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L’étude de la vie associative des habitants d’origine maghrébine se situe donc à la croisée de plusieurs chemins de réflexion : les dimensions collectives de cette participation ne peuvent être comprises qu’en référence au sens vécu de l’engagement individuel, au poids des difficultés de la vie quotidienne, à l’impact des évolutions institutionnelles et sociétales, à l’émergence d’un espace public local… C’est cette diversité qui contribue à la fois à la richesse et au dynamisme de ces groupements volontaires et autonomes : la forme juridique n’est jamais figée dans un type de pratiques déterminé mais se renouvelle à chaque génération de militants. De même, nous n’avons pas rencontré d’associations « maghrébines » mais des associations très diverses composées d’individus se réclamant parfois d’une ethnicité maghrébine, mais se construisant le plus souvent une identité collective propre, irréductible à un parcours migratoire ou à une origine géographique.

Dans cette perspective, qu’ont en commun une association de promotion de la culture berbère qui organise des cours de préparation au baccalauréat, un groupe de pères marocains qui se réunissent pour se remémorer leur pays d’origine, des algériennes qui défendent les droits des femmes immigrées et militent pour une abrogation du Code de la Famille, des jeunes qui veulent faire renaître le lien social et citoyen au sein de la population de leur quartier, d’autres jeunes qui aspirent à vivre ensemble leur foi musulmane, et des professeurs et des médecins d’origine maghrébine qui diffusent leurs connaissances sur la civilisation arabe ? Cette diversification des trajectoires individuelles et des ambitions collectives interdit a priori d’avoir une vision synthétique de la vie associative des habitants d’origine maghrébine. En ce sens, leur communauté ne peut être qu’illusoire et imposée par le regard extérieur tant du chercheur que de l’élu et du journaliste. Cela ne signifie pas, évidemment, que des tendances générales soient observables dans l’évolution récente de ce champ associatif. Nous avons noté, par exemple, une volonté croissante de participer à la vie de la cité ; par ailleurs fut confirmée l’existence d’un double processus de spécialisation et de professionnalisation. Mais ces tendances s’expliquent davantage, de notre point de vue, par les nouvelles caractéristiques de l’espace public et par les changements des formes d’engagement associatif que par la « nature » de groupes sociaux et culturels profondément hétérogènes.

Dans cette perspective, nous proposions au début de cette recherche l’hypothèse d’une éventuelle distanciation du politique de la part du mouvement associatif « issu » de l’immigration maghrébine. Cet argument est souvent avancé pour expliquer les errements successifs et l’absence actuelle de mouvement social maghrébin unifié en France. A la lumière des quelques résultats obtenus, il nous faut, sinon infirmer définitivement, du moins tempérer cette hypothèse de dépolitisation : les décideurs du champ politique et ceux des sous-champs administratif et journalistique sont, à l’inverse, apparus régulièrement au cours des entretiens comme des figures incontournables du champ associatif pour les habitants d’origine maghrébine. Certes, les élus locaux restent perçus d’abord comme des interlocuteurs ou des partenaires, que ce soit dans le cadre des procédures de Développement Social Urbain ou dans celui des négociations municipales pour la construction d’une nouvelle mosquée. La teneur de ces négociations n’est pas directement politique tout comme ne sont pas perçus comme politiques les enjeux liés aux questions de dignité du culte ou d’amélioration de la vie quotidienne. Mais, là encore, il faut distinguer les associations entre elles et pour cela revenir sur la typologie des trajectoires organisationnelles proposée par Hanspeter KRIESI [1993].

Deux orientations sont les deux variables de cette typologie : l’orientation des associations vers les autorités publiques sous une forme conflictuelle ou partenariale (variable A) et l’orientation des associations vers leurs membres sous une forme participative (variable B). On aboutit ainsi à quatre trajectoires possibles. La première, l’institutionnalisation, est celle des groupements privilégiant l’orientation vers les institutions au détriment d’une participation effective des individus à la vie du groupement (A +, B -) : parmi les associations étudiées, l’Association Culturelle Musulmane de Nantes Nord semble suivre ce type de trajectoire [cf. p 32-35], mais on pourrait y ajouter l’Association Islamique de l’Ouest de la

France de par le rôle monopolistique qu’elle tient dans les négociations à propos de

l’organisation locale du culte musulman.1 Certaines associations agissant dans le secteur social peuvent aussi suivre cette trajectoire, telle Deux Rives (accompagnement scolaire).

La seconde trajectoire, inverse de la première, est celle de la convivialité et concerne les associations uniquement orientées vers la participation de leurs propres membres (A -, B +).

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En ce domaine, projets concurrents et prises de position se succédant, l’A.I.O.F. (branche de l’U.O.I.F.) peut voir sa place privilégiée remise en question. Selon François Préneau de la Ville de Nantes : « Il y a un certain

Les associations « culturelles » y entrent pour une large part : Association de la

Communauté Marocaine de Bellevue, Association Maghrébine du Sillon de Bretagne…

Elles ont malheureusement été peu étudiées ici en raison de leur enfermement sur une groupe d’immeubles ou un micro-quartier et, consécutivement, de leur faible présence dans l’espace public local. Jeunes Musulmans de France peut également être décrite comme une organisation avant tout conviviale, dans le sens où elle ne participe pas aux procédures de consultation, qu’elle ne bénéficie pas de subventions et qu’elle vise à améliorer la vie quotidienne des jeunes sur le double plan spirituel et matériel. La troisième trajectoire, la

commercialisation, caractérisée par l’absence d’orientation envers les autorités et les membres

(A -, B -), n’a été repérée nulle part à Nantes.

Par contre, la trajectoire de la radicalisation qui désigne à la fois une orientation vers les autorités publiques et une forte participation des adhérents (A +, B +) semble être celle de l’association de jeunes Bien Jouer. Elle fut la plus intéressante à analyser de par l’ampleur que ses actions prennent dans l’espace public non seulement local mais national. Elle concentre sans nul doute la plus grosse part de subventions municipales tout en aménageant pour ses membres un espace de revendications qui peuvent être qualifiées de politiques. Refusant les étiquettes « maghrébines », « immigrées » ou « habitantes », Bien Jouer renouvelle la conception de la citoyenneté et les modes de l’engagement collectif. A ses côtés figurent des associations réunissant des Berbères (Amazighe) et des femmes maghrébines (Association Locale des Femmes Algériennes). Ces trois groupements ont en commun de vouloir représenter des minorités dans la minorité, ce qui peut expliquer leur passage plus aisé à l’action politique. Leur existence seule bat en brèche l’idée citée précédemment de manque de dimension politique à la participation associative. Cette idée avait été exprimée lors de la journée « 10 heures pour l’immigration » organisée par le Collectif des sans-papiers à la Bourse du Travail (avec la présence de nombreuses personnalités : Madiguène Cissé, Alima Boumédienne, Charles Hoareau…). Le fait que les associations franco-françaises de défense des droits des immigrés et les associations d’immigrés « marchent parallèlement les unes à

côté des autres », le fait que « chacun a sa paroisse »2 ont sans doute des réalités. Les immigrés restent souvent enfermés dans un seul type de participation (socioculturelle, festive) et sont considérés plus comme demandeurs que comme acteurs par les responsables. Mais les

nombre de personnes qui pense réellement que l’U.O.I.F. est un ramassis d’intégristes manipulateurs, et ils considèrent que ça ne peut pas être des partenaires comme les autres. »

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réalités locales changent vite et le présent ne préjuge pas de l’avenir. En effet, le mouvement associatif nantais est profondément inscrit dans les évolutions qui affectent, d’une part, le mode d’engagement associatif, d’autre part, l’espace public. Les enseignements suivants apparaissent comme les résultats essentiels du travail de recherche effectué.

En présence de multiples conflits sociaux, culturels et politiques [première partie], les associations étudiées se sont révélées les moteurs d’une mobilisation légitime et efficace [deuxième partie]. Selon François CHAZEL : « La mobilisation consiste essentiellement en

une création de nouveaux engagements et de nouvelles identifications – ou quelquefois en une réactivation de loyautés et identifications « oubliées » - ainsi qu’en un rassemblement, sur cette base, d’acteurs – ou de groupes d’acteurs – dans le cadre d’un mouvement social chargé, au besoin de la confrontation directe et éventuellement violente avec les autorités en place, de promouvoir et parfois de « restaurer » des fins collectives. »3 Les associations de jeunes en particulier ont parfaitement illustré ce processus de mobilisation qui permet à un groupe social « de passer d’un été passif à la participation active à la vie publique. »4 [p 69] Dans la perspective de Jürgen HABERMAS, et avec lui, on peut affirmer qu’au XXème siècle le tissu associatif a remplacé les clubs et les salons de l’espace public bourgeois. De frontières poreuses, constitués davantage de réseaux de sociabilité que de lieux formalisés, l’espace public informel a donc évolué tout en continuant d’assurer ces deux fonctions, l’une signalétique (faire remonter les nouveaux besoins auprès des autorités), l’autre dramatique (diffuser ces questions parmi la population grâce à une mise en scène publique). HABERMAS constate malgré tout un assèchement du potentiel critique de l’espace public, face à la « colonisation » du monde vécu par l’administration et par les forces économiques, ce que nous avons constaté à travers le processus de professionnalisation ou à travers celui d’institutionnalisation de certaines associations.

Mais des événements particuliers, des temps de crise (comme aujourd’hui) peuvent réactiver ce potentiel essentiel au bon fonctionnement de la vie d’une démocratie, notamment par l’usage étendu de l’arme juridique, seul instrument d’arbitrage des intérêts en présence. Nous avons vu comment Bien Jouer ou l’Association Locale des Femmes Algériennes se

3 François CHAZEL, La mobilisation politique. Problèmes et dimensions, Revue Française de Science Politique,

n°25, vol. 3, 1975, p 502-516.

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servaient du Droit dans leur lutte pour la dignité et la reconnaissance des immigrés maghrébins et de leurs enfants. L’expertise juridique est devenue une ressource essentielle dans la mobilisation de nouvelles identités collectives.

Enfin, ce travail aura permis de clarifier les conceptions d’espace public et d’espace privé, dont la séparation artificielle est constamment remise en question par la présence d’immigrés issus d’univers sociaux et culturels différents, particulièrement dans l’affirmation publique de leur appartenance religieuse. Ce que certains appelle la « société multiculturelle » ne peut véritablement exister politiquement que si disparaît la fausse opposition entre une tradition républicaine glorifiée et un supposé « communautarisme » dont on soupçonne certaines associations. Il faut reconnaître, par exemple, le rôle de régulation des conflits qu’assume seul l’Islam dans de nombreux quartiers en France aujourd’hui. Il faut poursuivre l’extension des droits civiques et politiques et ne plus se contenter de palabres sur le droit de vote des étrangers. Enfin, c’est désormais dans une perspective européenne qu’il convient de réfléchir et de reformuler les liens entre l’individu et l’Etat Nation.

Dans ce contexte, quelles sont les perspectives de la recherche en sciences humaines sur les associations d’immigrés ? Il a déjà été dit que, ce champ d’études étant récent, les travaux actuels ne doivent pas conduire à des conclusions trop hâtives. Il reste, par exemple, à amplifier l’effort de compréhension envers les phénomènes collectifs qui relèvent de l’ordre

infra-politique chez les jeunes générations. Au delà de la notion fourre-tout d’apprentissage

de la citoyenneté ou du discours autour de la gestion de proximité, il faut étudier comment sont organisées de l’intérieur ces associations et ces groupes informels, quel poids y ont les représentations politiques, de quelles ressources ils disposent dans l’espace public local et dans l’espace de vie du quartier. Deux cas nous semblent intéressants à examiner : celui de la ré-islamisation des jeunes dans les quartiers d’habitat social (quelles différences avec l’Islam des pères longtemps rejeté ?) et celui des représentations et des pratiques liés au hip hop, style musical, vestimentaire, comportemental, langagier qui pourrait presque être assimilé à un mouvement social, quoique d’un nouveau type. Enfin, cette étude de la situation nantaise restera incomplète tant que le degré de représentativité des associations d’habitants d’origine maghrébine n’aura pas été mesuré à l’échelle de l’agglomération, par une enquête d’opinion par exemple. C’est seulement après cela que pourra être infirmée ou confirmée l’idée, ici inexplorée, selon laquelle les associations monopolisent le droit de parler et de décider à la

place de ceux qui sont absents de l’espace public, alors qu’elles ne possèdent aucune légitimité réelle, sinon celle fondée sur l’engagement personnel de leurs membres.

APERCU HISTORIQUE DES IMMIGRATIONS DANS