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Communiquer pour faire quoi ?

Dans le document Idéologie et communication (Page 43-45)

C. La communication comme construit idéologique.

2. Communiquer pour faire quoi ?

"Dès lors que parler c’est communiquer et qu’il est impossible de ne pas communiquer, la question du pourquoi communiquer peut sembler moins cruciale, sinon carrément inutile". C'est en ces termes que Rodolphe Ghiglione (Ghiglione et Trognon, 1993, p.28) rappelle aux nombreux auteurs qui la négligent l'importance de la question : pourquoi communiquer. Car ici se définit l'enjeu, fondement du contrat de communication. Mais la communication qui s'érige en valeur semble contenir sa propre finalité. Pourquoi communiquer ? cela va de soi, c'est une évidence ; une prescription qui s'impose comme un dogme. Faut-il conclure, par exemple à l'instar de Lucien Sfez, qu'une "nouvelle théologie" est en train de naître (1992, p.29 et p.160) ? Tout se passe en effet comme si la communication contenait sa propre légitimité, son objet devenant secondaire ; comme si la pertinence référentielle, soit le rapport entre les mots et les choses, n'était plus qu'une dimension accessoire de la signification. Jean- Marc Mandosio remarque par exemple que l’usage intransitif du verbe "communiquer"est une nouveauté en français, et qui indique "que la communication est désormais sans objet" (2000, p.133sq). Finalement, la valeur attribuée au "bon interactant" et qui vient d’être soulignée se trouve socialement légitimée par la croyance que bien communiquer, c’est bien informer, l’accent étant mis sur le moyen au détriment de l’objet ; "bien faire passer" un message devient plus important que le contenu du message lui-même, lequel ne se donne pas à interroger. En témoigne par exemple la lecture récurrente des conflits sociaux, en terme de "problème de communication" : ces conflits traduiraient un dysfonctionnement de la démocratie ; et il suffirait de "dire la vérité" (pour reprendre les propos du chef du gouvernement français à propos de la réforme des retraites, lettre du 10 juin 2003, voir document 6C4), c'est-à-dire de faire valoir l'indiscutable nécessité des actions politiques entreprises, pour résoudre le conflit.

On est ici au cœur de la confusion entre les deux registres de la communication que décrit Sfez (op.cit., 56sq.) : registre "représentatif" (communiquer pour faire parvenir un message à quelqu'un), et registre "expressif" (partage d'un état émotionnel, qui prime sur le contenu effectif du message). Or, en l'absence du contrepoids que se doivent d'exercer ces deux "approches" de la communication l'une par rapport à l'autre, "on se trouve soit dans le délire de la raison représentationnelle" (le "tout"-communiquer), "soit dans le chaos expressif" (le "rien"-communiquer) (voir p.97sq., et p.105sq.).

Cette confusion se trouve largement relayée (entre autres) par l'intrication entre communication et techniques. (Note : cf. l' "idéologie "machinique", Sfez, op.cit. p.30. L'auteur fait notamment référence aux travaux de Jacques Ellul et à son approche critique de la technique, agent de dilution des liens symboliques ; voir par exemple Ellul, 1977). Sur cette question, voir aussi Mandosio, op.cit.) Par exemple le lexique usuel, et notamment dans le contexte des "TIC" et "NTIC" (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication), a tendance à assimiler "communication" et "information".

Encadré : "Technique-communication-information-sans limites".

Pour illustration : dans un message publicitaire pour un réseau de télécommunications, on lit : "Aujourd'hui, Viatel pulvérise tous les obstacles à la communication. (…) Avec Viatel, plus rien ne fait obstacle aux échanges d'informations, de données et d'idées. (…) En repoussant les limites de la technique, Viatel rapproche les hommes entre eux et leur ouvre de nouveaux horizons. La devise de ce nouveau monde ? Ni frontières. Ni barrières. Ni limites."

Plus largement, "à chaque nouvelle avancée technique, la communication se réaffirme comme devant être ce que les plus récentes inventions la font… Si , par ailleurs, la société se définit comme "communication", alors elle est soumise elle-même, dans son fond, à la technologie" (Sfez, op.cit., p.103). Il est à cet égard intéressant de relever que le champ de la communication est l'un des rares champs où les sciences humaines et sociales sont parvenues à faire valoir leur capacité à offrir des débouchés techniques aux connaissances qu'elles élaborent. (Note : cette capacité s'impose progressivement comme critère premier voire exclusif d'obtention de crédits de recherche ; cf. la récurrence de l'association "recherche ET innovation" dans les textes officiels, la signification du terme "innovation" étant ici déterminée par l'imaginaire de la modernité.) Et ces "techniques de communication" sont susceptibles de concerner de vastes domaines de la pratique sociale - pour l'essentiel : politique, médias, management, publicité ; mais la croissance constante de leur champ d'application est directement liée à la redéfinition tacite de nombreuses pratiques sociales en

tant que pratiques commerciales. Par exemple, dans le domaine pédagogique, la "satisfaction" de l'élève tend à s'instaurer comme critère premier de l'évaluation de l'enseignement, au détriment de l'acquisition de connaissances.

Faut-il alors conclure, à l'instar de Michel Rouquette, que l'action publicitaire est devenue modèle de la communication en général – l'information, par exemple, est devenue une marchandise, et « le destinataire est d'abord appréhendé comme un consommateur » (1994, p.28) ? Car la communication dont il s'agit ici reste profondément imprégnée du domaine dans lequel ces techniques se sont à l'origine développées, en l'occurrence le marketing. Ainsi, dans un "environnement concurrentiel" où il convient d'"affirmer sa différence", "communiquer" signifie avant tout "se faire valoir", quelle que soit la nature du message que ces techniques sont susceptibles d'aider à "faire passer". Par exemple en entretien de recrutement comme on l'a vu, "savoir communiquer" implique avant tout de "savoir se vendre" (visée de séduction), plutôt que de savoir transmettre un contenu informatif (visée de faire savoir). Et la généralisation de ce sens publicitaire de la communication n'est pas sans rapport avec la confusion des registres qui vient d'être soulignée.

Le faire-valoir en effet induit une définition de la relation de communication comme relation de séduction, où se déploient prioritairement des stratégies de persuasion focalisées sur l'image de soi, c'est-à-dire l'ethos dans les catégories originelles de la rhétorique. (Note : L'ethos relève de la séduction que peut exercer l'orateur sur l'auditoire, par distinction d'avec le logos, dont le pouvoir d'influence repose sur la qualité des arguments et la logique argumentative, et le pathos, qui vise à émouvoir l'auditoire.) Or la séduction, dès lors qu'elle est utilisée comme procédé au service d'autres fins – "séduire pour convaincre en lieu et place d'argumenter" (Breton, op.cit., p.193)-, relève d'un procédé manipulatoire : "il y a manipulation parce que la raison qui est donnée pour adhérer au message n'a rien à voir avec le contenu du message lui-même" (ibid., p.80). Avant d'examiner directement la pertinence de ce point de vue, il convient néanmoins de rendre compte de quelques propriétés essentielles de cette forme de communication fondée sur la primauté de la séduction dans la relation entre sujets communiquant.

Dans le document Idéologie et communication (Page 43-45)