• Aucun résultat trouvé

par Claude Grimal

Dans le document Pierre Guyotat, 
du côté de tous (Page 35-38)

Littérature étrangère p. 35 EaN n° 62

LA CHUTE DE LA MAISON GOLDEN

et Dionysos (autrement appelé D.). Ils forment autour de leur père le trio masculin principal du roman et leurs nouvelles identités sont évidemment faites pour accentuer la ré-sonance comico-antique des thématiques du roman (pour mémoire : Pétrone serait ou est l’auteur du Satiricon, Apulée a écrit les Mé-tamorphoses, le dieu Dionysos, né deux fois, aime la fête et se déguiser en femme). Petya, Apu et D. possèdent cependant chacun des caractéristiques modernes ou en tout cas sus-ceptibles de permettre des aventures ou des réflexions bien dans l’air du temps : l’un est un autiste Asperger génie de l’informatique qui crée des jeux vidéo vendus dans le monde entier, le second un peintre à succès chouchou de la scène artistique, le troisième un jeune homme fragile à la sexualité incertaine fré-quentant les milieux bohèmes. Autour d’eux gambadent de magnifiques jeunes femmes, dynamiques, irrésistibles, décidées, etc. : Va-silisa, ex-gymnaste russe, belle comme une princesse de contes mais en fait redoutable Baba Yaga qui séduit et épouse le vieux mil-liardaire ; Ubah Tuur, Riya, Suchitra… mul-tiethniques et sympathiques, qui sont les amantes ou confidentes  des uns et des autres.

Tout ce monde fait la fête lors de gigan-tesques parties fort chic ou se réunit en petits comités pour échanger des confidences ou discuter des choses de la vie (l’invention de soi et la « fluidité de genre » occupant une place importante). L’intrigue fait que René devient le père du fils de Vasilisa (prénommé Vespa, diminutif de Vespasien), que les trois fils aînés Golden meurent, que le passé de Né-ron est révélé (dans d’excellentes pages rétros-pectives), que ce dernier périt avec sa femme dans un incendie tandis qu’au même moment, sur une plus scène vaste, un Joker « aux che-veux verts », animé du désir de régler le sort des Américains et de la planète, commence à prendre de l’importance. Son message ? «[L]e savoir [est] l’ignorance, le haut [est] le bas…

le mensonge [est] tordant, la haine tordante, le sectarisme tordant, le harcèlement tordant  ». Puis le livre se termine ; assez bien pour René, sinon pour l’univers, car le narra-teur se retrouve réuni en couple parental avec Suchitra autour du petit Vespa. « Servat pla-cidos obscura quies / Praebetque senes casa securos ! », comme aurait fait remarquer le sage précepteur de Néron.

Le lecteur se divertit, a parfois envie de sauter quelques pages, et pour finir, tout amusé et instruit par la saga Golden qu’il soit, ne se sent pas vraiment satisfait car, malgré le ta-lent qu’il déploie, Rushdie semble avoir compté plus sur sa pétulance et sa culture que sur la maîtrise des thèmes et du style, et raté son ambitieux projet. En effet, La maison Golden, histoire de la fin d’une dynastie, cen-sé être aussi grand roman des fourvoiements de la mondialisation et de certains de ses nouveaux modes de pensée, satire de l’identi-té, se perd dans l’hétéroclite et le digressif de manière parfois oiseuse et sans humour. Le livre fonctionne à l’accumulation, à la disper-sion, et donne l’impression d’être plus un cepen-dant connu pour moins écouter les sages pré-ceptes des stoïques latins que la moderne maxime olympique « Citius, altius, fortius » ; et donc pour risquer gros. Eh oui, la déesse des Jeux ne récompense pas toujours qui l’écoute à moitié et oublie les contraintes de la rigueur et du labeur, ce qui semble être le cas de l’auteur pour cette Maison Golden où il fournit une performance souvent intéressante et réjouissante mais loin d’être à la hauteur de son sujet et du talent qu’on a pu lui connaître.

1. Ainsi, la satire de Trump en Joker est un peu inaboutie, même si l’on suppose que Rushdie a commencé à l’écrire avant que ce dernier ne soit élu et donc ait cessé d’être perçu seulement comme un clown grotesque. De même, certains passages du livre sont banals soit parce qu’ils sont puérils et plats (certaines conversations entre les personnages sur la vie, la mort, le destin, etc.), soit parce qu’ils semblent tirés de notices d’encyclopédie (la des-cription des « Jardins » de MacDougal Street où habite René, les attentats de Bombay de 2008).

Littérature étrangère p. 37 EaN n° 62

Jón Kalman Stefánsson
 Ásta

Trad. de l’islandais par Éric Boury
 Grasset, 491 p., 23 €

La plus aisément repérable de ces métamor-phoses affecte le statut du narrateur. Certes, ce-lui-ci a toujours été très présent dans les récits de Stefánsson, qui même, en jouant sur la confusion coupable narrateur/auteur, ne s’est jamais interdit de manifester, au fil du texte, une présence réelle qui l’autorisait à intervenir en tel ou tel point des histoires riches en accidents, hautes en personnages, qu’il inventait, par exemple pour en tirer une leçon, souvent nar-quoise, ou bien afin de témoigner de son empa-thie à l’égard d’un être de papier, femme plus fréquemment qu’homme d’ailleurs. Au rebours de toute « écriture blanche » et sans hésiter un instant à encourager ou à sermonner ce person-nage, à la manière de ces grands romanciers du XIXe siècle (d’avant « l’analyse textuelle ») : Balzac, Hugo, Dickens surtout.

Mais il franchit un pas de plus dans le dévoile-ment, en se mettant lui-même en scène et en abyme sous la forme d’un écrivain qui finit par accepter l’offre intéressée d’un couple d’habiles organisateurs de séjours culturels dans l’Islande profonde, dont la générosité – ils lui aménagent une douillette « résidence de travail » dans un ancien phare – se réserve le droit de le prier de s’en absenter certains jours où ils font visiter à leurs touristes le saint des saints : cette Thébaïde où un célèbre conteur ourdit la trame de son œuvre immortelle.

L’intention d’un autoportrait satirique, et même comique, est ici évidente et le lecteur pourrait être tenté de lire l’ensemble du roman comme un mélodrame auquel il convient de ne pas se laisser prendre tout entier, puisqu’il sort de l’atelier d’un homme dont on ne sait rien mais qui pourrait être l’image de l’auteur lui-même, prisonnier consen-tant de sa propre gloire.

Séduisante, cette grille de lecture est pourtant fausse, ou plutôt elle fonctionne comme un leurre, un subterfuge pudique grâce auquel le plus brillant des romanciers contemporains dis-simule en partie derrière un dispositif littéraire ressortissant au divertissement autodépréciatif l’extrême pathétique d’une fiction qui peut-être le touche de très près (l’apparition, dans l’épilogue, du personnage de « ma fille », qui se mêle à l’ac-tion comme Tadeusz Kantor aux acteurs de sa troupe dans La classe morte, va dans ce sens, mais elle reste suffisamment discrète pour empê-cher du même coup la propension trop fréquente du lecteur à se gargariser d’« histoires vraies »).

Je crois en revanche que le choix d’insérer un romancier à l’intérieur du processus de création obéit pour Stefánsson à deux fins. Il s’agit d’abord en fait, non pas d’édulcorer l’horreur du conte en nous permettant de retrouver in fine notre assiette sur le mode : ouf ! tout ça n’est que tragédie fomentée par un auteur plutôt douteux sur le plan de la déontologie personnelle, qui ac-cepte de se faire héberger gratis par des margou-lins qu’il paye en tranches de vie bien saignantes ; mais, bien au contraire, d’inviter à réfléchir aux pouvoirs, mais surtout aux limites des pouvoirs de la narration.

Dans le document Pierre Guyotat, 
du côté de tous (Page 35-38)

Documents relatifs