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Au départ de cette étude, il était supposé que ce que nous avons appelé ici « la dimension éthique » de la prise en charge des personnes accueillies en EHPAD était susceptible de perceptions diverses selon les acteurs concernés. Le cadre légal, c’est son rôle, indique certes une direction générale à suivre, consistant au fond à placer la personne au centre de l’intervention médicosociale. L’usager, le résident en EHPAD, parce qu’il est supposé dépendant, constitue un objet pour l’intervention (la prise en charge), il est une catégorie de l’action sociale ; il est en même temps sujet de droit et potentiellement acteur lui- même de cette action et c’est là, sans doute, que réside l’inflexion voulue par la législation récente. Du point de vue des professionnels intervenant en EHPAD, l’éthique consiste à poursuivre plusieurs objectifs, quand bien même ceux-ci s’avèrent relativement contradictoires : assurer la protection d’un public par hypothèse vulnérable ; veiller à maintenir autant que possible l’autonomie fonctionnelle de la personne et donc veiller à ne pas aggraver sa dépendance ; respecter l’autonomie juridique de la personne, c’est-à-dire sa liberté de choix et d’expression. La tâche est difficile, nul ne le conteste, et l’observation empirique révèle les difficultés ressenties et vécues par les différents acteurs.

Les entretiens, en particulier ceux menés avec les dirigeants et cadres, ont permis de faire ressortir, d’une part, ce qui est de l’ordre du discours et de la représentation des choses. Sur ce plan, on peut relever d’assez fortes convergences, mais aussi quelques divergences. Du côté des convergences, il est clair que le message sur la bientraitance, fortement véhiculé par les instances de contrôle et d’évaluation, est aujourd’hui très largement intégré. On a pu relever, néanmoins, que le principal vecteur de mise en œuvre de cet objectif est la formation des cadres et du personnel soignant, notamment à l’approche gériatrique. Ce type de formation est loin d’être généralisé et, aux dires de certains interlocuteurs, mérite encore d’être valorisé au sein des disciplines médicales et paramédicales. Du côté des divergences, on a pu relever, parfois, des interrogations sur ce qui est censé être bon pour la personne accueillie en EHPAD. Certains professionnels semblent acquis à l’idée qu’il faut s’en remettre autant que possible aux attentes, souhaits, habitudes des individus ; d’autres considèrent que l’institution leur procure une sécurité, une resocialisation, et qu’il est normal de se plier aux règles collectives. En somme, ce qui semble encore en débat, c’est la part de l’individuel et du collectif en EHPAD. On a pu observer, aussi, combien la représentation de la bientraitance pouvait fluctuer et même entrer en conflit selon le point de vue et la position de l’acteur. Schématiquement, il y a la représentation de l’institution, essentiellement portée par ses dirigeants ; la représentation du personnel soignant qui est fortement déterminée par les conditions de travail, parfois sources de véritables « conflits éthiques », comme nous l’avons relevé ; la représentation des intéressés eux-mêmes, dès lors qu’ils sont en mesure de s’exprimer, celle-ci fluctuant entre posture revendicatrice (je me sens maltraité(e) dès lors qu’on n’accède pas à tous mes souhaits) et posture empathique envers les soignants (« ils font du mieux qu’ils peuvent ») ; il y a enfin la représentation des familles, certaines d’entre elles étant promptes à se plaindre dès lors que la prise en charge ne correspond pas à ce qu’elles escomptent dans une logique marchande de services facturés.

93 D’autre part, comme on pouvait s’y attendre, on a pu observer des tensions et des distorsions entre ce qui est de l’ordre du discours ou de la gestion formelle de l’accueil des personnes en EHPAD et les réalités du terrain et du quotidien. La question du consentement de la personne, notamment, a révélé les difficultés concrètes à se conformer aux prescriptions légales et, du coup, un certain « désarroi » du côté des professionnels : faut-il mettre en œuvre tous les moyens juridiques, notamment les dispositifs de protection judiciaire, tutelle, curatelle, dès lors qu’on doit prendre en charge une personne dont les capacités cognitive sont diminuées ? Faut-il rechercher plutôt des « signes » d’acquiescement dans l’expression du regard ou tout autre indice comportemental de l’intéressé ? Faut-il admettre, de manière pragmatique, que le libre choix d’entrer en EHPAD est une illusion, et que ce qui compte, c’est la qualité de la prise en charge qui fera que la personne, dans un second temps, exprimera son contentement, à défaut de réel consentement ? Ces différentes postures ont pu être observées, qui témoignent d’un flottement sur la question. La thématique de l’individualisation, aussi, a révélé les écarts entre discours, gestion formelle et pratique quotidienne. Si du côté des cadres et dirigeants, la ligne de conduite semble assez claire, consistant à mettre en œuvre les outils de la prise en charge individualisée, on a pu mesurer les résistances encore à l’œuvre - la prégnance de la culture sanitaire chez le personnel soignant - mais aussi les difficultés d’ordre matériel et tenant à l’organisation du travail. Du côté des soignants, force est de constater que l’activité en EHPAD est révélatrice d’une certaine tension entre les deux logiques constitutives de l’identité professionnelle des soignants qui balance traditionnellement entre technique et relation75. Sans que cela ne soit systématique ni toujours explicite, nombreux sont les entretiens avec cette catégorie d’acteurs qui font état d’une dissociation du « moi professionnel ». Pour le dire autrement, les rythmes de travail et les cadences organisationnelles dans lesquels ils sont pris en EHPAD ne leur permettent pas réellement de remplir des missions autres que les soins techniques à proprement parler. Nous avons recueilli ici de nombreux témoignages révélant une forme de frustration des personnels faisant état du manque de temps et de moyens. Dans certains cas, nous avons pu y déceler une souffrance au travail tant la dimension « relationnelle » de la fonction de soignants est mise à mal par l’organisation elle-même. Le « métier » et le rôle ne se confondent donc plus76. François Dubet rajouterait que « L’organisation s’impose à la vocation initiale des soignants »77.

On a pu relever, aussi, la manifestation d’une appréciation assez critique de la tendance à la bureaucratisation de la prise en charge individualisée : les personnels, notamment cadres, se voient fortement accaparés par les tâches de gestion des outils (projets de vie individualisés), mais tendent à considérer que l’individualisation résulte de l’éthique professionnelle et qu’elle peut très bien être pratiquée sans être autant formalisée. Les pratiques empiriques résultent d’ailleurs beaucoup plus d’arrangements, de formes de compromis et de négociations que de protocoles organisationnels établis en amont. Philippe Bernoux dirait à ce propos, dans la veine de Michel Crozier, que l’organisation est plus

75 F. Dubet, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002, op cit p. 206.

76 C. Lefranc, « Le déclin de l’Institution », in les métamorphoses de l’Etat, Sciences Humaines n°133, décembre 2002.

94 construite par les acteurs eux-mêmes que ceux-ci ne seraient déterminés par des règles de fonctionnement rigides et internes. Le fonctionnement des EHPAD est à bien des égards un « construit d’action collective » pour reprendre la tournure de Michel Crozier78. Nos observations rejoignent donc bien les préceptes de la sociologie des organisations : le législateur, les dirigeants peuvent s’attacher à tout prévoir, en élaborant règles et protocoles pour répondre aux incertitudes, il reste toujours des « zones d’ombre », mal réglementées où les acteurs peuvent engager leur autonomie. Il résulte qu’une part de l’activité est largement « négociée » et le fonctionnement des EHPAD n’échappent pas à cette logique-là.

Au final, ce travail fournit des éléments pour une réflexion sur la notion de prise en charge des personnes âgées dépendantes par l’institution qu’est l’EHPAD.

D’un côté, une dynamique de transformation de l’institution semble à l’œuvre, notamment induite par la logique d’individualisation et de prise en compte des libertés fondamentales de la personne. On a toutefois relevé un écueil – la tendance à la bureaucratisation dans la gestion – et aussi des limites qui tiennent à l’organisation du travail79. D’un autre côté, on observe une « résistance » de la logique institutionnelle classique. L’EHPAD n’est pas l’hôpital, entend-on, mais ce n’est pas l’hôtel non plus (quoique les résidents d’un hôtel soient soumis, aussi, à des règles collectives !). Pour la personne, il y a, en tout cas, une rupture entre le maintien à domicile et l’entrée en EHPAD. Les facteurs de résistance de la logique institutionnelle sont multiples et cette recherche n’avait pour vocation de les explorer systématiquement. On a, à plusieurs reprises, relevé le poids de la culture sanitaire et de l’idée « d’hospicialisation » qui perdure en particulier dans les EHPAD publics80. On peut certes tabler sur une évolution des mentalités, des approches, mais il faut aussi tenir compte d’une réalité : les EHPAD – publics et privés - accueillent aujourd’hui un public plus âgé et tendanciellement plus dépendant, ce qui pose in fine la question des missions de l’EHPAD et renvoie à un problème de catégorisation juridique de la personne âgée dépendante. L’EHPAD a- t-il en effet vocation à accueillir un public mixte, fait de personnes très dépendantes mais aussi peu, voire non dépendantes dès lors qu’elles sont âgées et manifestent le besoin de quitter le domicile pour des raisons sociales ? Doit-il, au contraire, devenir une structure d’accueil réservée aux plus âgés et aux plus dépendants, ce qui renforcera sa dimension sanitaire et médicalisée ? Il y a une ambiguïté que la législation actuelle n’a pas levée, mais de fait, c’est la seconde version qui semble s’imposer. Pourtant, la mixité générationnelle constitue un enjeu fort en termes de politique sociale, et un véritable challenge en termes d’accompagnement des personnes âgées. De quoi alimenter, en tout cas, la réflexion sur l’éthique dans le champ médicosocial.

78 M. Crozier, E. Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977. 79

P. Bernoux, La sociologie des organisations, Paris, Seuil, 2009. 80 Cf. H. Thomas, op. cit.

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BIBLIOGRAPHIE

1. Sociologie générale

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Lefranc C., « Le déclin de l'institution », in Les métamorphoses de l'Etat, Sciences Humaines

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2. Sociologie de la vieillesse et de la dépendance

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