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Cohérence, incohérence et arguments : le travail sur le sens des mots

Un argument est (en règle générale) une proposition assertive dont la fonction est d’étayer la validité d’une autre assertion (la conclusion, la thèse défendue). Mais comment trouve-t-on un argument ? Cette étape de la construction d’un discours argumentatif est souvent désignée comme une « recherche d’idées », appellation qu’il nous semble opportun d’éviter, pour deux raisons. Premièrement, sous le terme « idées » sont confondus arguments et exemples – confusion qui, souvent, se prolonge dans les textes des élèves ; il est ainsi préférable de distinguer le plus possible ces deux composantes de l’argumentation, dont les natures et les fonctions respectives diffèrent16. Deuxièmement, ce flou notionnel a pour contrepartie un

16 La confusion entre ces notions atteint un degré supérieur lorsqu’un manuel inclut dans une rubrique « catégories d’arguments » des « faits », parmi lesquels on range « l’exemple » ou « l’anecdote » (c’est le cas de Mirabail, Argumenter au lycée, 1994 : 120). Un problème similaire peut être constaté dans la méthode Un parcours vers la dissertation de Gaillard, Gavillet, Kaempfer & Racine : on n’y donne nulle part une véritable description de ce que doit être un argument (une raison située au même niveau de généralité auquel tend une thèse) et, plus encore, on y affirme à propos de l’exemple que celui-ci est en rapport direct avec une thèse, soit qu’il l’illustre, soit qu’il la fonde, soit encore qu’il la réfute (p. 18, rubrique « Utilisation de l’exemple »).

flottement chez les élèves – « J’ai pas d’idées » –, qui n’identifient pas clairement quelle(s) procédure(s) ils doivent suivre pour trouver ces fameuses « idées ». Or comme la nature et la fonction d’un argument ou d’un exemple sont distinctes, les procédures à appliquer sont elles aussi particulières, et surtout ne relèvent pas de la même compétence cognitive. C’est en effet la compétence linguistique qui est fondamentalement en jeu dans la recherche d’arguments, alors que la recherche d’exemples mobilise une compétence

« encyclopédique »17.

Pour constater aisément en quoi un argument relève de la composante sémantique et entre dans le jeu des relations d’implication de propriétés mis en place au sein d’un énoncé assertif, il faut revenir à la matrice argumentative minimale que la rhétorique désigne par le terme syllogisme : une série de trois propositions dont les deux premières – les prémisses (mineure et majeure) – ont pour fonction de fonder l’acceptabilité de la troisième – la conclusion, ou thèse que l’on défend. Or ce sont sur des relations d’implication sémantique que repose cette acceptabilité.

Il s’agit en effet de lier un « petit terme » à un « grand terme » par l’intermédiaire d’un « moyen terme » : [a] Tous les Grecs sont des humains. [b] Or tous les humains sont mortels. [c] Donc tous les Grecs sont mortels.

Dans l’exemple ci-dessus, « Grecs » est le petit terme (car l’extension du nom a une portée plus limitée que celle des autres composantes clés du syllogisme), « mortels » est le grand terme (son extension a une portée quasi maximale), et « humains » est le moyen terme (son extension a une portée intermédiaire si on la compare aux deux autres). On constate ainsi que les prémisses d’un syllogisme ont pour vertu d’extraire et d’expliciter à chaque fois une propriété sémantique d’une unité lexicale et de mettre au jour ces relations d’implication : le sens du nom « Grec » est (entre autres) constitué de la propriété /humain/, de même que le sens du nom « humain » est notamment constitué de la propriété /mortel/. C’est de cette manière que la conclusion se trouve justifiée, qui, elle, assigne une propriété par le biais d’une forme de « raccourci », attribuant

« directement » au sens du nom « Grec » la propriété /mortel/18. A rebours, s’il s’agissait maintenant d’argumenter en faveur d’une thèse (ô combien audacieuse) telle que « Tous les Grecs sont mortels », on conçoit quelle procédure demanderait à être appliquée : interroger le sens du mot-thème (« Grecs »), afin d’identifier par quelle(s) propriété(s) celui-ci peut être en effet associé aussi étroitement avec cette autre propriété qu’est /mortel/ ;

Or un exemple ne fonde ni ne réfute une thèse – c’est l’argument qui joue de tels rôles –, de même qu’il n’illustre pas une thèse, mais la relation entre un argument et une thèse. Si on peut certes argumenter par le biais d’un exemple ou d’une narration, il ne faut pas conférer à ces unités du discours argumentatif une fonction ou une valeur identiques à celle d’un argument. Il est impératif de distinguer très clairement argument et exemple ainsi que leurs fonctions respectives, afin que les élèves soient en mesure de produire des textes de qualité.

17 Les théories de l’argumentation usent souvent du terme « données » pour catégoriser les éléments qui servent d’arguments (voir p. ex. le schéma de Toulmin, reproduit dans Adam 2011 : 136). Or, dans le cadre de la dissertation en tout cas, ce terme nous paraît tout aussi flou que « idées », car une donnée peut être tant générale (et donc faire office d’argument) que particulière (et avoir le statut d’exemple). Les noms « propriété », « aspect » ou « trait » sont préférables, car ils permettent de désigner exclusivement des composantes sémantiques (donc générales), qui devront être retenues comme arguments ou contre-arguments.

18 En termes lexicologiques, on peut considérer un syllogisme comme proposant un parcours de relations hyperonymiques qui structurent le lexique d’une langue (sur une portion très restreinte de ce dernier).

l’analyse devrait nous amener à mettre en relief le trait /humain/, et à expliciter ce rôle dans la cohérence de l’énoncé en formulant un argument : « ... parce que ce sont des humains ».

Il n’est peut-être pas nécessaire d’exposer aux élèves la matrice du syllogisme afin de leur faire appréhender cette procédure d’interrogation du sens des termes clés d’un énoncé, et en particulier du mot-thème. Ce n’est peut-être même pas souhaitable (dans les premiers stades de l’apprentissage), dans la mesure où les syllogismes procèdent de la démonstration logique (d’où la présence de relations d’implication très strictement ordonnées), ce qui peut alors donner une image biaisée de l’argumentation, qui se meut, elle, dans le domaine plus flou des points de vue et des normes sociodiscursives qui investissent le sens des mots19. Néanmoins, il importe de faire comprendre aux élèves que la recherche d’arguments en faveur d’un énoncé est une recherche de ce qui fonde la cohérence sémantique de cet énoncé, que la recherche de contre-arguments est au contraire la mise au jour d’une forme d’« incohérence » du même énoncé – ou plutôt de la cohérence d’un énoncé contradictoire –, et que ceci passe donc par une analyse du sens des mots, afin d’identifier des propriétés (ou des aspects) qui fondent des faits de concordance ou à l’inverse des faits de discordance. Le développement consistera ensuite à expliciter, sous une forme textuelle, ces faits de concordance ou de discordance20.

L’ancrage de la procédure de recherche d’arguments dans une interrogation de la composante sémantique des termes clés d’un énoncé a ainsi une nécessité « théorique » ; mais son explicitation auprès des élèves présente également des avantages dans la pratique pédagogique. Tout d’abord, il y a là un moyen d’atténuer le sentiment que certains élèves éprouvent de ne pas pouvoir chercher des arguments parce qu’ils ne connaissent rien à la thématique évoquée par tel ou tel énoncé. En insistant sur le lien entre recherche d’arguments et interrogation du sens, on met de côté l’importance d’une

« expérience de vie » encore complètement en cours, ou de « connaissances disciplinaires » encore en voie d’élaboration, pour mettre en avant le rôle central de la compétence linguistique. Les élèves n’ont peut-être qu’une vague idée de ce en quoi consiste l’univers professionnel, le domaine technologique, les institutions politiques, etc. ; mais ils connaissent – au moins partiellement – le sens des mots que l’on emploie pour évoquer de telles réalités, et peuvent prendre appui sur cette connaissance. Ensuite, en faisant travailler les élèves sur cette composante sémantique et ses liens avec la cohérence ou l’incohérence potentielle d’un énoncé, on leur propose une tâche très semblable à ce qu’ils ont pu faire durant le secondaire 1 : l’identification d’une isotopie (ou d’une rupture d’isotopie), c’est-à-dire d’une récurrence d’un trait sémantique au sein d’un segment textuel. La différence essentielle tient dans le fait que cette tâche se réalise le plus souvent sur des portions de texte plus conséquentes (une description de plusieurs lignes, par exemple) ; toutefois, il suffit de deux unités lexicales, au niveau d’une simple proposition, pour tisser une

19 Le syllogisme fournit en revanche un point d’appui qui peut s’avérer intéressant pour traiter du développement d’un argument, dans la mesure où il illustre le fait qu’un argument implique toujours au moins une autre proposition (parfois plus) qui fonde sa pertinence (voir ci-après, ou encore le chapitre 4 « Rédiger les paragraphes du développement »).

20 Pour éclairer l’importance de cette interrogation du sens des mots clés, et plus particulièrement du mot-thème, et pour établir quelle est la nature d’un argument – qui est d’être une propriété impliquée par le thème –, on trouvera des exemples d’activités ci-après (voir « Propositions pour l’enseignement »).

isotopie (ou au contraire pour produire une sensation de rupture sémantique) – et c’est bien cela qu’il importe de montrer aux élèves : qu’il existe au moins un trait sémantique par lequel les mots clés associés par l’énoncé entrent en concordance (de même qu’ils génèrent une discordance par un autre trait au moins). Enfin, pour pallier une compétence linguistique éventuellement approximative, les élèves disposent d’un outil à portée de la main : le dictionnaire de langue. Plus encore, l’approche sémantique de la recherche d’arguments justifie l’usage du dictionnaire : il ne s’agit pas simplement de comprendre le sens de mots difficiles ou de résoudre des hésitations liées à une polysémie, mais de se constituer du matériel, d’identifier quelles propriétés peuvent être exploitées comme arguments ou contre-arguments, et cela par une analyse du sens tendant à une certaine exhaustivité.

Or pour cela, il faut également faire prendre conscience aux élèves que, si le dictionnaire est un outil nécessaire, celui-ci ne suffit pas, et que le parcours à opérer demande de considérer le sens des unités lexicales dans toute l’étendue de leurs variations discursives. Un dictionnaire ne contient en effet qu’une portion (parfois limitée) de ce qui fait l’épaisseur sémantique d’un mot, sa polysémie aux ramifications parfois très étendues, qui procèdent d’usages toujours en évolution, selon que le mot est employé dans telle ou telle sphère sociale, dans tel ou tel contexte sociopolitique. Le dictionnaire a pour vertu d’enregistrer les significations qui spécifient le sens d’un mot par rapport à d’autres unités du lexique (des synonymes, des antonymes, des hyperonymes, etc.). Mais c’est là, selon Rastier, la « langue restreinte des grammaires » (1987 : 63) ; le système linguistique « au sens large », lui, comprend encore « des normes socialisées à l’œuvre dans les textes » (ibidem), dont dépendent d’autres traits sémantiques, qui sont tout aussi essentiels à la configuration du sens d’un mot. Même si ces propriétés ne sont pas enregistrées par les dictionnaires, l’analyse sémantique doit les mobiliser afin d’appréhender la cohérence d’un énoncé donné et l’ensemble des traits qui permettront alors d’en étayer la validité (ou d’étayer celle du contre-énoncé). C’est sur cet aspect que la compétence linguistique des élèves peut s’avérer déficiente, s’ils n’ont pas conscience des divers contextes sociaux dans lesquels certains des termes clés sont employés ; il importe de tenir ainsi compte de cette limite possible (ce qui rejoint les constats que nous avons pu formuler au chapitre 2 à propos du choix des énoncés à soumettre aux élèves dans les premières étapes de l’apprentissage et des liens avec leurs pratiques discursives).

L’ESSENTIEL EN BREF

Il est préférable d’éviter l’expression « recherche d’idées » pour lancer les élèves sur l’identification d’arguments, ceci afin de distinguer fermement arguments et exemples, deux composantes de l’argumentation dont les natures et les fonctions respectives diffèrent. En outre, ce sont aussi les procédures de recherche qui se distinguent, car des compétences spécifiques doivent être mobilisées. Si la recherche d’exemples met en branle une compétence « encyclopédique » (connaissance « diffuse » du monde ou connaissances précises en histoire, en géographie, etc.), la recherche d’arguments s’appuie, elle, sur la compétence linguistique. Il s’agit ainsi d’expliquer aux élèves que la recherche d’arguments ou de contre-arguments en faveur d’un énoncé est une recherche de ce qui fonde la cohérence ou l’incohérence potentielle de cet énoncé, et que ceci passe alors nécessairement par une analyse du sens des mots, afin d’identifier des propriétés (des aspects de la signification des mots clés de l’énoncé) qui fondent cette cohérence ou cette incohérence.

Ancrer la recherche d’arguments dans une interrogation de la composante sémantique des termes clés d’un énoncé a par ailleurs des avantages dans la pratique pédagogique. Les élèves ne connaissent peut-être pas grand-chose à la thématique évoquée par l’énoncé, mais ils connaissent le sens des mots que l’on emploie pour évoquer de telles réalités. De même, la mise au jour de ce qui fonde la cohérence ou l’incohérence potentielle d’un énoncé est une tâche qu’ils connaissent déjà en partie, car cela relève de l’identification d’une isotopie (ou d’une rupture d’isotopie). Enfin, en cas d’hésitation, les élèves disposent d’un outil sous la forme du dictionnaire de langue. Il importe cependant de rendre les élèves sensibles au fait que le dictionnaire ne suffit pas dans cette recherche, car cet outil ne répertorie pas l’entier des propriétés que l’on peut faire entrer dans la signification d’un mot.