La déduction peut être clairement et formellement délimitée dans le cadre des arguments, qui sont une classe de signes. Mais son caractère opératoire, ce que j’appelle sa force de conviction, ne tient pas à sa forme: cette dernière permet bien plutôt de repérer la déduction comme argument. Elle tient à la sédimentation d’habitudes "générales". Dans certaines conditions, lorsque la patte d’une grenouille quelconque est soumise à une impulsion électrique, elle est agitée d’un brusque mouvement. Ce que signifie cette "expérience" sinon qu’elle s’impose à la patte de grenouille avec la même force de conviction que s’applique à la pensée un raisonnement déductif. Nous ne parlons pas ici de l’établissement de la règle selon laquelle "toute patte de grenouille soumise, dans certaines conditions, à un impulsion électrique se met en mouvement", mais du fait général dans son articulation de
fait. Il est l’analogue factuel de la déduction41.
39 Peirce, C. S., op. cit., p. 127.
40 Peirce, C. S., « Les conférences de Harvard de 1903 – Septième conférence », Tiercelin C., et Thibaud, P.,
(dir.), op. cit., p. 418.
En ce sens, toute déduction est une habitude, qui ne saurait trouver en elle-même sa
capacité de transformation. Pour être convaincante, une déduction du type « Tout homme
est mortel, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel » est basée sur un système
transitif d’inclusions mortel – homme – Socrate qui est en soi une sédimentation
d’habitudes. En revanche, l’abduction atteint les croyances sur lesquelles sont fondées les
théories :
On comprend alors que l’intégration des abductions va toujours concerner quelque chose de plus fondamental que la théorie qui lui a servie d’humus. Ce en quoi les abductions forcent
les théories à se présenter à nous sous un angle toujours plus fondamental42.
Pour Claudine Tiercelin, l’abduction apparaît bien comme la logique du pragmatisme
(5.196) selon Peirce
43. Contrairement aux positivistes, Peirce n’a cessé de souligner l’utilité
des hypothèses pour la science et de dégager la spécificité du raisonnement qui va vers
l’hypothèse (différent de celui que l’on fait à partir d’elle, puisqu’il recouvre « toutes les
opérations par lesquelles sont engendrées théories et conceptions) (5.590). L’abduction est
une procédure inférentielle cruciale pour la méthode scientifique parce que seule capable
d’introduire des idées nouvelles (5.171) :
Pouvoir naturel de raisonner, l’abduction a cependant sa logique propre, trop souvent confondue avec celle de l’induction, parce que l’on réfléchit trop à la logique de la méthode scientifique en termes de justification et de certitude, quand on devrait se concentrer sur la
méthode elle-même, l’un des problèmes majeurs de la logique44.
L’abduction est distincte de l’induction qui « infère l’existence de phénomènes tels que
nous en avons observés dans des cas semblables », puisqu’elle « suppose quelque chose
d’une espèce différente de ce que nous avons directement observé, et fréquemment quelque
chose qu’il nous serait impossible d’observer directement » (2.640). Dans l’induction, nous
nous contentons de généraliser à partir d’un certain nombre de cas à propos desquels
quelque chose est vrai, et d’inférer que la même chose est probablement vraie de toute la
classe. Nous concluons que des faits comme ceux que nous avons observés sont vrais dans
des cas qui n’ont pas été examinés (2.636). Nous n’avons donc pas à postuler d’éléments
d’une espèce différente comparativement à ce que nous avons déjà examinés. Dans
l’abduction en revanche, nous passons de l’observation de certains faits à la supposition
d’un principe général qui, s’il était vrai, expliquerait que les faits soient tels qu’ils sont.
Nous concluons donc à l’existence de quelque chose qui est totalement différent de tout ce
que nous avons pu observer empiriquement, bref à quelque chose qui est dans la majorité
des cas inobservable. L’induction serait ainsi le raisonnement qui part des particuliers pour
42 Balat, M., op. cit., p. 8.
43 Tiercelin, C., Peirce et le pragmatisme, 1993, p. 95.
aboutir à des lois générales, tandis que l’abduction serait le raisonnement qui part de l’effet
pour remonter à sa cause : « alors que le premier "classifie ", le second "explique"»
45. Mais,
pour Peirce, « l’abduction ne nous engage à rien » (5.602). On en déduit alors des
conséquences ou prédictions, le « but » de la déduction étant de « réunir les conséquents de
l’hypothèse ». Dans un troisième temps, on cherche à « établir dans quelle mesure ces
conséquences s’accordent avec l’Expérience : par induction, nous testons l’hypothèse : si
elle passe le test on l’ajoute à l’ensemble de nos croyances. La différence est moins entre
trois inférences qu’en trois phases d’une commune démarche explicative.
Pour Peirce, l’induction désigne plutôt la mise à l’épreuve des hypothèses, que celle-ci se
termine par une confirmation ou une réfutation. « L’induction ne nous fait rien découvrir »
(2.775) et n’intervient donc dans l’enquête que pour confronter les prédictions déduites de
la théorie avec les résultats expérimentaux : elle part d’une théorie et mesure le degré de
concordance de cette théorie avec le fait (5.145). L’enjeu de Peirce n’est pas la fiabilité des
prédictions scientifiques comme base pour l’action mais la fiabilité de la méthode
scientifique comme chemin nous menant vers la vérité.
Néanmoins, le réalisme scientifique peircien est un réalisme vague : tout phénomène est explicable, mais tout dans le phénomène ne l’est pas. Il y a des « faits ultimes » dont toute homme de science doit tenir comptez (1.405) et notamment des faits isolés qui n’exigent
aucune explication46.
« Tout ce que l’expérience peut faire, c’est de nous dire quand notre conjecture est fausse.
À nous de produire la bonne conjoncture » (7.87). Le vrai est « ce vers quoi tend
l’enquête » (5.557)
47. Pour lui, « le réel est non pas ce qu’il nous arrive de penser, mais ce
qui reste inaffecté par ce que nous pouvons en penser » (W2, 467 ; 1871).
Il faut donc proposer une définition du concept de réalité qui ne fasse pas référence à une
Ding an sich inaccessible, sans tomber pour autant dans un idéalisme subjectiviste, bref donner une définition du réel indépendante des pensées que tout individu particulier, mais pas de la pensée en général (7.336). Aussi la réalité sera-t-elle indissociable de l’idée sociale de communauté, entité fonctionnant non comme un ensemble d’individus, mais
comme une sorte de transcendantal réglant la recherche (5.311)48.
La vérité pragmatique réelle est la vérité telle qu’elle peut et doit être utilisée comme guide
pour la conduite. Le vrai ne dépend pas de ce que l’on croit ni de la conviction avec laquelle
on peut croire, mais de ce que l’on est justifié à croire en suivant le contrôle de la raison et
les leçons de l’expérience. Tout dans la science montre que la science n’est que probable et
45 Tiercelin, C., op. cit., p. 96.
46 Tiercelin, C., op. cit., pp. 103-104.
47 Claudine Tiercelin (ibidem) précise que « Peirce, lui, parle de vérités à long terme dans leur totalité et
n’accepterait jamais de trancher sur des questions difficiles en faveur d’une théorie pour des raisons esthétiques ». « Pour Peirce en tous cas, être satisfait par une croyance, c’est avant tout ne pas être gêné par un doute (5.375) ».
non nécessaire ; c’est bien l’expérience du laboratoire qui lui a appris que « trois choses
sont impossibles à atteindre dans le raisonnement : la certitude, l’exactitude, l’universalité
absolues » (1.141).
Le caractère provisoire de notre connaissance dépend de l’indétermination à l’œuvre dans la nature : même si notre connaissance progresse, elle n’éliminera jamais l’indétermination foncière des choses (6.44), reflet de la fluctuation des phénomènes de la nature : aussi
est-ce dans le synéchisme, principe qui veut que « toutes choses nagent dans des continua que
se trouvé fondé, « objectivé » le faillibilisme (1.171)49.