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La particularité du homecoming erdrichien réside dans sa récurrence et sa nature

interminable. Par exemple, Love Medicine commence avec le retour suspendu de June qui

s’accomplit à la fin du roman ainsi que dans les autres romans comme The Bingo Palace et

Tales of Burning Love. Puis, Lipsha Morrissey quitte les siens à la fin de Love Medicine pour y

retourner au début de The Bingo Palace et les quitter encore une fois à la fin du même roman.

Ensuite, Fleur quitte sa famille à la fin de Tracks, pour y revenir à la fin de Four Souls, et la

quitte une deuxième fois à la fin de The Bingo Palace. Dans The Painted Drum, Faye Travers

revisite l’endroit où a vécu Nanapush en faisant référence au récit de Tracks et Four Souls.

Enfin, dans The Beet Queen, l’histoire commence par deux enfants qui quittent leur maison

familiale pour se perdre de vue et se retrouver à la fin du roman, puis se quitter une autre fois.

Comme nous l'avons vu, le retour n’est pas l’aboutissement d’un voyage vers un lieu fixe,

mais le désir d’être libre, d’abolir les frontières et de faire disparaître les espaces confinés,

comme pour faire revivre les espaces ouverts d’une terre d’autrefois où le peuple amérindien

vivait comme une partie de l’espace et non comme son maître absolu.

Le mouvement du retour, qui est une composante inspirée et dérivée de la temporalité

cyclique, ne doit pas se limiter à l’achèvement et à la finitude, mais doit se renouveler et se

soumettre au mouvement spiral qui tend vers la progression linéaire tout en adoptant une

logique cyclique. Ainsi, le retour dans l’œuvre erdrichienne est un mouvement qui demeure

incomplet car il est en progression dans l’espace et le temps.

Une réelle réflexion se noue autour du retour incessant et témoigne d’un passage du

confinement du mouvement cyclique à la liberté du mouvement linéaire dans l’espace ; en effet,

le mouvement constitue un fondement identitaire inaliénable dans la philosophie amérindienne.

L’œuvre erdrichienne se refuse ainsi aux contraintes de l’espace. Cette liberté du mouvement

se concrétise sur un plan plus subtil, celui de l’écriture romanesque. En effet, l’œuvre entière

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de Louise Erdrich se construit autour d’une interaction dynamique car chaque roman reflète

l’inaboutissement du retour. Le thème du homecoming est l’objet d’une intrigue, comme

l’affirme l’auteur dans The Beet Queen : “Hold on, the tangle, the plot, the music of

homecoming thickens.” (BP, 20-1) Il y a ici une fusion de l’espace et de l’œuvre. « L’écrivain

américain s’évade, échappe à l’enfermement dans une fiction close. » (Pétillon, La Grand Route

13) Pétillon considère que l’écriture pour l’écrivain américain représente une échappatoire et

souligne la nature paradoxale de l’exercice qui transporte l’écrivain du confinement spatial au

confinement du texte. Or, Louise Erdrich se refuse à l’écriture close. Elle abolit l’enfermement

et personnifie sa quête de l’espace par une écriture sans fin, sans limites ni frontières. Et si la

limite de la conquête américaine est l’ouest, pour l’Amérindien il n’y a pas de limite car il va

où la terre se trouve ; la terre est unité : le coyote le confirme : “I shall go as far as there is

land.”119

Le retour est la fonction cardinale commune à tous les romans de la saga à partir de laquelle

l’itinéraire circulaire interminable des personnages s’ébauche. Ce motif récurrent ressemble à

une fractale géométrique dynamique et constamment inachevée qui se dessine à travers l’espace

de l’œuvre. En effet, le mouvement des personnages est circulaire dans chaque récit. En somme,

la question du homecoming revient selon des modes divers à travers l'oeuvre erdrichienne. Elle

se dessine à travers des contours différents, tantôt contradictoires, ambivalents, agités, tantôt

posthumes, impossibles ou incertains ; mais cet itinéraire finit par désigner l'œuvre comme

l'espace ultime du retour. L’œuvre est l’espace de la mémoire par excellence où les générations

se retrouvent et se rassemblent autour d’une identité, dont la richesse et le dynamisme ne

peuvent être compensés ni traduits par la logique occidentale.

La place qu’Erdrich accorde au lieu du retour de ses personnages dépasse le simple repère

spatial et géographique pour devenir un lieu commun qui réunit l'auteur et le lecteur : “An

author needs his or her characters to have something in common with the reader. If not the land,

which changes, if not a shared sense of place, what is then that currently provides a cultural

identity?” (Erdrich, “Where I ought to Be”46) On ne saurait dire plus clairement que l’œuvre

transcende et défie les limites de l’espace pour devenir le lieu de retour par excellence que

l’auteur, les personnages et les lecteurs partagent.

Ainsi, l'espace réel du retour est une absence mais se construit dans l'œuvre au fur et à

mesure sans aboutir à une fin et sans se présenter sous la forme d’un itinéraire limité dans le

temps et l’espace. L’œuvre constitue en cela une célébration de l'espace par le déploiement

constant du retour. C’est un retour par les mots, comme le souligne Mark Shackleton en

119

Franchot Ballinger, “On scholars and wandering: Coyote and Eagle story,” Living Sideways Tricksters in

American Indian Oral Traditions (Oklahoma: Oklahoma UP, 2006) 19-37, 32.

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évoquant deux aspects de l’écriture du retour : “Firstly, the historical removal of Aboriginal

peoples from their land has been lost through writing. This does not only mean writing about

lost tribal land. Secondly, coming home through stories helps counteract a sense of

fragmentation and isolation.”120

Ainsi, l’histoire chez Louise Erdrich est un retour symbolique inachevé dont

l’aboutissement ne semble pas aussi important que le processus du retour lui-même. C’est le

mouvement et sa continuité qui représentent le pivot et la finalité de l’œuvre erdrichienne. C'est

en cela que Louise Erdrich se distingue de ses pairs car son œuvre n'est pas achevée. Chaque

roman est la suite d'un autre qui le précède ; la continuité du récit constitue en lui-même un

processus de homecoming. Les narrateurs/conteurs sont en quête d’un espace dont seul le

lecteur pourra déchiffrer le cheminement et le déploiement. Contrairement à ce que Philippe

Jaworski affirme : « le voyage du narrateur en-quête est la forme imagée de la dérive désertique

de l’écriture vers un impossible terme. » (Jaworski, Melville 65)Chez Louise Erdrich, il s’agit

d’un possible terme où l’œuvre pourra aboutir et où l’espace pourra se reconstruire grâce à des

outils théoriques, philosophiques et culturels qui permettront de refonder la notion

amérindienne de l’espace. Le principal outil théorique qui permettra de déchiffrer cet ailleurs

indicible de l’œuvre de Louise Erdrich est l’analyse de la temporalité, puisque le mouvement

dans l’espace, dont nous avons dessiné les contours dans la première partie de notre travail,

implique essentiellement une temporalité qui s’avère double et complexe et qui sera l’objet de

notre analyse dans la partie suivante de la présente étude.

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Mark Shackleton, “The return of the Native American: the theme of Homecoming in contemporary Native

North American fiction,” The Atlantic Review 3. 2 (2002) : 155-46, 158.

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