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Chapitre 2 : La révolte des cipayes de 1857-1859

2.1 Introduction historique

2.1.1 Civils européens pris pour cible

Llewellyn-Jones affirme que la particularité de la révolte de 1857 par rapport aux nombreuses autres révoltes qui ont eu lieu auparavant sous la gouvernance britannique (la mutinerie de Bolarumen 1855, la guerre des Sikhs en 1849, etc.) est que cette dernière aurait particulièrement touché les civils, indiens et européens (Llwellyn-Jones 2007 : 155). Certains épisodes

d’atrocités commises par les cipayes auraient marqué l’imaginaire britannique, permettant ensuite d’assoir la légitimité de la répression qui a suivie, cette dernière visant à son tour les civils indiens (Brantlinger 1988; Llewellyn-Jones 2007; Streets 2004).

Le massacre de civils européens le plus marquant, qui devient l’icône de la révolte, est celui de Cawnpore en juin 1857 (Brantlinger 1988; Llewellyn-Jones 2007). Les cipayes indiens ayant encerclé la garnison, les résidents européens, après quelques jours de combat, finissent par se rendre. Nana Sahib, dirigeant de l’armée rebelle, accepte la reddition et promet de laisser passer les Européens en toute sureté sur la route vers Allahabad. Finalement, les 350 hommes européens de la garnison sont exécutés quelques minutes après s’être rendus, les 125 femmes et enfants sont pris pour prisonniers. Quelques jours plus tard, ces derniers sont tués, leurs corps démembrés et jetés dans le puits de la place centrale de Cawnpore (Streets 2004; Llewelynn- Jones 2007; Brantlinger 1988). Selon Brantlinger, Herbert et Chakravarty, cet évènement est marquant dans l'imaginaire britannique; il devient le référent de la révolte, fréquemment mobilisé dans les discours justifiant la violence envers les Indiens. Plusieurs Britanniques interprètent cet évènement comme l'expression de la vraie nature des ‘natifs’: sauvages, animaux, sans pitié et dangereux (Brantlinger 1988: 200-204; Herbert 2008; Chakravarty 2004). Cawnpore n’est pas la seule garnison où on rapporte le meurtre de civils européens : des nouvelles circulent au sein des troupes britanniques concernant le massacre de femmes et d’enfants à Delhi, Lucknow, Jhinsi, Meerut, et dans bien d’autres villes et garnisons (Streets 2004; Llewelynn-Jones 2007). Un article publié dans le Times le 25 août 1857 est un bon exemple de récits circulant autant au sein de l’armée britannique que dans l’espace public anglais:

They took 48 females, most of them girls of [sic] from 10 to 14, many delicately nurtured ladies, - violated them and kept for the base purposes of the heads of the insurrection for a

whole week. At the end of that time they made them strip themselves, and gave them up to the lowest of the people to abuse in broad daylight in the street of Delhi. They then commenced the work of torturing them to death, cutting off their breasts, fingers, and noses, and leaving them to die. One lady was three days dying (Kanjilal 2010: 198).

L’historien Kanjilal note que l’auteur de cette nouvelle, un pasteur britannique en mission à Bangalore, était à des milliers de kilomètres de Delhi au moment où cette scène aurait eu lieu… Vérités ou fictions, ces histoires constituent des narratifs d’atrocités commises par les Indiens qui viennent nourrir le discours britannique quand vient le temps de rationaliser et de justifier la violence commise envers les combattants et non-combattants indiens. Face à ces ‘faits’ horribles, les militaires et les civils britanniques demandent la vengeance, et même au sens biblique du terme, la rétribution (Brantlinger 1988; Streets 2004; Llewelynn-Jones 2007; Walter 2017; Herbert 2008).

Selon l’historien de la violence coloniale Dierk Walter, le discours collectif de la rétribution est un élément central dans plusieurs cas de guerres impériales (Watler 2017 : 180-181). Il permet de justifier la répression ‘ferme’ d’une révolte contre l’Empire. Dans son immense analyse des logiques de violence coloniale, mobilisant plusieurs cas (de la conquête de l’Amérique à la guerre américaine en Irak), Walter souligne le cas de la révolte des cipayes comme un exemple typique de la mobilisation du discours de rétribution:

Perhaps the most relevant example of a collective discourse on violent retribution was the reaction to the Cawnpore Massacre during the Indian Rebellion, in which some 200 captured European women and children were literally slaughtered on the night of 15-16 July 1857, (…). The Cawnpore Massacre legitimized excessive violent practices that had been commonplace before Cawnpore (…) (Walker 2017 : 181).

Walker soulève un élément important: si le discours de vengeance qui suit les évènements de Cawnpore permet de légitimer la violence envers les cipayes et les civils indiens (comme on le verra dans les discours analysés), ce genre de « violence excessive » était toutefois déjà porté par l’armée britannique avant les épisodes de Cawnpore. En effet, selon Llewellyn-Jones, les

troupes impériales ciblaient déjà les civils indiens depuis le début des hostilités, particulièrement dans la région de Allahabad (Llewellyn-Jones 2007 : 156). Selon Walker, il n’en demeure pas moins que les épisodes de Cawnpore ont participé à la construction et à l’intensification du sentiment de vengeance, qui aurait incité les Anglais à viser les civils indiens durant la répression: « Certainly it is clear that the desire for revenge for this and other atrocities would have motivated British Soldiers to take part in massacres of Indian civilians » (Walter 2017 : 181). Pour Walter, le désir de vengeance était une motivation claire des soldats sur le terrain dans leurs prises pour cible de civils indiens. Si, contrairement à Walter, on ne se prononce pas sur les véritables motivations des acteurs ayant commis la violence, on peut tout de même voir par l’analyse de discours comment la vengeance pouvait rendre légitime la violence sur le terrain.

Cette violence demande à être brièvement décrite, avant de voir comment elle a été mise en concept, imaginée, par les militaires l’ayant pratiquée sur le terrain. À partir des analyses historiques des historiennes Rosie Llewellyn-Jones et Heather Streets, on peut dresser un portrait général des différentes pratiques répressives portées par l’armée britannique entre 1857 et 1859 (Llewellyn-Jones 2007; Streets 2004).