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Conclusion : l'aménagement comme enjeu économique et politique, une vision en termes de stratégies d'acteurs et de processus

cessus social, et porte de multiples enjeux, techniques, économiques, politiques, symboliques, etc. Bien que la rhétorique de développement voile en permanence ces enjeux politiques et sociaux, ils sont partie inté-grante de toute intervention et sont « sociologique-ment normaux ». Ce ne sont donc pas des « dérives » qu'il faudrait contrôler ou limiter, mais des facteurs structurels, avec lesquels il faut savoir composer.

Tout aménagement modifie l'usage de l'espace et des ressources, et transforme la valeur de la terre dans l'espace aménagé ; il a donc nécessairement des en-jeux fonciers, sous leurs différentes facettes : sociales (ayants droit, statuts des acteurs), économiques (les bénéfices liés au fait d'avoir accès aux parcelles amé-nagées ou les pertes si les droits d'usage existants sont supprimés), juridiques (changement des règles d'accès et de gestion des terres sur l'espace aménagé),

poli-tiques (contrôle de l'espace aménagé). Le choix du site, la définition des règles d'accès et de gestion de l'espace aménagé sont fondamentaux, parce qu'ils déterminent les impacts de l'aménagement.

Le projet d'aménagement n'est jamais détaché de la vie sociale et politique locale. Les enjeux qui se nouent autour des aménagements ne sont pas ex-clusivement fonciers. Des enjeux non fonciers peu-vent avoir des répercussions sur le processus d'amé-nagement et prendre l'apparence de conflits fonciers. On peut identifier a priori les grands enjeux, et donc repérer les facteurs autour desquels se cristalli-sent les logiques d'intérêt, et donc les groupes straté-giques, mais les impacts sociaux et fonciers des amé-nagements ne sont pas mécaniques. Même lorsqu'un intervenant arrive avec des règles précises quant aux objectifs de son intervention et ses modalités, le résultat

initiaux. Au cours du processus « technique » de dé-finition de l'aménagement, se jouent de multiples in-teractions, et les différents groupes stratégiques ten-tent, avec plus ou moins de succès, d'influer le processus de définition dans le sens de leurs intérêts. Le résultat final, et donc les impacts économiques so-ciaux réels du projet, sont le fruit de ces jeux d'acteurs, des processus de décision, et des négociations, ex-plicites ou imex-plicites qui ont eu lieu.

Une telle perspective amène à changer consirablement la façon de penser et d'intervenir en dé-veloppement. Elle oblige à sortir des visions un peu simplistes du développement, comme apport d'in-frastructures ou de savoir-faire à des « communautés » homogènes. Elle oblige à abandonner les visions ca-ricaturales des sociétés rurales, à s'interdire de par-ler « du » village en général, « du » paysan, pour parler d'acteurs sociaux concrets, bien identifiés, qui sont dans des positions sociales clairement identifiées et dans des logiques (sociales, économiques, poli-tiques) spécifiques. Elle oblige aussi à s'interroger sur le postulat de neutralité des interventions et les en-jeux que portent les stratégies d'intervention (au nom de quoi privilégie-t-on des aménagements pour les femmes, ou une redistribution de parcelles ?).

Trois éléments fondamentaux ressortent de cette analyse, et orienteront la suite de ce livre :

- une lecture en termes de stratégies d'acteurs. Qu'ils soient villageois ou travaillent dans les projets, les acteurs sociaux ne sont pas passifs. Ils ont leurs propres positions sociales, leurs propres logiques, leurs propres marges de manoeuvre. Ces logiques, et les stratégies ou tactiques qu'ils mettent en oeuvre pour y répondre, ne sont pas réductibles à quelques grands principes (la minimisation du risque chez les paysans, par exemple). Elles sont beaucoup plus sub-tiles et diversifiées. Elles ont des dimensions sociales et politiques, et pas seulement économiques. Elles dépendent étroitement de la position des acteurs dans les différents champs sociaux dont ils font partie. Leurs réactions ne sont pas de simples réponses à une si-tuation donnée, elles révèlent une capacité à antici-per sur les effets de tel ou tel facteur, et à tenter de peser dessus, une capacité à percevoir leurs marges de manoeuvre et à tenter d'en jouer. Tous les acteurs ne sont bien évidemment pas dans la même

situa-cessus, à pouvoir avoir des stratégies offensives, et non pas seulement défensives35;

- loin d'être un « long fleuve tranquille », une opération de développement est un processus so-cial complexe et fluctuant, fait de luttes, d'alliances et de compromis. Les intervenants ont souvent du mal à suivre et comprendre ces jeux, ces revirements d'al-liance, ces blocages soudains. Toutes les interven-tions ne sont heureusement pas aussi complexes, ni systématiquement conflictuelles. Mais de tels aléas font partie inhérente d'un processus d'intervention. Il ne sert à rien de les occulter au nom d'une vision utopiste d'un développement consensuel. Il ne s'agit pas non plus de penser les supprimer, en rigidifiant les démarches d'intervention. Il s'agit de savoir les identifier, les prendre en compte et si possible en anticiper certaines conséquences. Or, le plus sou-vent, n'ayant pas conscience des différents groupes stratégiques et des enjeux de leur propre interven-tion, les intervenants se laissent prendre dans ces jeux. Volontairement ou non, ils deviennent les alliés de tels partis, et donc les ennemis de tel autre, contri-buant à crisper la situation, à aggraver les tensions. Pour être efficaces, pour jouer un rôle positif, les agents de développement doivent savoir décoder ces jeux d'acteurs, et savoir gérer les processus d'in-tervention en fonction d'eux ;

- un des éléments clés réside dans la prise de conscience que la définition des règles du jeu est un enjeu à part entière. Les modalités d'attribution des parcelles, la façon de faire un tirage au sort, sont certes importantes. Mais l'enjeu essentiel se situe en amont : quels sont les principes de l'accès aux par-celles aménagées ? Sur quelles bases un groupe vil-lageois et un projet décident-ils de travailler ensemble ? Est-ce sur des principes clairs ? Les règles du jeu de l'intervention sont-elles définies a priori (c'est-à-prendre ou à laisser) ? Ou bien y a-t-il une marge de négo-ciation, et laquelle ?

La logique de l'intervention est a priori assez, sinon très différente, des logiques sociales locales.

35Chauveau J.-P., 1997, « Des stratégies des agriculteurs africains au raisonnement stratégique. Histoire, usages et remise en ques-tion d'un concept pluridisciplinaire », in Blanc-Pamard et Boutrais coord, Thème et variations, nouvelles recherches rurales au Sud, coll. Dynamique des systèmes agraires, Orstom, p. 179-217.

Toute la difficulté du travail concret de développe-ment consiste à créer les conditions d'une articula-tion entre ces logiques, à gérer la confrontaarticula-tion entre les règles sociales et les règles de l'intervention. Il s'agit de construire et gérer l'interface entre acteurs hétérogènes36.

36Lavigne Delville Ph., 1998, « Dynamiques sociales, environ-nement et développement : construire et gérer l'interface », in Rossi, Lavigne Delville et Narbeburu dir., Sociétés rurales et