale, ces auteurs concluent que ces lieux ne constituent pas un environnement idéal des activités sportives pour déclencher leurs bienfaits potentiel (Waardenburg, 2018). Nous rejoignons leurs implications selon lesquels les résidents de tels centres devraient pouvoir bénéficier le plus possible d’activités sportives hors de leurs lieux de résidence, qui semblent davantage susceptible de permettre d’accéder à un bien-être corporel. Ces implications sont cohérentes avec l’étude de Borgogni et Digennaro qui rapportent l’expérience positive vécue par des migrants impliqués dans de multiples activités sportives dans l’une des plus importantes associations de sport italien (Borgogni, & Digennaro, 2015). Ce résultat leur qui leur permet d’envisager la « ludodiversité » comme une condition de réussite des programmes sportif d’intégration. Cette « ludodiversité » est définie comme « la variation la variation entre toutes les cultures des mouvements corporels tels que : jeux, sports, exercices physiques, danse et performances acrobatiques » (Renson, 2004, 11). Cela implique une approche centrée davantage sur le corps et le jeu qu’uniquement sportive, en considérant les jeux comme un phénomène faisant partie de la culture (Parlebas, 2016). Afin de jouer un rôle dans la promotion des droits de l'homme des migrants, les activités sportives doivent être, avant tout, accessibles (Vietti, 2016), ce qui semble favorisé par la proposition d’activités ludiques et variées.

Nous avons observé l’émergence d’une sociabilité ludique au sein de relation amicales communautaires qui paraissaient rassurantes, permettant l’évasion de la situation angoissante de demande d’asile. Spaaij a étudié le rôle du sport comme moyen d’intégration sociale en interrogeant l’expérience vécue par des réfugiés somaliens dans un club communautaire en Australie (Spaaij, 2012). Il montre que le lien social développé dans ce contexte permet de recréer des réseaux communautaires érodés par la migration (Spaaij, op.cit.). Selon lui, bien que la participation à des clubs sportifs ethno-spécifiques non mixtes soit souvent rejetée par les décideurs politiques comme un signe d'intégration sociale insuffisante, celle- ci permet notamment d'échapper temporairement à des sphères sociales aux

relations potentiellement tendues (Spaaij, op.cit.). Cela implique que la pratique sportive mono-ethniques ne doit pas être automatiquement considérée comme un obstacle à l'intégration sociale. Cette pratique sportive constitue un « entre soi », défini par une similitude première entre ces participants, qui permet l’identification non pas à une catégorisation sociale instituée mais à des personnes dans un réseau de relations (Le Yondre & Bodin, 2010). En effet, selon Brubaker : « On peut s’identifier en fonction de sa position dans un réseau relationnel […] D’un autre côté, on peut s’identifier en fonction de son appartenance à une classe de personnes partageant un attribut catégoriel » (Brubaker, 2001 : 75). Alors que tous les participants s’identifient premièrement comme relevant de la catégorie de demandeurs d’asile, cette similitude entre eux permet de la dépasser pour recréer une identification dans un réseau relationnel communautaire ou amical. Cette forme d’entre-soi permettrait une forme de sociabilité délestée de l’identification catégorielle assignée (Le Yondre & Bodin, 2010) ce qui permet une expression plus libre des sensibilités. En effet, cet entre-soi relationnel peut faire disparaître la crainte du jugement d’autrui puisque la certitude d’appartenir à un groupe au sein duquel ses propres difficultés la rapprochent des autres libère ponctuellement le corps » (Le Yondre & Bodin, op. cit.). La pratique sportive permettant un entre-soi entre demandeurs d’asile permet de s’affranchir d’une identification catégorielle pour privilégier une identification relationnelle permettant un engagement corporel plus libéré. L’entre-soi est alors davantage un moyen de recréer des relations sociales moins angoissantes qu’un obstacle potentiel à l’intégration. Cela implique sur le plan pédagogique qu’il semble favorable d’alterner entre des espaces mixtes favorisant l’identification catégorielle et des situations relativement libres permettant des espaces de non-mixité. Ces derniers peuvent constituer des lieux privilégiés d’échanges sécurisés et sécurisants. En effet, « la fréquentation d’un milieu communautaire permet d’activer un lien immatériel avec le pays de départ et de l’évoquer de façon à en faire un repaire sécurisant sur le plan identitaire » (Barou, 2013). Ces implications sont cohérentes avec les résultats de Mohammadi qui a examiné les effets d'un programme sportif visant à favoriser l'inclusion sociale de femmes adultes demandeurs d'asile et réfugiés en Allemagne (Mohammadi, 2019). Elle conclue là aussi que les séances sportive de cyclisme flexibles, informelles, et exclusivement féminines créent un sentiment de respect, de confiance et

d'appartenance pour les participantes, ce qui souligne le bénéfice potentiel de situations sportives pratiquées en entre soi. Toutefois pour les réfugiés et les demandeurs d'asile dont la vie est l'incarnation même du changement, la familiarité avec son environnement peut être considérée comme un « luxe » (Stone, 2018) qui peut compliquer, sur le plan pratique, l’organisation de situations sportives en entre soi.

Enfin, les activités sportives semblaient induire chez certains des sensations de gêne corporelle chez les participants par une assimilation des animateurs de BIS – malgré eux – à des représentants d’un culture du corps en forme (Queval, 2008) qui leur semblait inaccessible. Toutefois, nous avons observé chez ces participants l’émergence d’une sociabilité ludique à la marge des séances sportives (partage de thé, musique). Cela implique que le sport ne doit pas être une obligation, il n’est pas la seule solution. L’importance de varier les supports culturels a été montrée dans l’étude des expériences vécues par des migrants au sein de quatre associations sportive de Campanie qui organisent des rencontres sportives multiculturelles mêlant migrants et population locale (Fonzo, 2019). Cette étude conclue que leurs objectifs des programmes sont atteints dans la mesure où ils permettent de rencontrer des habitants locaux et de tisser des relations entre immigrés de différentes nationalités, particulièrement et de manière significative quand la pratique sportive est complétée par d’autres activités culturelles. La plupart de ces associations proposaient de telles activités en plus de la pratique sportive ce qui a permis aux participants de nouer des relations amicales entre eux malgré la diversité des nationalités et avec la population italienne. Cela confirme que d’autres moyens existent afin de faire émerger des sensibilités plus positives. Les activités artistiques et culturelles (danse, musique, peinture) peuvent constituer des solutions pour mobiliser le corps différemment. Zlatanova et Wolmark montrent par exemple qu’un atelier artistique mêlant marche et danse permettait pour des femmes exilées de soutenir la créativité dans l’institution et de de lutter contre les logiques ségrégatives (Zlatanova & Wolmark, 2018). Ces pratiques culturelles permettent, à certaines conditions, de la même manière que le sport pour certains participants, le passage du « corps inutile » – confiné, fatigué, délaissé – au « corps utile », qui bouge non pas sous la contrainte mais pour la contourner, éventuellement, la subvertir (Kobelinsky, 2012). En outre, il a été montré que la combinaison du théâtre - une

forme d'expression ritualiste - et du sport - un phénomène populaire intrinsèquement théâtral permettant des rencontres sociales et culturelles - semblait être un outil d'intervention alternatif et efficace pour aider des migrants à négocier et à réécrire leur sentiment d'appartenance au pays d’accueil en Irlande (Salis, 2010). Cela souligne là aussi l’intérêt de faire varier les activités artistiques et culturelles, qui peuvent en pratique se lier sport tout en permettant de l’approcher différemment. En conclusion la proposition d’activités physiques et sportives de l’association BIS aux demandeurs d’asile du CAO engendre des effets sensibles, émotionnels, affectifs indépendamment de l’évolution de leur situation administrative. Le corps sensible semble se présenter comme le média d’une activité de catégorisation sociale indigène, souvent considérée uniquement comme résultant de mécanismes réflexifs et langagier (Le Yondre, Javerlhiac, 2010). La pratique sportive peut alors est vue comme une activité de résistance, un mode d’action et de réaction dans une « situation d’assignation sociale et identitaire » par le traitement institutionnel des demandeurs d’asile (Felder, 2009). Les demandeurs d’asile mettent en œuvre des tactiques inventives, ils réinventent leur vie quotidienne, leur rapport à la société, à ce nouvel environnement, et à eux-mêmes (Felder, op.cit.). Nous avons observé l’investissement de l’activité sportive où l’expression de sensibilités sportives, de

socialités ludiques subvertissent les normes et attentes institutionnelles. Finalement,

au sein du paradigme de la sociologie du sensible, nous avons tenté de décrire, modestement, une tranche de la vie quotidienne des demandeurs d’asile au sein du CAO. Cette part comporte pour eux des plaisirs inhabituels liés par exemple à des

techniques de contrôle du ballon de basket-ball ou de football, la confrontation à l'occasion de défis, le mime d’archer avec des arcs et des flèches, ou bien d’autres situations que permettent les séances hebdomadaires de l’association BIS. Ce que permettent les séances sportives que nous avons analysées, c’est pour les participants demandeurs d’asile « de se jouer en jouant » (Femenias, 1999). Les activités physiques et sportives relèvent « d'un caractère festif et luxuriant qui conduisent les hommes à une autonomie relative loin de la dialectique égalité- distinction et d'une influence de la culture dominante sur la culture dominée » (Le Pogam, 1995). Elles les rendent alors capable « ces gens de peu (…) de réinventer, selon leur bon plaisir, leur manière de vivre, en toute candeur et sans se soucier du reste de la société » (Sansot, 1991a, 215).