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Comment interpréter ces différents schémas de fécondité?

1. La deuxième transition démographique

Les interprétations les plus couramment admises des évolutions en matière familiale en Europe au cours des quarante dernières années sont regroupées sous le concept global de « seconde transition démographique », une théorie proposée par Ron Lesthaeghe et Dirk van de Kaa à partir de 1986 (Lesthaeghe et van de Kaa, 1986).

La « première transition démographique » traite du recul de la mortalité et de la fécondité qui avait commencé à se dessiner à la fin du XVIIIe siècle en France et qui s’est étendu progressivement au reste du monde jusqu’à nos jours.

Au cours de la seconde transition démographique qui débute dans certains pays dès les années 1960, la fécondité se fixe durablement sous le niveau de remplacement des générations, des formes diverses d’organisation domestique autres que le mariage se développent, et la fécondité devient indépendante du cadre légal de la vie en couple. La seconde transition démographique est porteuse de nouvelles questions sociales : l’accentuation du vieillissement des populations, la moindre stabilité des ménages, la prévalence de la pauvreté dans certains types de ménages, comme les familles monoparentales ou les personnes vivant seules (Billari, 2008 ; Lesthaeghe, 2001 ; McDonald, 2008).

Figure 18. Indicateur conjoncturel de fécondité et proportion de naissances

hors mariage en 2005

1,2

Source : Calculs de l’auteur à partir de la base de données d’Eurostat.

La première transition démographique a été associée en Europe à une phase de développement au cours de laquelle la croissance économique favorisait les aspirations matérielles, l’amélioration des conditions de vie (travail, logement, santé), la formation du capital humain (scolarisation généralisée) et la constitution d’un système social protecteur. La solidarité était un concept central. Ces évolutions étaient soutenues par une division sexuée des fonctions au sein de la famille ; elles ont contribué en retour à un certain embourgeoisement de celle-ci.

À mesure que les populations occidentales sont devenues plus riches et mieux instruites, leurs préoccupations se sont détachées des besoins stricte-ment associés à la survie, la sécurité et la solidarité. Davantage d’importance a été donnée à la réalisation et la reconnaissance de soi, la liberté de pensée et d’action (recul de la religion), la démocratie au quotidien, l’intérêt du travail et les valeurs éducatives. La seconde transition démographique est donc étroi-tement associée au concept de « post-matérialisme » de Ron Inglehart (1990).

En conséquence, la théorie de la seconde transition démographique prévoit que ses dimensions démographiques (fécondité durablement inférieure au niveau de remplacement et extension de formes alternatives d’organisation domestique) devraient apparaître dans toutes les sociétés qui se développeront sous forme d’économies capitalistes avec des institutions démocratiques, en même temps que prévaudront des « besoins d’ordre supérieur » (Inglehart, 1990). Au niveau individuel, le choix de nouvelles formes domestiques (coha-bitation, vie commune chacun chez soi, etc.) est lié au développement de valeurs individualistes et non conformistes. Cette association ne se limite pas aux pays d’Europe septentrionale et occidentale ; elle s’est étendue d’ores et déjà au Sud, au Centre et à l’Est du continent.

Dans le tableau que nous avons présenté de l’évolution de la fécondité et du mariage en Europe au cours des quarante dernières années, la théorie de la seconde transition démographique apparaît assez bien adaptée à l’explication des tendances de la nuptialité et de la vie en couple, ainsi que de leur corollaire, la constitution d’une partie de la descendance hors du mariage. Dans ces domaines, l’évolution en tache d’huile à partir du Nord puis de l’Ouest du continent, vers le Sud puis l’Est, s’accorde bien avec l’évolution des attitudes et des valeurs prédo-minantes dans ces sociétés. La théorie est en revanche beaucoup moins convain-cante quand elle s’applique à l’évolution de la fécondité, en particulier dans sa phase récente où une stabilisation à un niveau relativement élevé, voire une reprise, se dessine au Nord et à l’Ouest du continent, alors qu’elle reste très faible et parfois encore déclinante au Sud et à l’Est. Un continuum d’évolution des men-talités ne saurait rendre compte de ces disparités (Thornton et Philippov, 2009).

2. Vers une égalité dans les rapports de genre

Il faut sans doute prendre en compte les transformations des rapports de genre pour mieux comprendre ces disparités de niveaux ou de tendances. Dans les pays où ces transformations ont été poussées le plus loin, elles se sont faites en deux temps bien distincts.

Dans un premier temps, un meilleur équilibre entre hommes et femmes s’est établi dans la sphère publique (en particulier dans le domaine de l’emploi), le taux d’activité des femmes s’accroissant en réponse aux progrès de l’instruction, à la baisse de la fécondité et au prolongement de l’espérance de vie. Les femmes prennent ainsi une part croissante dans la sphère publique, réservée jusque-là aux hommes, sans que ceux-ci prennent une part équivalente dans la sphère privée, mettant sous pression les familles pour qu’elles réduisent leur fécondité.

Pour les pays qui n’ont pas dépassé ce stade, en particulier au Sud de l’Europe, les bas niveaux actuels de fécondité seraient la conséquence de fortes disparités entre hommes et femmes dans les responsabilités familiales, combinées à une relative égalité entre les uns et les autres en matière économique.

Dans un second temps, à des vitesses très variables selon les pays au premier rang desquels ceux du Nord du continent, l’équilibre des genres s’améliore dans la sphère privée : travaux au sein du ménage, vie de couple et de famille, soin aux personnes dépendantes. Les familles sont renforcées, dans la mesure où les hommes contribuent directement aux tâches domestiques (au sens large), la fécondité se rapprochant alors du niveau de remplacement. Une implication plus large des hommes au sein de leur famille aurait pour conséquence une plus grande égalité des genres, mais aussi une plus forte fécondité. Vont dans ce sens les études qui font apparaître une plus forte fécondité dans les couples où les pères participent davantage à la vie familiale, par exemple en prenant une large part des congés parentaux à la naissance des enfants (Goldscheider et al., 2010).

3. Le rôle des politiques familiales

Ces résultats amènent à s’interroger sur le rôle des politiques visant à favoriser l’égalité entre parents des deux sexes dans leurs décisions en matière de fécondité et plus généralement, sur le rôle des politiques familiales dans les différences de niveaux et de tendances de la fécondité entre pays européens dans les dernières décennies (Gauthier, 2007).

On peut être guidé pour cela par l’observation suivante. Si on associe sur un graphique le niveau récent des indicateurs de fécondité et des taux d’activité féminine en Europe, on note aujourd’hui une corrélation positive : en moyenne, plus l’activité est forte, plus la fécondité est élevée. Ce même graphique construit dans les années 1970 ou 1980 faisait apparaître une corrélation négative : la fécondité était la plus faible dans les pays où l’activité féminine était la plus forte. Ce qui conduisait à conclure sur la difficulté de concilier maternité et emploi (Thévenon, 2008). La corrélation désormais positive pourrait bien être due au fait que les sociétés qui encouragent le plus la participation des femmes au marché du travail sont aussi celles qui, en favorisant l’égalité entre conjoints et parents au sein de la famille, concourent à une fécondité relativement élevée.

Ceci suggère que les politiques familiales qui aident à concilier vie familiale et vie professionnelle, en incitant les hommes à prendre davantage de part à la première, peuvent contribuer à maintenir la fécondité proche du niveau de

remplacement des générations, comme c’est le cas actuellement dans les pays au Nord de l’Europe ou en France (Hoem, 2008 ; Ronsen et Skrede, 2010).

M.-T. Letablier et al. (2009) ont récemment passé en revue les études qui se sont attachées à la mesure de l’impact des politiques familiales sur la fécondité.

Au-delà du versement d’allocations financières, de la mise à disposition de services (crèches, écoles maternelles, etc.) ou la libération de temps pour la famille (congés parentaux, horaires flexibles, etc.), ils concluent qu’il est nécessaire de prendre en compte un ensemble cohérent de mesures complémentaires intégrant les diverses politiques d’accueil de la petite enfance et d’amélioration des conditions de vie des familles, en vue de faciliter l’exercice de la fonction parentale. Ils montrent que les politiques ayant un impact sur les décisions des couples sont celles qui se maintiennent durablement en contribuant à un climat social favorable aux familles et qui assurent un soutien cohérent et continu tout au long de l’enfance.

VI. L’espérance de vie à la naissance : des progrès inégaux