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La Collection hippocratique : une étude de cas supplémentaire ἑρμηνεύς dans la Maladie sacrée

Afin d’illustrer que les différents emplois de ἑρμηνεύς reposent sur le sens « traducteur d’une langue étrangère », nous évoquerons un autre texte, cette fois-ci ressortant du domaine scientifique. Dans le traité hippocratique La maladie sacrée (Περὶ ἱερῆς νούσου), l’un des plus anciens de la Collection145, dont l’auteur poursuit le but d’émanciper l’épilepsie de la sphère magico-religieuse pour la faire entrer dans le domaine de la médecine séculaire en fournissant une explication rationalisante et « scientifique » de la maladie, se trouve un passage qui est un véritable éloge du cerveau (ch. 16-17). C’est en effet dans cet organe que l’auteur du traité situe la cause de la « maladie dite sacrée » (ἡ ἱερὴ νούσος καλεομένη, cf. ch. 1), comme il appelle lui-même cette affection. Faisant une digression de son sujet principal, il énumère différentes fonctions que le cerveau remplit dans le corps humain, l’une parmi elle étant celle de ἑρμηνεύς.

Οὗτος (sc. ὁ ἐγκέφαλος) γὰρ ἡμῖν ἐστι τῶν ἀπὸ τοῦ ἠέρος γινομένων ἑρμηνεύς. (ch. 16)

« Il [le cerveau] est pour nous l’interprète de ce qui provient de l’air. »

L’auteur hippocratique soutient que l’air est la source de l’intelligence (φρόνησις) : c’est donc en raison de sa participation à l’air que l’homme est capable de sentir, de se mouvoir de façon ordonnée et de penser. L’homme φρονεῖ, puisqu’il aspire de l’air, fournisseur de la φρόνησις. Or, pour que cette qualité-force (δύναμις) de l’air (qu’est la φρόνησις) produise les effets sensoriels, moteurs et cognitifs dans le corps humain, il faut que celui-ci dispose d’un réservoir pouvant saisir et contenir ladite δύναμις, car au cas de son absence, elle se disperserait à travers les tissus et les humeurs corporelles et, en s’y mélangeant, elle perdrait sa capacité de transmettre au corps sa faculté. Ce n’est qu’à l’état concentré que la φρόνησις fonctionne convenablement en déployant toute sa puissance. La fonction de son réservoir est exercée par le cerveau qui permet, grâce à sa nature, de stocker la φρόνησις dans son état pur. Il la communique ensuite au reste du corps : son rôle consiste

145 Il est possible de dater cet ouvrage, avec plus ou moins de précision, dans les dernières trois décennies du cinquième siècle ; cf. Országh, J., « O svaté nemoci » in : Bartoš, Hynek et Fischerová, Sylva, Hippokratés:

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alors à servir de médiateur entre l’intelligence provenant de l’air et les différentes parties de l’organisme. En tant que seul organe qui a l’accès à l’essence de la φρόνησις, il la transforme en informations qui peuvent être traitées par les membres, tissus etc.

C’est à ce titre que le cerveau est désigné comme ἑρμηνεύς. Car, analogiquement au traducteur qui interprète d’une langue étrangère en une langue connue, le cerveau traduit le « langage » de l’air, porteur de l’intelligence, au « langage » compréhensible au corps. Il adapte le message contenu dans l’air pur aux processus qui ont lieu à l’intérieur de l’homme. Il s’agit alors de nouveau (comme chez Pindare) d’un emploi métaphorique du terme ἑρμηνεύς, la métaphore reposant sur le sens de « traducteur, interprète ». A l’instar d’un interprète qui connaît, lui seul, la langue dans laquelle une information est émise, c’est-à-dire le code dans lequel est chiffré le message à communiquer, et le transmet dans le code qui est compris par le receveur de ce message, le cerveau qui comprend, lui seul, la φρόνησις de l’air, la « reformule » en la modifiant aux signaux qui sont recevables par les composants du corps.

III.4 Conclusion

Dans les deux études de cas précédentes, l’on s’est proposé de montrer – en prenant pour exemple deux textes (poétique : Pindare ; scientifique : « Hippocrate ») – que le sens central et prototypique de ἑρμηνεύς est, en Vème siècle, « traducteur d’une langue étrangère ». C’est à partir de ce sens que se dérivent d’autres significations du lexème. Le changement sémantique, dans les deux cas que l’on a examinés, prend la forme de l’extension et de la métaphore : ainsi, le sémantisme de ἑρμηνεύς s’est-il enrichi des significations telles que « transformateur » (métaphore : dans le traité hippocratique) ou « celui qui exprime / “traduit“ les pensées en paroles » ou « qui commente / explique / “traduit“ un texte par d’autres mots : paraphraseur, exégète » (extension : chez Pindare). Nous avons mené cette analyse dans le but de faire voir que si le sens « interprète d’une langue étrangère » est postulé comme acception étymologique, ceci permet d’expliquer l’apparition d’autres significations dont ἑρμηνεύς est doté. Cette analyse a donc renforcé notre hypothèse de départ, à savoir que le sens primaire du mot est à chercher dans le domaine de la traduction entre les langues. Si nous avons évoqué plus haut les termes pour la traduction orale dans quelques langues modernes (tels truchement, Dolmetsch ou tlumočník) pour faire remarquer qu’il s’agit – comme dans le cas de ἑρμηνεύς – des emprunts, nous voulons montrer maintenant une autre similitude que ces mots partagent avec leur pendant grec et laquelle consiste en leur développement sémantique. Pour ce faire, l’on se servira des expressions française et tchèque

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truchement et tlumočník. La signification primaire de ces mots, on l’a vu, est « interprète traducteur » : c’est en ce sens qu’ils ont été empruntés dans leurs langues d’arrivée respectives et qu’ils possédèrent dans la langue de départ (l’arabe et le turque) désignant une personne intermédiaire chargée de traduire d’une langue dans une autre une communication (orale) entre deux parties.

Or, en français contemporain, le mot truchement ne s’utilise quasiment plus au sens d’ « interprète traducteur », mais il porte la signification d’ « intermédiaire », plus précisément « le fait de servir d’intermédiaire » (cf. la locution courante par le truchement de quelqu’un / quelque chose qui veut dire « au moyen de, par l’intermédiaire de »). Le Trésor de la langue française énumère, parmi les significations du truchement, encore le sens « personne qui parle à la place d’une autre, porte-parole » et (au sens impersonnel) « ce qui exprime, fait comprendre »146.

L’exemple du français montre et confirme que le terme pour le « traducteur interprète » donne lieu à un certain nombre de significations qui se dérivent – précisément comme dans le cas de ἑρμηνεύς – de son acception étymologique à travers le procédé sémasiologique qu’est l’extension, c’est-à-dire que le sens qui ne concerne à l’origine que la traduction interlinguale se généralise pour s’étendre aux autres domaines de la communication. De plus, nous observons que les significations dont s’est enrichi le lexème français en question se recouvrent avec celles que porte le grec ἑρμηνεύς. Il s’agit alors d’un procédé bien attesté.

En tchèque, l’on se penchera sur le verbe dénominatif tlumočit dont l’acception primaire est « interpréter, traduire à l’oral »147 et lequel est dérivé du substantif tlumočník, tout comme le grec ἑρμηνεύω provient de ἑρμηνεύς. Dans les locutions du type tlumočit své názory (« exprimer ses opinions »), le verbe en vient à signifier « exprimer, communiquer », voire « expliquer », à l’instar de ἑρμηνεύω (celui qui exprime son opinion, « traduit » / « interprète » ses pensées en paroles). Le tchèque fournit alors un autre exemple de précisément ce type de développement sémantique : un terme technique d’origine étrangère qui désigne un traducteur-interprète devient, au cours de son histoire dans la langue d’arrivée, l’expression générale signifiant l’acte / l’acteur de communication.

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Cf. la version électronique https://www.cnrtl.fr/definition/truchement.

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