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La compétence limitée des États membres pour poursuivre la corruption du secteur privé

SECTION II. Une mise en œuvre restreinte et tardive

A. La compétence limitée des États membres pour poursuivre la corruption du secteur privé

264. La décision-cadre reprend une articulation devenue classique dans les

instruments d’harmonisation du droit pénal substantiel de l’Union européenne en se concentrant sur la compétence territoriale et sur la compétence personnelle active, la première étant obligatoire et la seconde facultative (1). Toutefois, afin d’éviter que certaines personnes morales n’échappent à toute répression, elle prévoit une troisième règle de compétence susceptible de poser des difficultés de transposition, celle du bénéficiaire de l’infraction (2).

1. L’articulation classique de la compétence territoriale et extraterritoriale

265. Compétences. L’article 7, paragraphe 1 de la décision-cadre exige que chaque

État membre établisse sa compétence lorsque l’infraction a été commise, en tout ou partie, sur son territoire (principe de territorialité), lorsque l’auteur de l’infraction est un de ses ressortissants (principe de personnalité active) ou lorsque l’infraction a été commise pour le compte d’une personne morale qui a son siège sur le territoire de cet État membre. Néanmoins, l’article 7 paragraphe 2 autorise les États membres à déroger, entièrement ou partiellement, aux deux dernières règles de compétence susmentionnées si l’infraction a été commise en dehors de son territoire. La décision-cadre étudiée n’innove pas en matière de compétence et se contente de reprendre un standard présent dans de nombreux instruments adoptés après l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam518.

266. Compétence personnelle passive. En revanche, les États membres n’ont pas

l’obligation d’établir leur compétence lorsque l’infraction est survenue au détriment de l’un de leur ressortissant. Une telle compétence aurait permis de protéger les entreprises

518 Par ex., Décision-cadre 2001/413/JAI du 28 mai 2001 concernant la lutte contre la fraude et la

contrefaçon des moyens de paiement autres que les espèces, JOCE L 149 du 2 juin 2001, art. 9 ; Décision-cadre 2002/222/JAI du 24 février 2005 relative aux attaques visant les systèmes d’information,

qui évoluent sur des marchés étrangers et de réduire les distorsions de concurrence auxquelles elles peuvent être soumises. Cependant, malgré la protection qu’elle est susceptible d’offrir en matière de lutte contre la corruption, la compétence personnelle passive demeure une immixtion dans la souveraineté des autres États519.

267. Champ d’application. À la différence de la convention de Bruxelles, toutes les

infractions visées par la décision-cadre sont concernées c’est-à-dire non seulement les actes de corruption active et passive dans le secteur privé, mais aussi ceux de complicité et d’instigation.

268. Caractère facultatif. Le dispositif est essentiellement incitatif et de nombreux

États membres n’ont pas hésité à y déroger en se prévalant des dispositions de l’article 7, paragraphe 2. En principe, les États membres qui posent une condition de double incrimination pour les infractions commises à l’étranger devront émettre une déclaration en ce sens. Cependant, cette condition devrait être systématiquement remplie dans l’Union européenne. À la différence de la lutte contre la corruption dans le secteur public, le secteur privé ne fait l’objet d’aucune disposition contraignante dans le cadre des conventions OCDE ou ONU. L’enjeu principal réside donc dans des situations où l’infraction est commise en dehors de l’Union européenne. D’une manière générale, le principe de territorialité et le principe de personnalité active n’ont pas entraîné de difficulté particulière, la complexité du régime résidant dans les déclarations émises par les États membres.

2. Le critère du bénéficiaire de l’infraction : un principe de territorialité ?

269. Critère du bénéficiaire de l’infraction. La troisième règle de compétence

mérite une attention particulière, certains droits positifs ne connaissant pas le critère du bénéficiaire de l’infraction. Un auteur la classe avec le principe de territorialité puisqu’elle est fondée sur le lieu où se trouve le siège de la personne morale520. Or, s’il

existe un critère territorial dans les deux hypothèses, l’intérêt de cette troisième règle de

519 E. CAFRITZ, O. TENE, « Plaidoyer en faveur d’une restriction de la compétence personnelle passive en droit français », RSC, 2003, pp. 733 et s.

compétence, qui recouvre partiellement la première, réside dans les situations extraterritoriales.

La formulation imprécise de cette disposition complexifie l’étude de sa portée exacte. Une première confusion mineure peut naître de l’expression « pour le compte de ». Elle est, dans les faits, exactement identique à l’expression « au bénéfice de », les deux formulations étant employées de manière interchangeable dans le deuxième protocole PIF et dans la décision-cadre étudiée ici. Une deuxième difficulté tient au critère du siège social de la personne morale : la décision-cadre ne précise pas si celui-ci correspond au siège statutaire ou réel, voire aux deux. Le droit belge a ainsi choisi de faire explicitement référence à la fois au siège statutaire et au siège factuel521. Il doit, d’une manière générale, être renvoyé au droit positif de chaque État membre, la décision-cadre n’opérant aucune harmonisation en la matière. Malgré cette approximation mineure, il faut rappeler que, du point de vue de la prévisibilité et en l’absence d’un texte pénal explicite, le lieu du siège est généralement vu comme le seul critère acceptable pour l’établissement de la compétence pénale extraterritoriale522.

270. Compétence à l’encontre des personnes morales. Avec la règle de compétence

précitée, les rédacteurs de la décision-cadre ont, semble-t-il, voulu renvoyer implicitement à la compétence des États membres pour poursuivre une personne morale. En effet, sa formulation rappelle immédiatement celle de l’article 5 de la décision-cadre523.

Néanmoins, l’article 7 ne procède à aucun renvoi explicite. Une interprétation littérale pourrait donc conduire à une obligation d’établir sa compétence à l’encontre des personnes physiques sur ce fondement. Bien que cette interprétation semble conforme à la lettre de l’article 7, paragraphe 1, point c, une telle compétence autoriserait un État membre à poursuivre un ressortissant étranger ayant commis une infraction de corruption à l’étranger dès lors que celle-ci a été réalisée pour le compte d’une personne morale qui a son siège sur le territoire de cet État membre.

Les documents de travail utilisés par la Commission européenne pour établir ses rapports de suivi permettent de confirmer que cette disposition ne s’applique que dans l’hypothèse de la responsabilité des personnes morales pour les actes commis à l’étranger. Aucun État membre n’entend donc établir sa compétence à l’encontre d’une personne

521 Code d’instruction criminelle belge, art. 23 et 24.

522 M. DELMAS-MARTY, « Personnes morales étrangères et françaises », Revue des sociétés, 1993, p. 256. 523 V. supra, no 254.

physique sur ce fondement. En revanche, cette règle de compétence doit permettre la poursuite des personnes morales pour les deux cas visés par l’article 5 de la décision- cadre. Il en résulte, tout d’abord, que la situation évoquée ci-dessus ne devrait pas permettre la poursuite du ressortissant étranger ayant commis l’infraction à l’étranger, mais pourrait entraîner la responsabilité de la personne morale là où elle a domicilié son siège.

271. Transposition. Le troisième cas de compétence n’apparaît pas complexe à

mettre en œuvre, mais s’est avéré particulièrement difficile à transposer pour les États membres qui ne connaissent pas le critère du bénéficiaire de l’infraction. Aussi de nombreux États ont déclaré qu’ils n’appliqueraient pas ce cas de compétence, alors même que leur droit interne pourrait être conforme à la décision-cadre, à l’exemple de la Suède524. D’autres États n’ont pas émis de déclaration, et se sont abstenus de transmettre des informations à la Commission pour ce cas de compétence.

D’une manière générale, si l’on se réfère au document de travail de la Commission le plus récent, les États membres peuvent être entièrement ou partiellement conformes dans trois hypothèses :

- Le critère du bénéficiaire de l’infraction est explicitement prévu par la loi (Belgique525) ou la jurisprudence (Pays-Bas526) ;

- Seul le critère du siège social est prévu par la loi, et le bénéficiaire de l’infraction n’est pas explicitement mentionné (Luxembourg527, Slovénie528, Royaume-Uni529). Ce critère peut renvoyer à l’auteur de l’infraction. Il faut relever que, en principe, le bénéficiaire de l’infraction et le responsable sont identiques ;

- Le critère du siège social permet d’établir la nationalité de la personne morale et la loi ou la jurisprudence ont étendu le principe de personnalité active aux personnes morales (Roumanie530, Pays-Bas531).

524 Commission staff Working paper, Report from the Commission to the Council and to the European Parliament based on article 9 of the council framework decision 2003/568/JHA OF 22 JULY 2003 on combating corruption in the private sector, 6 juin 2011, COM(2011) 309 final, pp. 119 et s.

525 Ibid., p. 106. 526 Ibid., p. 115. 527 Ibid., p. 113 et s. 528 Ibid., p. 118. 529 Ibid., p. 121. 530 Ibid., p. 117 et s.

531 Les Pays-Bas reconnaissent le critère du bénéficiaire de l’infraction et acceptent d’établir leur compétence sur le fondement de la personnalité active.

Toutefois, dans ces deux derniers cas, le régime est souvent complexe et d’autres critères peuvent venir interférer. Aussi, même s’ils couvrent en grande majorité les mêmes situations que celles visées par le troisième cas de compétence de la décision-cadre, ces États devraient émettre une déclaration. Cette attitude prudente a été retenue par le Royaume-Uni.

272. Refus d’extradition. L’article 7, paragraphe 3 prévoit qu’un État membre qui

« conformément à sa législation nationale, ne remet pas encore ses ressortissants, prend

les mesures nécessaires pour établir sa compétence à l’égard des infractions visées aux articles 2 et 3, lorsqu’elles sont commises par un de ses ressortissants ». Cette disposition

tient compte de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen532, entrée en vigueur le 7 août 2002, qui a pour effet de la rendre obsolète, sauf pour les États dont la législation « ne remet pas encore » ses ressortissants.