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Concilier la lutte anti-capitaliste et la question du corps

PARTIE 3 : LES RÉSULTATS DU TERRAIN

3.1 Les motifs de Femen

3.1.2 Concilier la lutte anti-capitaliste et la question du corps

Autant par la lecture de l’historique du mouvement que dans l’analyse des entretiens, on peut constater une forte présence de l’idéologie marxiste à travers la notion de réappropriation du corps des activistes par celles-ci. Mais comment cette philosophie s’exprime-t-elle dans le discours et les actions Femen? De la même façon que la notion de « force de travail » que l’on retrouve dans les théories marxistes, les Femen semblent concevoir l’usage du corps des femmes comme un enjeu de taille. Considérant que les femmes seraient dépossédées de leurs propres corps à travers la publicité, les médias et le marcher du sexe en général, les Femen dénoncent fermement l’instrumentalisation courante du corps féminin mis au profit de l’économie de marché. Par l’exposition de leur nudité dans les actions, elles veulent servir une lutte anticapitaliste, mais en usant, par ailleurs, des mêmes moyens que le système qu’elles dénoncent et qu’elles qualifient de patriarcal. Dans une entrevue accordée au journal Le Devoir du 26 octobre 2013, Kseniya, ancienne porte-parole du mouvement, parlera ainsi de « combattre le feu par le feu. » Pour Virginie, les actions Femen consisteraient à « confronter la société » en déjouant « le système d’exploitation sexuel et économique » dans lequel se trouvent les femmes par cette réappropriation du corps, et ce, aux noms de revendications politiques.

Virginie : À travers le système patriarcal de la vente et de …eh pis qui [les activistes Femen] venaient se réapproprier ce qui était à elles pis en plus de ça confronter le reste de la société avec ça pis de dire c’est quoi le mal que mon corps soit à moi. C’est quoi le mal que je sois le sujet pas l’objet. Pis qui venait renverser un ordre de valeurs dans laquelle la femme est toujours l’objet du regard, du désir du discours de tout la, mais eh… qui venait non seulement se mettre en position subjective et parler d’elle-même à travers son corps et utiliser son corps comme poster pour ses idées à elle et non [pour] vendre des affaires. […] T’sais y’a cet aspect que c’est

parce qu’elles sont nues qu’on veut genre montrer qu’on existe en dehors de… autrement que… pis que ce corps la ça nous appartient NOUS pis qui a aucune raison pour laquelle je ne parlerais pas de mes intérêts si tout le monde parle de mes intérêts. Leurs intérêts à travers mon corps en l’achetant. En payant mon corps pour être dans des pubs ou en payant mon corps pour littéralement faire des pipes ou comme en payant mon corps pour watever. T’sais pis justement genre pour toutes les questions sociales qu’on aborde, genre le droit à l’avortement. T’sais, c’est un corps qui parle de sois la.

En plus de cette forte tendance anti-capitaliste dans le discours Femen, la notion du « corps sujet » en opposition au « corps objet » est mise de l’avant. L’interviewée mentionne l’importance de l’utilisation du corps des femmes comme outil d’émancipation, mais aussi comme véhicule d’un message. C’est d’ailleurs pourquoi elle aborde la notion du « corps comme poster », concept que l’on peut d’ailleurs constater dans les diverses actions Femen lors desquels les activistes exhibent généralement un message précis peint en noir sur leur poitrine nue et/ou leur dos. Laurence indique à ce sujet qu’il s’agit d’une technique « qui attire beaucoup l’attention » et qu’il n’y aurait, selon elle, « que cette méthode qui fonctionnerait vraiment ». Tout comme Virginie, elle insiste sur l’importance de la réappropriation du corps des femmes par les femmes et conçoit le corps des activistes tel un manifeste.

Laurence: C’est aussi pour se réapproprier le corps qui est utilisé dans le patriarcat pour vendre des choses pis pour vraiment objectiver la femme. Pis nous ben c’est de se le réapproprier pis de l’utiliser comme un genre de manifeste. Moi je l’utilise à des fins politiques. Je choisis d’utiliser mon corps comme ça pis c’est pas vous qui vont me dire comment je dois l’utiliser.

Elle souligne toutefois l’importance du message qu’elles véhiculent et insiste sur le fait que leur corps n’est pas un « panneau publicitaire. »

Laurence : T’sais on s’est déjà fait demander pour des photos dans un journal d’écrire le nom du journal sur nos corps la. Pis jamais on va faire ça parce qu’on n’est pas des tableaux publicitaires justement la ! Fecke c’est toujours nous qui décide de faire les actions c’est nous qui décide le choix des sujets, c’est nous qui décide qu’est-ce qu’on écrit pis on en parle en groupe.

À ce sujet, Lily énonce la désapprobation de plusieurs personnes, notamment de féministes, quant à leur mode d’action. Elle se questionne sur les raisons pour lesquels on leur reprocherait

souvent que « la méthode brouille[rait] le message » et se demande si le fait que des médias soient en jeu pourrait influencer ce manque d’appui.

Lily : Y’a beaucoup de féministes qui sont pour la désexualisation du sein dans la vie de tous les jours, mais sont comme même pas d’accord avec la tactique Femen. Je sais même pas pourquoi exactement. Peut-être parce qu’il y a des caméras qui sont en jeu pis qu’on fait passer notre cause par la caméra finalement. Je sais pas pourquoi la plupart des féministes ont tendance à dire que la méthode brouille le message. J’ai toujours eu d’la misère avec ça. […]

J’ai d’la misère à comprendre ça. J’comprends pas trop en fait. T’sais « la méthode brouille le message », la méthode c’est quoi si c’est d’enlever notre chandail pis de crier comme « Abat le capitalisme » comme… J’sais pas, j’ai l’impression que même les féministes trouvent qu’on est des filles en manque d’attention.

À ce sujet, je dois avouer m’être moi-même questionnée sur la légitimité du mode d’action Femen. Considérant que la majorité des actions de la branche québécoise s’exécute dans un contexte où l’on assiste déjà à une banalisation de la nudité féminine, je me suis demandée pourquoi elles choisissaient d’opter pour ce mode de contestation. J’ai donc fait part de cette réflexion aux interviewées et voici ce que Virginie m’a répondue:

Virginie : Ben c’est justement…justement, si nos seins, si nos corps étaient pas partout, partout comme objet et partout dénudés, cambrés, de toutes les manières possibles pour vendre des cossins, y’aurait moins de raisons pour qu’on utilise nos corps pour autre chose. C’est juste clairement une réponse à un système d’exploitation sexuelle et économique, mais c’est clairement une réponse. C’est clairement du genre « Pour qui vous vous prenez de prendre ça pour vous? C’est à moi pis genre, je parle de moi! »

Et Myriam d’ajouter :

Myriam : J’en fais ce que je veux.

Cette notion de « parler de soi» semble importante pour les activistes Femen pour qui leur nudité ne semble pas avoir de lien avec une quelconque forme de séduction ou de sexualisation du corps. S’opposant d’ailleurs à l’hyper sexualisation du corps féminin au profit du désir masculin, Virginie ajoute :

Virginie : Pis genre j’écris sur moi. Genre « Salut j’existe, JE, pas un objet, mais un sujet. » Toute l’hyper sexualisation du corps des femmes c’est de l’objectification,

c’est des femmes-objets. Eh dans toute l’industrie du sexe en général, mais dans la société de toute façon, les hommes eh, la sexualité, les hommes en jouissent et les femmes la performent. Les femmes performent la sexualité des hommes dans l’espace public, c’est à dire, comme objet de désir, dans la pornographie, dans le rôle qu’on a dans, etc. etc. Pis soudainement, t’as genre ces filles qui sont genre, ben Femen, pis on vient nous mettre dans la position de sujet, on va performer notre propre existence. On va arrêter d’être les choses de… ou sujette au regard de…ou en analyse de… ou au désir de… pis on est nous même, JE. Pis chaque fois qu’on écrit des phrases, c’est au nom de moi. Pis c’est ça la partie la plus importante. C’est comme sein pas sein. Y’a pas de sexe inhérent qui vient avec des seins, y’a pas de sexualité.

À la lumière des éléments mentionnés dans cette section, on peut donc constater que les militantes ne considèrent pas la nudité Femen comme un facteur pouvant contribuer à l’objectification du corps des femmes, au contraire. L’utilisation du terme « performer notre existence » met en évidence, une fois de plus, la notion de la femme sujet plutôt qu’objet dans le cadre des actions du mouvement. Le sein étant d’ailleurs abordé tel un outil de contestation plutôt que comme un objet de séduction, on peut constater dans le discours des activistes un désir de désexualiser cette partie de l’anatomie féminine.