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CLS : un mouvement critique De la critique à la construction 59

Ainsi que déjà mentionné123, le nom de « CLS » ne désigne pas seulement une

théorie juridique ; les CLS sont beaucoup plus des théoriciens qui ont formé un mouvement théorique, juridique et politique organisé qui harmonise les différents points de vues existant en son sein grâce à la conférence CLS [Critical Legal Conference] se tenant tous les ans depuis 1984. Comme mouvement critique – vu son héritage gauchiste mais aussi son caractère moderne –, sa caractéristique remarquable est son objectif de se déplacer au-delà de la critique à la construction de nouvelles conceptions du droit démontrant la capacité du droit d’influencer et en même temps de réglementer le changement social. Contrairement à leurs prédécesseurs, les juristes CLS modernes tentent de montrer que le programme d’un changement social peut être construit en développant le potentiel d’un tel changement susceptible de se trouver également dans les règles et la doctrine juridique existantes.

Conformément à leur patrimoine de gauche, les théoriciens CLS appellent à des changements radicaux dans le droit et dans la structure de la société elle-même dans une direction émancipatrice et socialiste. Le mouvement vise à renverser les structures hiérarchiques de la domination dans la société capitaliste actuelle, en mettant l’accent sur le droit comme outil pour atteindre cet objectif. Selon eux, il n’y a pas de forme naturelle ou inévitable de l’organisation sociale ; les CLS évitent ainsi de déterminer exactement le modèle de l’organisation sociale souhaitable. Au lieu de cela, les principaux partisans des CLS envisagent une émancipation potentielle des individus à partir des structures du pouvoir qui les restreignent et les victimisent.

Duncan KENNEDY déclare explicitement sa perspective gauchiste, qu’il appelle modernisme / postmodernisme ou « mpm ». Pour lui, ce projet CLS de gauche est un projet activiste : « Les objectifs du projet de gauche sont de changer le système actuel de l’hiérarchie sociale, y compris ses dimensions de classe, de race et de genre, dans le sens d’une plus grande égalité et d’une plus grande participation au gouvernement public et privé124 ». Mpm est aussi un projet activiste, dont le but est la

123 Voir supra Introduction.

124  KENNEDY   D.,   A   Critique   of   Adjudication   (fin   de   siècle),   Cambridge   MA,   Harvard   University  Press,  1977,  chapitres  6-­‐7.  (La  traduction  est  la  nôtre).  

« réalisation d’expériences transcendantes esthétiques, émotionnelles, intellectuelles en marge ou dans les interstices d’une grille rationnelle perturbée125 ».

Les CLS croient que le but d’une théorie juridique critique est de libérer la théorie marxiste du droit de son enveloppe déterministe – à savoir, de l’idée que le droit consiste en un simple instrument du pouvoir de classe – et de concevoir le processus juridique, au moins en partie, d’une manière dans laquelle les rapports de classe sont créés et articulés. Ils considèrent ainsi que le droit peut être vu comme une forme de praxis126. Selon leurs propres termes, « contre l’idée que le droit est essentiellement un instrument du dominant [...] le droit doit être [considéré comme] une catégorie centrale dans toute théorie de la socialité dans les sociétés capitalistes avancées127 ». Ainsi, l’argument de la plupart des CLS est que nous pouvons

concevoir le droit comme une forme de pratique sociale dans laquelle les individus participent à l’élaboration de la morale, à la distribution de ressources, et à l’organisation de leur vie, alors que dans la société de classes ce processus est aliéné. Dans les sociétés capitalistes, le droit devient un mode de domination, et non de liberté, à la fois en raison de sa fonction répressive et son lien avec la violence légitimée de la classe dominante. Il promeut la reproduction de la domination capitaliste et de la hiérarchie sociale et en raison de sa fonction idéologique, à savoir sa fonction mystificatrice et la présentation de ce qui est injuste, cruel et inhumain comme étant juste et équitable.

De ce fait, les CLS s’opposent à la conception marxiste-léniniste qui exclut le droit et ses possibilités du processus de la transformation de la société, comme partie de la superstructure dans le célèbre schéma d’origine marxienne. Selon eux, le marxisme a négligé la forme distinctive de la pratique juridique – étant elle aussi aliénée – dans la culture capitaliste libérale et dans le légalisme libéral.

En raison de sa relation avec la contrainte légitime, la prétendue idéologie de la séparation de la morale et de la politique de l’action judiciaire, l’accent mis sur le modèle juridictionnel formel du règlement des différends, son caractère impersonnel et anti-participatif, son insistance à présenter tous les jugements moraux et à répartir

125 Ibid.

126 KLARE K., « Law-making as Form of Praxis », in Telos Press Publishing, vol.40, no5, p.123-135, June 1979.

127 FRASER A., « The Legal Theory We Need Now», in Socialist Review, Portland, no40-41, July-October 1978. (La traduction est la nôtre).

les ressources sous forme de règles générales, en raison également du fait que des juristes spécialistes oeuvrant dans des structures d’élite et éloignés de la réalité vécue de la vie quotidienne dans la société capitaliste le contrôlent et le fait que les revendications de propriété soient exaltées par rapport à aux revendications de la dignité humaine, le droit libéral est, pour les CLS, une négation de l’esprit humain128. Ainsi, selon eux, une vision adéquate du projet révolutionnaire d’ériger une société libre impose de démasquer la nature et la pratique – y compris la forme, ainsi que le contenu – du droit capitaliste, et de commencer à concevoir des alternatives émancipatrices dans le domaine juridique.

La théorie critique du droit ne se limite pas à critiquer la doctrine juridique libérale ; beaucoup plus, elle est disposée à rechercher les critères susceptibles de parvenir à une solution alternative, communautaire, des différends, offrant une protection institutionnelle de l’autonomie individuelle et l’autodéfinition, en accompagnant la transition à la société post-capitaliste129. Un droit plus démocratique

et plus socialiste ne peut pas être le simple versement de nouveaux contenus dans les formes institutionnelles du légalisme libéral, ni, encore pire, un simple changement dans le personnel juridictionnel de l’Etat. La tradition déterministe au sein du marxisme, qui rend le droit équivalent à sa fonction instrumentale, peut conduire à des projections dans un seul des deux modes : soit à l’absence totale de droit, un fantasme dangereux qui nie le rôle de l’objectivation comme fondement ontologique de l’homme, ou en tant que « positivisme socialiste », à la conception du droit comme instrument pour la création de ce qui faut faire, en manipulant les gens vers les « bonnes fins », une conception qui ne peut que conduire à la tyrannie du stalinisme. Ainsi, selon cette logique, d’après le mouvement CLS, une vue qui traite la pratique juridique coercitive comme intrinsèquement instrumentale, comme un aliéné ne peut pas fonder une théorie des formes institutionnelles d’une société émancipée.

128 KLARE K., op.cit. p.132. 129 KLARE K., op.cit. p.134.

II. De   la   déconstruction   à   une   doctrine   transformatrice   via   la